Srî Mâ Ânandamayî (1896-1982)
Brève note biographique du Swamî Âtmânanda
Mâ Ânandamayî était une incarnation unique de la divinité — l’incréé dans une manifestation sans égale. Elle ne s’est jamais identifiée à sa propre personne : pour elle, il n’y avait pas d’ « autres », il y a l’Un seul, apparaissant sous d’innombrables formes — dont aucune ne peut être exclue. Aux questions concernant son identité, elle précisait dans ses réponses : « Quoi que vous conceviez, pensiez ou disiez ».
Même si elle échappe désormais à l’emprise de nos sens et laisse un gouffre béant dans le monde terrestre, sa présence aimante et bienfaitrice est ressentie plus puissamment que jamais partout dans le monde par ceux qui y aspirent.
Mâ Ânanadamayî était réputée pour l’irrésistible attrait de sa personnalité toujours rayonnante et bienheureuse, pour sa compassion sans bornes et son exceptionnelle universalité.
« Chacun a raison de son propre point de vue », disait-elle. Elle ne préconisait pas la même méthode pour tous.
« Comment peut-on imposer des limites à l’Infini en déclarant : « Ceci est la seule voie ? » et « Pourquoi doit-il y avoir autant de religions et de sectes différentes ? » Parce qu’à travers chacune d’elles, Il se donne à Lui-même, afin que chacun puisse progresser selon sa nature innée… »
Un grand Mahâtmâ a déclaré :
« Tout comme la terre fournit à chaque plante la substance nécessaire à sa croissance, ainsi Mâ Ânandamayî guide chaque aspirant selon son unicité individuelle ».
Des milliers de gens firent l’expérience qu’elle avait les mots appropriés au moment opportun pour tout chercheur de la Vérité.
Le thème central de son enseignement aux variations infinies est le suivant :
« L’appel suprême de tout être humain est d’aspirer à la réalisation du Soi. Toutes les autres obligations sont secondaires ».
« Seules les actions qui éveillent la Nature divine de l’homme sont dignes de ce nom ».
Elle n’exigeait cependant pas de tous qu’ils deviennent des renonçants. Elle enseigna comment vivre dans le monde une vie centrée sur Dieu, et fournit la vivante et puissante inspiration pour permettre à des milliers d’êtres d’aspirer à cet idéal plus noble. A son simple contact, l’esprit des hommes et des femmes se tournait vers Dieu — le Divin au centre de leur propre et unique existence.
Mâ Ânandamayî naquit de parents brahmanes du Bengale oriental, une famille qui avait maintenu pendant des générations la tradition des anciens rsi. Les deux parents étaient de saintes personnes. Nirmalâ Sundarî, comme ils appelèrent Mâ Ânandamayî, était pleinement consciente dès le premier jour.
« On dit que dès sa naissance, elle était consciente de ce qu’elle avait toujours été et continuerait d’être, et qu’il n’y avait pas la moindre possibilité qu’elle déviât un seul instant de l’ampleur de la mission dont elle avait conscience. » (Mahamahopadyaya, Dr. Gopinath Kaviraj, D. Litt.)
Déjà, durant l’enfance, elle vivait sa maxime « Jo ho jâye » (« laissez advenir ce qui peut advenir ») —, un abandon inconditionnel à la Volonté divine. Elle n’exprimait jamais aucun désir. Toujours heureuse et désireuse d’aider, elle n’a jamais pleuré, ni à la naissance ni plus tard, sauf pour détourner le chagrin de sa mère de la mort prématurée de ses fils. Exceptionnellement attrayant même alors, tout le monde l’aimait. Elle fréquenta l’école du village pendant à peine deux ans.
Juste avant ses treize ans, elle se maria, mais resta avec ses parents une année supplémentaire, puis quatre ans avec la famille de son beau-frère où elle effectua des travaux ménagers avec un art consommé. A l’âge de dix-huit ans, elle alla vivre avec son mari, qu’elle appelait « Bholânâth » ou « Pitâji ». Il la trouva entourée d’une aura de sainteté impressionnante qui excluait toute relation conjugale. Pendant six ans, elle parcouru spontanément, à la vitesse de l’éclair, d’innombrables voies spirituelles jusqu’à leur perfection. C’est ce qu’elle appelait la « lîlâ de la sâdhanâ », car pour elle-même, il n’y avait rien à atteindre. En 1922, Bholânâth devint officiellement son disciple. Il resta son fidèle protecteur jusqu’à son décès en tant que samnyâsî en 1938, après avoir atteint des sommets spirituels.
