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Introduction

l'éternel féminin de deux grandes mystiques d'Orient et d'Occident : Mâ Ananda Moyî, Marthe Robin ; Préface de Cheikh Khaled Bentounes
Bruyères-le-Châtel : Nouvelle cité, 2016

PREFACE

Visages de l'Amour est un écrit qui interroge chacun de nous sur la portée et le sens de sa foi. Rédigé dans un langage clair et sincère, il met en lumière les parcours spirituels de deux êtres, de deux femmes aux destins exceptionnels qui incarnent cet éternel féminin, matrice du monde qui porte, engendre et veille le Vivant.
Dans un monde en pleine mutation où l'avenir reste difficile à cerner, où l'observation nous apprend qu'il suffit d'un rien pour qu'une jungle transformée en jardin retourne à la jungle, force est de constater, au-delà d'interminables débats sur la nature humaine, que tout repose sur la conscience qui affirme et conforte notre humanité. Comment peut-on aujourd'hui comprendre et interpréter à travers la diversité des messages des religions, leur unité fondamentale ? Comment peut-on vivre l'expérience de l'un à travers le multiple ? Y a-t-il au-delà de la différence des dogmes, des doctrines, un lieu commun où la présence divine se révèle à l'être assoiffé de Vérité. Peut-on objectivement reconnaître le lien subtil, invisible, nous reliant à la conscience universelle habitée par une vérité unique ? Cette même idée, nous la retrouvons chez l'émir Abdelkader (1808-1883) lorsqu'il recommande à l'homme de "considérer l'âme de ses semblables et la sienne comme venant d'une même Origine [...] Dieu étant le Dieu du tout ; il faut donc que nous aimions ce tout" (cf. Kitâb al-Mawâkif, "Les Haltes").
Souvent, pour la majorité, tout similitude, tout rapprochement de deux religions qui semblent tellement éloignées l'une de l'autre, ne peuvent que conduire à la confusion ou encore plus grave au syncrétisme. A travers leurs histoires et leurs expériences de cette quête de l'absolu, de la singularité de leurs cheminements qui semblent de prime abord aux antipodes l'un de l'autre, des êtres par leur vécu et leur enseignement peuvent témoigner et nous inviter à faire un pas en dehors de nous-mêmes afin de découvrir que la présence divine a pris pour demeure le coeur de tous les êtres. "Le mystère présent dans le coeur d'un homme est le mystère présent en tout coeur d'homme. Nul homme n'est à part de ses frères au lieu où Dieu habite", comme l'expriment les mots d'Henri Le Saux cités par l'auteur. Parole tellement précieuse à notre époque où nous sommes plus aptes à dresser les murs qu'à construire les ponts, où l'égoïsme du chacun pour soi gouverne la cité, suscitant peur et rejet. Comment guérir nos peurs qui obscurcissent nos vies ? Comment semer l'espoir dans le coeur de nos enfants ? Comment retrouver en nous le chemin de la paix qui conduit à l'amour ? Comment sortir de la prison du moi par la liberté du don de soi ?
C'est de ce chemin que nous parle ce livre, sans prétention. Ayant connu ces deux femmes d'exception, l'auteur nous parle de leurs vies simples mais qui rayonnent et irradient profondément ceux qui les approchaient. Leurs présences comme leurs paroles produisaient paix et félicité. C'est sans doute l'aspect le plus impressionnant de leur enseignement. Pourtant elles prétendaient n'être ni maître, ni gourou. Leur connaissance ne venait pas de leur érudition mais d'une formidable intuition qui mettait les âmes à nu. C'est ce qui a fait dire à certains : "Mâ est un miroir de notre être, elle nous fait découvrir les potentialités qui sont en nous."
De la beauté resplendissante qui émanait de son être, Mâ Ananda Moyî transmettait la grâce, directement chez nous ceux qui l'approchaient. Quant à Marthe, tous ceux qui pénétraient dans sa chambre se trouvaient dans la pénombre. Ils ne pouvaient guère distinguer son visage. Cependant il émanait de sa présence, de ses propos et de sa voix quelque chose d'indéfinissable : une légèreté, une douceur, beaucoup de joie, nous dit l'auteur. Dans leur voyage terrestre, ces deux mystiques ont vécu une expérience inverse : "Mâ Ananda Moyî demeurait immobile malgré ses incessants va-et-vient et Marthe Robin a beaucoup voyagé malgré son immobilité forcée." Ainsi, chacune dans l'action comme dans l'immobilité a permis à de nombreux êtres de trouver la joie et de donner du sens à leurs vies.
Je recommande la lecture et la méditation de ce livre qui à travers la diversité culturelle, philosophique ou religieuse nous amène, en décrivant le parcours insolite de ces deux êtres d'exception, à nous interroger sur l'essentiel de la destinée humaine, à jeter un regard sur nous-mêmes, sur la valeur et le but de notre voyage immobile. Entre la naissance et la mort, l'instant et le temps, quel est le secret ou le mystère de l'essence de l'être humain ?

