Avant-propos

Mâ Ânandamayî est bien connue du public français depuis le début des années 80 avec les excellents ouvrages de Josette Herbert, L'Enseignement de Mâ Ananda Moyî, et de Jean Herbert, Aux sources de la joie. Plusieurs autres livres en français furent écrits ou traduits par la suite, dont le plus célèbre est sans doute celui du médecin français, devenu disciple de Mâ sous le nom de Vijayânanda : Un Français dans l'Himalaya : Itinéraire avec Mâ Ananda Moyi.
Peut-être ne serait-il pas inutile, dans le cadre de cette traduction, de remettre succinctement en contexte la nature de la présence de Mâ dans le monde hindou, présence souvent déconcertante pour les croyants des monothéismes sémitiques habitués à des schémas différents, et d'autant plus à notre époque où la foi dans le surnaturel, même à l'échelle mondiale, subit l'influence subtile d'un monde de plus en plus scientiste, sécularisé et désacralisé. Au demeurant, c'est cette influence qui explique la fréquente désintégration de la véritable spiritualité dans un spiritualisme new age commode et qui ne doute de rien.
Non seulement l'Inde baigne depuis les origines dans le climat omniprésent et profond du Sacré, mais, comme le dit Fritjhof Schuon, "l'extraordinaire plasticité spirituelle de l'Inde permet une combinaison de possibilités difficilement pensable dans d'autres climats religieux. [...] Les hindous sont les personnes les plus contemplatives de la terre ; et pendant des millénaires ce fut leur habitude de considérer en eux-mêmes ce qui est divin. Ils disent "je suis Âtmâ", "Je suis Brahman", de la même façon que leurs ancêtres le firent pendant des millénaires. La pure contemplation a forgé l'âme hindoue. Cette âme est souvent capable de réaliser sans difficulté ce que d'autres âmes ne parviennent à réaliser qu'avec difficulté." (1)


1. Le chapitre d'où sont tirés ces extraits se trouve dans Language of the Self (livre dédié au Jagadguru Shrî Shankarâchârya Swâmigal de Kanchi, qui le reçut avec joie), Ganesh & Co., Madras, 1959. On trouvera la traduction française dans La lampe de la Connaissance et La crème de la Libération, chapitre "La connaissance du Soi et le lecteur occidental", L'Harmattan, collection Théôria, 2011.

C'est ce qui explique que Mâ – comme Âdi Shankara ou Râmana Maharshi –, contrairement aux points de départ des religions sémitiques, énonce d'emblée la Vérité ultime, celle de la pure et unique Subjectivité divine, du Soi. Cette perspective ne signifie nullement que la réalisation de cette Vérité, parce que subjective et semblant toute simple, soit rendue plus accessible, plus facile, ou dispensée de la pratique des vertus les plus rigoureuses. Le Soi est certes infiniment proche, mais c'est nous qui le voilons par l'opacité de notre ego. Il faut en quelque sorte sauter par-delà son ombre. C'est ce qu'ont trop souvent tendance à oublier la plupart des modernes, pétris de recherche impatiente et prométhéenne sur le plan de la matière, d'individualisme, sans parler d'un croissant manque de sens du Sacré et de la Transcendance.
Cette Vérité ultime est de toute évidence présente dans toutes les religions, bien que dans les monothéismes elle n'apparaisse guère au premier plan ; elle se dévoile au niveau de leur ésotérisme, et n'est jamais prêchée ouvertement. De nombreux dévots de Mâ étaient des chrétiens ou des musulmans, sans que jamais elle ne conseillât à quiconque de changer de religion.
Dans l'Islam, c'est a priori de l'Objet absolu qu'il s'agit, la shahâda signifiant, dans son sens le plus ultime, qu'il n'y a pas de réalité si ce n'est La Réalité. Parler de l'unique Objet ou de l'unique Sujet revient au même, car l'un ne se conçoit pas sans l'autre. Dans le Coran, Dieu Se désigne Lui-même à la fois comme "Je" (Anâ) et "Lui" (Huwa).
Dans le christianisme, voie d'amour a priori, et donc fondée sur la dualité comme la bhakti hindoue, la Vérité ultime est davantage voilée, mais on la retrouve sous la plume d'un Maître Eckhart, d'un Angelus Silesius, ou chez certains Pères de l'Eglise.
Dans la Bible (Exode, 3:14), Dieu dit à Moïse : "Je suis Celui qui suis", ce qui est, dans son sens ultime, l'énonciation directe, absolue – et donc exclusive – de la seule Subjectivité.
Au demeurant, Frithjof Schuon explique que "l'Absolue Se révèle dans le don de Textes inspirés destinés à être le support de la vie et de la réalisation spirituelle d'une civilisation entière ; dans un tel cas, l'Absolu ne se révèle jamais sous un mode subjectif, sauf pour ce qui est de certains Avatâras dont le corps et le mental manifestent le Soi d'une manière éminemment plus directe [comme c'est précisément le cas chez Mâ] que le sage ordinaire ; ici, la différence n'est pas spirituelle, elle est cosmique. Il est vrai que chez tout grand Avatâra, la Révélation peut se produire de manière subjective ; si ce n'est pas toujours le cas, c'est en raison de la forme de la Révélation respective, lorsque, par exemple, la forme est obligée d'insister sur Dieu dans sa fonction objective, et non sur l'identité essentielle qui relie l'homme au Soi." (2)

2. La lampe de la Conscience et La crème de la Libération, op. cit.

Mâ était Tout, elle ne s'identifiait jamais à son corps, mais au Soi infini. Et pourquoi était-elle Tout ? Tout simplement parce qu'elle n'était rien (en dehors du Soi). Et c'est là son message essentiel : en dehors du Soi, nous ne sommes rien, il nous faut donc, soit devenir Ce que nous sommes, soit souffrir indéfiniment dans l'illusion d'être autre que Lui.

Parce qu'il est mort, il n'y a plus de place pour la mort en lui.
(Tao te king).

Ghislain Chetan