En 1924, Bholânâth devint administrateur des jardins de Shahbag à Dacca. Là, pendant les kirtans (5), et aussi à d’autres moments, on vit Nirmalâ dans des états d’extase spirituelle, ressemblant à ceux de Chaitanya Mahâprabhu, tels qu’ils sont décrits dans la littérature sânkhya. Des personnes instruites et lettrées se rassemblèrent autour d’elle et, avec leurs familles, lui restèrent fidèles jusqu’à la mort.
En 1929, on construisit un ashram pour elle. Déjà, en 1927, elle avait voyagé hors du Bengale. En 1932, elle partit définitivement. Elle séjourna d’abord à Dehradun. Sa présence attira un grand nombre de gens qui fondèrent l’ashram de Kishenpur en 1936. C’est là que Srî Mâ quitta son corps en août 1982.
Ses pérégrinations incessantes à travers l’Inde se poursuivirent pendant environ cinquante ans. Des millions d’Indiens et des centaines d’étrangers reçurent son darsan. Elle encourageait le kirtan et chantait parfois dans un état extatique. Elle ne donnait jamais de conférences, mais répondait aux questions. Sâdhus (6), savants renommés, philosophes, hommes d’Etat, ambassadeurs, râjâs, rânîs, écrivains, artistes, médecins, avocats, hommes d’affaires écoutaient, fascinés, ses réponses spontanées et dépourvues d’hésitations ; elles atteignaient directement leur cible, sans recours à une technique métaphysique. Ils furent impressionnés par la profondeur de sa sagesse et la fluidité de son expression.
Mâ Ânandamayî a un message pour tout un chacun, non seulement pour les chercheurs de la Vérité et les instruits, mais aussi pour le paysan illettré, l’ouvrier, le déséquilibré émotif ou psychique, le transgresseur et le malfaiteur :
« Ce corps parle d’un remède souverain pour tous les maux : Dieu. Ayez confiance en lui, dépendez de lui, acceptez tout ce qui se passe comme Sa dispensation, considérez ce que vous faites comme Son service, gardez le satsang (7), pensez à Dieu à chaque souffle, vivez dans Sa présence. Laissez tous vos fardeaux entre Ses mains et Il veillera à tout, il n’y aura plus de problème ».
Bien qu’elle s’appelât elle-même « un petit enfant illettré » et ne revendiquait aucune position, les plus hautes autorités religieuses du pays et certains samnyâsîs (8) les plus savants avaient pour elle une profonde vénération.
Mâ Ânandamayî soutenait fermement la tradition religieuse indienne et approuvait les injonctions scripturaires. Elle exhortait les personnes mariées à imiter les anciens rsis, et à servir le mari, la femme et les enfants comme des manifestations divines. Elle suppliait chacun sans distinction de se réserver un temps précis — au moins dix minutes par jour — pour la contemplation divine, aussi occupé soit-il.
Elle influença profondément de nombreux et éminents chercheurs de la Vérité venus des pays occidentaux. Arnaud Desjardins, le célèbre producteur français de films spirituels et auteur de livres sur la spiritualité, écrit :
« Ce que j’ai reçu de Mâtâji, c’est moi-même. J’étais mort et je suis venu à la vie. Je suis né de la chair et maintenant je suis né de l’esprit ».
La romancière allemande, Melita Maschmann, déclare :
« En Mâtâji, Dieu m’a permis de Le voir avec la proximité de l’intimité ».
Le Dr. Collin Turnbull, un Anglais :
« Mâtâji a un message pour tous ceux qui viennent à elle, mais en son être même, elle est un message pour toute l’humanité ».
« De l’amour de Mâ Ânandamayî, chacun reçoit sa part, et tous le possèdent en totalité ».
(5) Kirtans : sermons accompagnés de chants et de litanies
(6) Sâdhus : Ceux qui ont renoncé au monde pour se consacrer à la recherche spirituelle
(7) Satsang : La société des sages
(8) Samnyâsîs : Ceux qui ont renoncé au monde, ascètes
INTRODUCTION
Cette introduction rapporte certaines expériences qui me donnèrent un aperçu et une compréhension plongeant au coeur des questions spirituelles et métaphysiques. Comme ma réinterprétations des doctrines de la philosophie indienne se fonde sur ces intuitions, j’ai estimé nécessaire et significatif de les inclure dans ce livre. Dès lors que tout mon parcours spirituel du début à la fin se passa dans le bateau dirigé par Srî Srî Mâ Ânandamayî, il n’était que tout naturel que je l’inclue dans un livre sur la philosophie.