Cheikh Khaled Bentounès
guide spirituel de la confrérie soufie Alâwiyya,
président de l'ONG internationale AISA,
président fondateur des Scouts musulmans de France

INTRODUCTION

Une rencontre ineffable

Nul ne peut oublier l'empreinte de ceux et celles qui ont tout donné. Il émane de leur personne une lumière évidente, une présence immédiate qui renvoient comme dans un miroir le visage de la splendeur humaine. Lorsque l'on croise le regard inoubliable de Mâ Ananda Moyî et que l'on entend la voix de Marthe Robin si claire, si directe, comme celle d'un enfant qui vous attendrait depuis toujours, on devine instantanément que ces deux femmes vivent une expérience authentique du divin. Cette qualité de présence attire car elle porte la trace du vrai et du beau, du don essentiel, de la joie sans retour.
En 1976, lors d'un voyage en Inde, j'approchais Mâ Ananda Moyî alors âgée de 80 ans. Quelques mois plus tôt, en France, j'avais rencontré Marthe Robin âgée de 74 ans. A l'époque je ne savais pas ce que ces courts moments passés en leur présence allaient laisser en moi une trace indélébile.
Ces deux femmes si différentes par leur culture, leur vocation propre, contemporaines de notre siècle de l'image, ont exercé d'une façon étonnante et sans aucun recours aux médias un incontestable rayonnement. Elles ont offert à notre monde une des expériences les plus radicales du divin, l'une au sein de l'hindouisme et l'autre au sein de la tradition chrétienne.
Mâ Ananda moyî, peu connue en Occident, était déjà très appréciée de son vivant dans l'Inde entière. Cette Indienne, née en 1896 au Bengale et décédée en 1982, est reconnue comme un des plus grands sages de tous les temps. Aussi vénérée que Ramdas, Ramana Maharshi ou le Mahatma Gandhi qu'elle a rencontré de son vivant, elle est l'objet encore aujourd'hui d'une dévotion particulière. Plus d'une vingtaine d'ashrams portent son nom. Dès 1925, cette jeune Bengalie choisit de mener une vie de moine errant sans armes ni bagages. Des foules de plus en plus nombreuses se pressent sur son passage. Il n'est pourtant pas facile de suivre cette éternelle voyageuse qui ne reste jamais plus de quelques jours au même endroit ! Au fil des années sa notoriété ne cesse de grandir. Parmi ceux qui se déplacent pour la rencontrer on compte des Indiens de toutes castes, de toutes religions, de toutes origines de toutes conditions sociales. A tous "cette femme sans instruction", nous dit Arnaud Desjardins (1), "répond sans le moindre instant de réflexion aux questions les plus ardues et les plus périlleuses.", défiant la science des plus grands théologiens. 

1 : Interview d'Arnaud Desjardins par Frédéric Lenoir et Véronique Francou, mai 1989.

Son rayonnement dépasse rapidement les frontières de l'Inde et plusieurs Occidentaux l'ont connue et fait connaître à travers leurs ouvrages. Certains Européens sont même restés plusieurs décennies à ses côtés.
Cette femme, issue d'un milieu modeste, qui n'a jamais rien écrit et qui s'est toujours refusée à enseigner quoi que ce soit, a pourtant marqué l'Inde contemporaine de façon indélébile. Son visage, son regard, sa beauté fascinent car ils sont le reflet de l'invisible et de la transcendance. Ses traits témoignent surtout d'une joie permanente, naturelle et invariable quels que soient le lieu et les circonstances. D'où le nom de Mâ Ananda Moyî, Mère de la joie, qu'un de ses disciples lui donna un jour, vocable sous lequel l'Inde entière la connaît désormais.
Marthe Robin n'en est pas moins étonnante. Rien ne prédisposait cette jeune femme née en 1902 dans la ferme familiale de Châteauneuf-de-Galaure, petit village de la Drôme, à devenir une mystique stigmatisée. Elle allait pourtant revivre pendant plus de cinquante ans la Passion et la Résurrection du Christ. Limitée très jeune par la maladie, elle n'eut pas le temps de fréquenter l'école ni le catéchisme bien longtemps. Nous savons cependant grâce à son journal intime, rédigé de 1929 à 1932, ainsi que par les carnets dictés par Marthe au père Faure, qu'elle s'est enrichie de nombreuses lectures spirituelles. Complètement paralysée à l'âge de 28 ans, elle resta immobilisée dans son lit jusqu'à sa mort en 1981. C'est à travers souffrance et joie que Marthe va s'enfoncer dans le mystère de l'Amour. Son expérience de Dieu est directe, impressionnante et déconcertante. Elle en confirmera l'exactitude par les écrits bibliques et ceux de certains mystiques.
Comme Mâ Ananda Moyî, Marthe Robin a, de son vivant, attiré des milliers de personnes par le seul rayonnement de sa vie et l'authenticité de son être. Aucun enseignement, aussi sublime soit-il, ne peut remplacer une telle présence. Ainsi estime-t-on à plus de cent mille le nombre de personnes qui ont franchi le seuil de la petite chambre de Marthe. Les Foyers de Charité, créés et fécondés par sa prière, ont essaimé dans le monde entier. Outre "Les cahiers de Marthe Robin" publiés en 2013 par les Foyers de Charité, de nombreux écrits ont vu le jour : ceux de Raymond Peyret, Bernard Peyrous, Jean Guitton de l'Académie française, du père Ravanel et du journaliste et écrivain Jean-Jacques Anthier, pour ne citer que les plus connus.
Marthe a été déclarée vénérable le 7 novembre 2014, étape essentielle vers la béatification.