En mai 1976, j’eus mon premier darsana de Srî Mâ Ânandamayî à Kankhal (Haridwar). Dans le tout premier darsana que je reçus d’elle, elle révéla gracieusement son identité et son statut divins. Au moment même où je la vis, je ne pus contrôler mes émotions et je fondis en larmes. Un sentiment intuitif très puissant et profond me disait que je voyais Dieu vivant — un Dieu d’amour, un Dieu de vérité et un Dieu de compassion. Toutes les pensées du mental se dissipèrent. La seule qui dominait tout mon être était qu’elle n’était rien d’autre que DIEU SEUL et qu’elle était venue sur terre pour sauver guider l’humanité ; pour libérer les âmes qui se trouvèrent dans les griffes du samsâra — l’existence dans la roue des mondes.
Avant cet événement, je n’avais lu aucun livre à son sujet, ni entendu quoi que ce soit sur son élévation. Il se trouve que j’étais à la recherche de la Vérité, et au cours de cette recherche, je l’avais trouvée. La trouvant, mon mental s’immobilisa. Ce fut la fin de ma recherche d’un Dieu empreint de plénitude et de majesté. Je ne L’avais pas trouvé « dans » Mâ, mais « en tant que » Mâ.
Après sept mois de cette expérience, toujours par sa grâce, une autre expérience me fut octroyée, de nature totalement mystique et transcendante. Elle était si abstraite que la désigner comme « expérience » semble inapproprié. Au mieux, je puis l’appeler la « limite de la négation »(9), ou pour reprendre les mots de K.C. Bhattacharya, la « négation du “ je “ ». La conscience de soi, pour ainsi dire, avait fait place à une Réalité qui n’avait ni parole à dire, ni mental pour penser ou analyser. C’était un retournement de la conscience en quelque chose d’inconnu, qu’on ne peut appeler ni la conscience ni l’inconscience.
Je ne puis pas dire que c’était l’expérience d’une état « bienheureux », ou que j’avais réalisé quelque chose de « positif », ou même que c’était une expérience « d’être ».
C’était une négation totale. Il ne restait rien à expérimenter ou à réaliser. Peut-être puis-je appeler cela la « plénitude du vide ».
La négation du « Je » était aussi la négation du monde. Rien n’était dès lors réel ou « existant » pour moi. Moi-même et le monde étions tous deux perdus dans quelque vide inconnu.
Lorsque la conscience revient de cet état de néant ou de vide, elle constata que tout existait, et pourtant rien n’existait. « J’étais ; et pourtant je n’étais pas ; le monde était, et pourtant le monde n’était pas ». Telle était la nature même de cette expérience.
Si je ne me trompe, je puis assimiler cette expérience mystique à la « ajâtivâda »(10) de Gaudapâda d’une part et à la « nairâtmayavâda » (11) de Nâgârjuna d’autre part. Expliquant sa doctrine de non-origination (ajâtivâda), Gaudapâda dit :
« Aucune âme individuelle n’est jamais née, et il n’y a aucune possibilité qu’elle naisse. C’est la suprême vérité qu’absolument rien ne naît. »(12)
Nous trouvons la même déclaration chez Nâgârjuna quand il dit dans ses Mûla madhyamaka kârikâs :
« Le Bouddha a enseigné qu’ « il n’y a ni âtman ni anâtman », et il a enseigné également qu’ « il y a âtman » et qu’ « il n’y a pas d’âtman ». »(13)
« La production est impossible, parce que rien ne peut prendre naissance ; et s’il n’y a pas de production, comment peut-il y avoir subsistance et destruction ? Ce sont comme une illusion, un rêve ou une cité magique des Gandharvas. Et par conséquent, s’ils sont irréels, une substance composite est également irréelle. »(14)
9 : Pour une description plus détaillée de cette expérience, consulter notre brochure An Epilogue to Reality.
10 : La doctrine de la non-origination.
11 : La doctrine de la négation du soi.
12 : Mândûkyakârikâ 3/48, également 4/71.
13 : Mûla madhyamaka kârikâs, 18/6. 6.
14 : Ibid, 7/33, 34.