Un message brûlant d'actualité

C'est dans l'esprit d'Assise que j'aimerais situer le projet de ce livre. Cet esprit d'enracinement et d'ouverture, dans le respect des différences, caractérise le dialogue interreligieux actuel.
Vouloir faire cohabiter sur les pages d'un même livre deux femmes aussi éloignées par leur culture et leur voie mystique relève autant du défi que de l'évidence. Qu'y a-t-il en effet de commun entre la "petite Marthe" comme on l'appelait, identifiée au Christ, plongée dans le mystère de la Rédemption, et Mâ Ananda Moyî, cette sage d'une beauté et d'une joie quasi surnaturelles ? Que sont la béatitude et la joie de Mâ au regard de la folie de la croix vécue par Marthe ? Il est vrai qu'à première vue leurs chemins spirituels apparaissent aux antipodes l'un de l'autre.
Nous vivons dans un temps où la communication nous met en contact étroit avec les parties les plus éloignées du monde. Notre époque est ainsi marquée par la découverte de l'autre. Et plus l'ouverture humaine se fait ample plus elle nécessite un enracinement profond dans chaque culture et spiritualité. Marthe et Mâ, qui ont puisé aux sources authentiques du christianisme et de l'hindouisme, représentent mieux que quiconque les fondements de leur tradition respective. C'est pourquoi leur message, dépassant les dogmes tout en s'y référant, a une portée universelle. L'Eglise elle-même, depuis Vatican II dont nous célébrons le cinquantième anniversaire, est portée par ce souffle nouveau et libérateur. Un évêque orthodoxe rappelait d'ailleurs à ce sujet que "l'Eglise devient ce qu'elle est vraiment lorsqu'elle s'ouvre à ce qu'elle n'est pas". La vraie rencontre avec d'autres traditions, loin d'entraîner le christianisme vers une perte d'identité ou un affaiblissement de ses croyances, peut se révéler comme une chance d'approfondissement de son message et de sa vocation. Henri Le Saux, moine bénédictin, a expérimenté la grâce de la vision intérieure de l'Inde. Il confirme ici cette intuition : "L'Eglise est en attente de cette intériorisation ultime qui lui révélera son secret le plus caché, ou plutôt qui lui ouvrira des abîmes encore soupçonnés dans sa contemplation à jamais irrassasiée des profondeurs du Christ." (2)

2 : Henri La Saux, Eveil àsoi, éveil à Dieu, Paris, Ed. OEIL, 1986.

La déclaration de Vatican II sur les relations de l'Eglise avec les religions non chrétiennes, Nostra aetate, met en lumière ce désir d'accueillir la richesse et l'authentique recherche de vérité des diverses religions du monde. En ce qui concerne plus particulièrement l'hindouisme, cette volonté s'exprime en ces termes : "Ainsi, dans l'hindouisme, les hommes scrutent le mystère divin et l'expriment par la fécondité inépuisable des mythes et par les efforts pénétrants de la philosophie." (3) Plus généralement le texte rappelle en préambule que "tous les peuples forment une seule communauté ; ils ont une seule origine, puisque Dieu a fait habiter tout le genre humain sur toute la face de la terre ; ils ont aussi une seule fin dernière, Dieu [...]" (4)

3 : Concile Vatican II, Déclaration Nostra aetate, 28 octobre 1965
4 : Ibid

Le geste prophétique du pape Jean-Paul II à Assise en octobre 1986, rassemblant les responsables religieux de toutes les traditions à l'occasion de la prière pour la paix, reste significatif de cette réalité. Jean-Paul II rappelait durant cet événement sans précédent qu'il existe de nombreuses demeures dans la maison du Père. Il évoquait aussi l'urgence de la paix, don de Dieu, pour notre monde menacé : "Le défi de la paix, tel qu'il se présente actuellement à toutes les consciences humaines, transcende les différences religieuses. C'est le problème d'une qualité de vie convenable pour tous, le problème de la survie de l'humanité, le problème de la vie et de la mort." (5)

5 : Jean-Paul II, Discours de conclusion, Journée mondiale de prière pour la paix, Assise, 27 octobre 1986.