Nâgârjuna et Gaudapâda disent tous deux que le monde objectif et le moi individuel subjectif n’ont pas de réalité substantielle. Et c’est exactement l’expérience qui se produisit de façon inattendue au cours de la sâdhanâ. Je pensai que cette expérience était la dernière, que j’avais atteint le but, et que désormais il n’y avait plus de voyage. Je demandai un entretien privé avec Srî Mâ Ânandamayî, ce qu’elle m’accorda avec empressement et obligeance. Je lui racontai cette expérience en lui demandant si j’avais raison de considérer ma réalisation comme « finale », et de penser que c’était la fin de mon voyage.
Avant cet entretien, je m’étais adressé à elle à plusieurs reprises, lui soumettant mes problèmes spirituels, et chaque fois elle me donnait des explications détaillées. J’attendais la même chose cette fois aussi. Mais à ma plus grande surprise, elle ne fit qu’une remarque très énigmatique : « Le voyage a commencé ».
Perplexe devant cette mystérieuse réponse, je regardai son visage. Il y avait en moi un flot de pensées. Je me dis :
« Que peut-il rester de plus atteindre ou à savoir si je ne suis pas ? C’est toujours « je » — le moi individuel — qui désire, cherche et atteint, mais quand il n’est tout simplement pas, comment peut-il encore y avoir un voyage pour connaître ou atteindre quelque chose ? »
Mâ lisait dans mon mental. Me voyant perplexe et dans un état de confusion, elle lança avec grâce un regard très compatissants, et tendrement, d’une voix très bienveillante et douce, me demanda de lui rendre visite le lendemain. Je passai la nuit tant bien que mal, et je me précipitai chez elle le lendemain. Ce fut pour moi le jour le plus heureux. Srî Mâ Ânandamayî m’initia dans le srî-vidyâ(15) et m’introduisit ainsi dans l’école d’Âgama - ou Tantrasâstra. J’en fus très heureux car je savais que ce n’était que par la grâce et la bénédiction du guru qu’on peut avoir un réel accès à cette science de la Réalité. Elle m’enjoignit de suivre sans cesse la discipline de cette science très sainte. Je suivis les instructions et, en temps voulu, je réalisai la signification de sa réponse énigmatique. Je découvris que c’était vraiment un « voyage », un voyage non pas de l’ignorance à la connaissance, mais d’une « expérience » intérieure à une « compréhension » extérieure, ou pour le dire dans les termes de l’Âgamasâstra, c’était un voyage de « paurusa-jnâna » à « bauddha-jnâna »(16)
Selon les termes de Srî Mâ Ânandamayî, c’était un voyage du « vide » au « grand vide » ; de « sûnya » à « Mahâsûnya ». C’était comme un voyage d’une âme vide vers une Réalité qui est plénitude, et qui englobe paradoxalement tous les opposés tels que l’Être et le Non-être, etc. Nanti de cette nouvelle vision, la Vérité ne fut désormais pour moi ni négation exclusive, ni affirmation isolée, mais un « Rien » silencieux et illuminé qui est une synthèse des deux et résout toutes les contradictions. Lois de Blois(17) a très bien résumé la question dans ces paroles illuminatrices :
« L’âme, entrée dans la vaste solitude de la Divinité, se perd joyeusement ; et illuminée par l’éclat des ténèbres les plus lumineuses, devient par la connaissance comme si elle était sans connaissance, et demeure dans une sorte de sage ignorance ».
Srî Mâ Ânandamayî résolut un jour, au cours d’une conversation importante, l’énigme de sûnya et Mahâsûnya de cette manière :
« La forme est réellement vide. Il faut voir que la liberté de la forme signifie vraiment la réalisation que la forme elle-même est le vide. De cette façon, le monde (du sujet et des objets) se révèle comme vide (sûnya) avant de se fondre dans le Grand Vide (Mahâsûnya). Le vide qui est perçu dans le monde est une partie de « prakrti » et donc encore forme. De ce vide, il faudra procéder au Grand Vide ».(18)
Et expliquant « Mahâsûnya », Elle dit à une autre occasion : « Mahâsûnya est Sa forme ».(19) Ce que l’on entend réellement par cette courte déclaration ressortira clairement d’une autre de ses paroles :
« Seul pour le Suprême il est possible d’être tout et pourtant rien, et vice-versa ».(20)
A partir des énoncés ci-dessus, il est évident que la Réalité ou l’Absolu pour Srî Mâ Ânandamayî est une vaste résolution de tous les opposés et une Unité mystique de toutes les contradictions. Ce qui apparaît comme une contradiction pour l’intelligence, est une résolution pour la « révélation ». Là où le mental échoue, la foi l’emporte.(21) A la lumière de cette nouvelle vision et de cette nouvelle perspective, j’étais maintenant capable de comprendre la véritable implication des déclarations négatives et positives sur la Réalité ou Brahman-Âtman, que l’on trouve dans les Upanisads et d’autres Ecritures des religions du monde.