En même temps que cet appel à la fraternité, il invitait aussi chaque communauté à vivre cette ouverture dans le respect des différences sans syncrétisme et sans prosélytisme. Ces échanges de coeur à coeur et de conscience à conscience, respectant l'originalité de chaque voie spirituelle en vue d'objectifs communs, marquent un pas en avant dans la marche du monde.
Le cardinal Bergoglio, devenu notre pape François, dans le sillage de Jean XXIII et des derniers papes, invite l'Eglise à s'ouvrir à l'autre : "L'Eglise est appelée à sortir d'elle-même pour aller vers les périphéries, non seulement géographiques mais aussi les périphéries existentielles. Si l'Eglise ne sort pas d'elle-même, elle devient auto-référente et alors elle tombe malade", disait-il au cours d'une intervention pendant des réunions de préparations au conclave.

Deux femmes pour nous ramener à l'essentiel

En ce début du troisième millénaire le retour à la réalité profonde de l'être humain devient une question de vie et surtout de survie. Au moment où l'homme est menacé dans sa vérité et sa liberté, où la terre elle-même est en souffrance face à un matérialisme croissant et à une violence parfois inouïe, ces deux femmes nous ramènent au coeur du mystère de Connaissance et d'Amour. Un proverbe nous rappelle que "lorsque le monde va mal, Dieu appelle un prophète ; lorsqu'il va très mal, il fait appel à une femme".
Semblables à deux arbres de vie profondément enracinés, Mâ Ananda Moyî et Marthe Robin semblent avoir été au bout du possible : aux cimes de la joie et de la sagesse pour Mâ et dans l'expérience radicale du mystère de la Passion et de la Résurrection pour Marthe. Leur véritable miracle, au-delà de leur expérience du surnaturel, réside avant tout dans cette capacité à éveiller des milliers d'êtres à leur vraie nature avec une désarmante simplicité et un respect absolu de la liberté de chacun. Ainsi, grâce à leur maternité spirituelle, elles demeurent encore aujourd'hui de véritables ferments d'amour en de paix.

Des phares pour éclairer l'humanité en marche

Comment dire l'ineffable ? Comment dépeindre les espaces infinis qui habitent Marthe Robin et Mâ Ananda Moyî ? Comment parler aussi de cette étonnante présence qui ne pouvait saisir les êtres que dans le face-à-face de la rencontre ? Comment un peintre qui voudrait enfermer l'océan dans sa toile, je demeure consciente des limites du langage.
Sans négliger cette réalité, j'ai essayé de faire goûter l'actualité de leur présence étonnante à travers les événements de leur vie, leur message et les nombreux témoignages de ceux qui les ont approchées. J'ai voulu également situer ces deux mystiques dans le temps et l'espace en faisant précéder leur portrait de références culturelles et spirituelles. Et j'espère, en tant que chrétienne, ne pas avoir dénaturé le message de Mâ Ananda Moyî.
Suite à leur portrait, j'ai voulu consacrer une troisième partie aux divergences et aux convergences de ces deux voies mystiques. Les chemins de Marthe et de Mâ nous donnent un avant-goût de la splendeur de la vérité à laquelle chacun est appelé sans imitation possible car l'Esprit, tout en étant Un, ne se répète jamais.
Puis, dans une quatrième partie, je parlerai du formidable message d'espérance que Mâ et Marthe peuvent transmettre au monde menacé aujourd'hui. C'est deux "mères" et "petites filles" nous invitent sur les chemins de l'Amour et de la Joie. Loin d'être des témoins d'un autre monde et d'un autre siècle, elles se présentent en ce temps de mutation comme deux phares éclairant notre humanité en marche vers son accomplissement.
Je remercie chaleureusement ceux qui, par leurs écrits, leurs témoignages, leur présence, ont été des relais et des aides indispensables à la réalisation de ce livre.
Puissent Marthe Robin et Mâ Ananda Moyî prolonger notre réflexion dans l'invisible et nous conduire dès ici-bas "de commencement en commencement par des commencements qui n'auront jamais de fin", comme l'évoque si bien Grégoire de Nysse.