15 : Srî-vidyâ est une science préventive et corrective de la Réalité. Il empêche le voilement de la Vérité et corrige nos perceptions en nous accordant la vraie connaissance et la bonne compréhension.
16 : La philosophie âgama reconnaît et distingue deux types d’ignorance, à savoir : « paurusa-ajnâna » et « bauddha ajnâna » ; et deux types de connaissance, à savoir : « apaurusa-ajnâna » et « bauddha jnâna » ; par la première, on entend l’ignorance inhérente à l’âme et à l’intelligence respectivement : et par la seconde, la suppression de cette ignorance respectivement par la « grâce » et par la pratique de la discipline spirituelle prescrite par son guru.
17 : Louis de Blois-Châtillon, dit Louis de Blois (en latin Blosius), est né en 1506 et mort en 1566. Il fut abbé de Liessies, réformateur bénédictin et auteur de traités spirituels.
18 : Words of Srî Ânandamayî Mâ, Dialogue, p.184.
19 : Srî Srî Mâtâ Ânandamayî Vacanâmrta, IV p. 223.
20 : Words of Srî Ânandamayî Mâ, p. 14.
21 : Bhagavad Gîtâ, 4/39 « Atteignent la connaissance ceux qui ont la foi. »
Srî-vidyâ m’a fait voir le vrai sens de l’ « advaita » du Vedânta ; de l’ « advaya » du bouddhisme, et de nombreux autres termes techniques qui sont utilisés dans différents systèmes de philosophie indienne, et dont l’incompréhension est l’une des principales causes de différends et de controverses. Doté de cette nouvelle intuition, je découvris qu’il n’y a pas de réelle contradiction entre les différentes doctrines de la philosophie indienne préconisées par les différentes écoles de pensée et de réalisations. Tous les systèmes de philosophie indienne enseignent la même vérité. Cette déclaration peut sembler une simplification excessive, mais ce n’est pas le cas — comme nous le verrons bientôt.
Quelqu’un peut-il oser dire que des Sages comme Kapila et Patanjali, Gautama et Kanâda, Jaimani et Bâdarâyana, qui furent les fondateurs de différentes écoles de philosophie indienne étaient des ignorants ? Quelqu’un peut-il logiquement déclarer que Mahavira et Gautama Buddha étaient des ascètes non illuminés ? Sinon, est-il possible que la Vérité absolue soit contradictoire ? Et si la Vérité absolue est unifiée, est-il dès lors possible que son expérience ultime soit différente d’une personne à l’autre ?
Ce sont là quelques-unes des questions que la raison ou la dialectique ne peuvent résoudre à elles seules. Seule l’expérience (aparoksânubhâva) peut nous aider en fournissant une réelle intuition du problème et en le résolvant de la manière la plus précise.
Les Ecritures sont les guides incontestables, mais pour les comprendre, nous avons besoin d’une expérience directe. Les paroles des illuminés sont aussi valables que la sruti, mais ici aussi nous sommes confrontés au même problème : comment connaître la véritable signification de ce qu’ils ont dit ? En dernière analyse, le dernier recours qui nous reste, ce sont les paroles d’un voyant « actuel » de la Vérité.
Srî Mâ Ânandamayî est une voyante actuelle de la Réalité ; et nous avons la chance d’avoir le recueil complet de ses déclarations. Nous devons essayer de comprendre et d’interpréter les diverses doctrines philosophiques à la lumière de ses enseignements. Ce n’est qu’alors que nous pourrons parvenir à une véritable synthèse et à une véritable compréhension.
Il est ridicule de dire qu’un tel besoin n’existe pas, car nous savons bien qu’il y eut de nombreuses divergences et controverses dans le passé ; et dans les temps modernes, il y a également des chercheurs qui, au lieu de tendre vers une véritable synthèse, semblent prendre en considération un aspect au détriment d’un autre. La philosophie est la science de la Réalité, la vision de la Vérité ; elle n’enseigne pas et ne peut pas enseigner de Vérité fausse ou contradictoire, car elle emprunte sa doctrine non pas au mental, qui est ignorant et divisé, mais à « prajna »(22), qui est unifiée et ne fait qu’un avec la réalité.
Où est donc le problème ?Si la Vérité est une et si sa réalisation est la même pour tous, pourquoi y a-t-il alors tant de controverses et tant de théories et de systèmes philosophiques ?Il semble cependant que le problème de la compréhension de l’importance réelle de l’enseignement upanisadique et des diverses doctrines de la philosophie indienne est lié aux deux facteurs suivants :
1. La caractérisation de la Réalité en termes définis ;
2. Une tentative de comprendre la Réalité à l’aide de la seule raison ou de la dialectique.
1. Caractériser ou définir le Réel (23)
Le point fondamental est ici lié à la nature (laksana) de la Réalité. Selon les maîtres du Vedânta, les Ecritures définissent le Réel de deux manières : l’une en indiquant sa nature essentielle (svarûpalaksana) ; l’autre en soulignant ses attributs accidentels (tatasthalaksana). Par nature « essentielle » d’une chose, on entend ce qui est son constituant même et qui ne peut en être séparé. Lorsqu’une chose est signalée en mentionnant les qualités qui ne lui sont pas essentielles, mais qui ne sont qu’accidentelles, elle est alors considérée comme sa nature accidentelle. Selon les porte-parole du Vedânta, l’Existence, la Conscience et l’Infinité » sont considérés comme la nature essentielles de Brahman. A l’appui de ce point de vue, ils citent Taittirya Sruti 2/1 qui dit que Brahman est « satyam-jnânam-ânantam »(24). Pour décrire la nature accidentelle de Brahman, ils citent la même source qui dit que Brahman est ce dont tout est né(25).
Nous ne pouvons être d’accord avec cette interprétation. C’est une incompréhension du sens de la sruti. Les formulations mentionnées ci-dessus ne permettent pas à la sruti d’établir la nature de la Réalité.
Ces formulations et d’autres de nature similaire n’ont qu’une valeur méthodologique. L’intention ou le but inhérent de la sruti est de présenter la façon dont la Réalité doit être « recherchée », et non la Réalité « en tant que telle ». La Réalité ne peut pas être définie. Elle ne peut être que « réalisée ». Et quand elle est « réalisée », toute notre compréhension antérieure à la réalisation est transformée en une intelligence totalement nouvelle ou « prajna », qui dépasse toute compréhension.
22 : Connaissance parfaite
23 : Voir T.M.P. Mahadevan, « The philosophy of Advaita », chapitre 3-5. L’exposition de Mahadevan sur la philosophie de l’advaita se base sur de nombreuses et authentiques oeuvres de shankariens.
24 : « Réalité-connaissance-infini »
25 : Taittirîya Up., 3/1 « Yatô vâ imâni bhûtâni jâyante ».
2. Une tentative de comprendre la Réalité par la raison ou la dialectique
Ceci est un autre sujet d’obscurcissement. Tenter de connaître la Vérité ou la Réalité par le raisonnement ou la dialectique, c’est comme dessiner la beauté de la nature sur une toile. L’image peut être très belle, mais ce n’est pas la vraie nature. Il en va de même pour la Réalité. La Vérité ne peut être connue en traçant les lignes de schémas de pensée sur la toile du mental. Le ou les modèles peuvent être appréciables, mais ils ne sont que des « pensées » de la Réalité et non la Réalité « telle qu’elle est ».
La même explication vaut pour les différentes écoles de philosophie indienne. Aucunes d’elles n’enseigne une doctrine ou un « système philosophique » de la Réalité, mais ne fait que l’indiquer en découvrant une « voie ». Et une « voie » n’est pas le « but » tant que l’on est sur la voie. Nous traiterons de toutes ces questions dans le corps principal du texte. Ici, le point que nous souhaitons souligner est que nous devons tenter de résoudre les problèmes métaphysiques ou les controverses philosophiques non seulement avec l’aide de la raison, mais en orientant nos efforts vers la réalisation directe de la Vérité, car c’est dans l’expérience seule que réside la vraie solution.
Le but de l’incarnation de Srî Mâ Ânandamayî n’est pas de résoudre les problèmes métaphysiques au niveau du mental ou de la raison. Elle a le pouvoir d’entrer en contact avec notre âme ; elle peut lui parler et résoudre les problèmes qui la préoccupent. Notre seul devoir est alors de nous tourner vers elle dans la foi et la vénération et de demander la grâce en toute humilité. Elle est toujours là pour répondre.
Kedarnath Swami, Omkareshwara, 20 janvier 2010