Extrait
chapitre
numéro
1

Préface

Pages de journal d'une fidèle (1947-1963)
Paris : Ed. Les Deux océans, 1985

PREFACE

On m’a demandé d’écrire quelques mots d’introduction pour le présent ouvrage qui, en réalité, n’en a guère besoin.
On a du mal à croire que Shri Mâ Anandamayi n’est plus physiquement parmi nous. Pour bien des gens, elle continue d’être une présence vivante. Si donc je parle d’Elle au passé, c’est que ma propre vision est limitée et que je puise dans les souvenirs des années cinquante. Je « décris » comme un occidental profondément marqué pour avoir fréquenté Shri Mâ Anandamayi pendant plusieurs années. Je tiens à adresser ces lignes tout particulièrement à ceux qui ne l’ont jamais rencontrée ou qui ne l’ont vue que rarement en passant. J’espère que ceux qui l’ont connue bien mieux que moi pardonneront les insuffisances de mon récit et de ma compréhension.

Décrire un être d’une subtilité dont la rareté défie l’imagination est vraiment la méthode la moins appropriée du monde. Certes, l’Inde est fameuse pour le génie qu’elle a en propre d’engendrer des êtres qui ont atteint le sommet de la Réalisation du Soi et une élévation spirituelle hors du commun : saints, sages, visionnaires, védantistes, Sahajins, saints hommes et femmes qu’illumine la lumière de l’inspiration divine, plongée dans la sagesse du pur jnâna, baignés dans la douceur d’une bhakti infinie, rendus sublimes par la maîtrise du yoga. Ils sont presque aussi divers que les fleurs de la forêt. Chacun d’eux est unique, incomparable. Toutefois, pour le disciple et le fidèle il ne peut y avoir que l’UN qui est le gourou, car le gourou est l’UN, le Bien-aimé.

Il m’apparaît clairement que le présent livre glorifie l’enseignement non pas d’une personne individuelle relevant d’un phénomène culturel ou représentant une tendance fugitive mais d’un être situé hors de l’atteinte de notre sagesse humaine limitée et limitante, des catégories de notre logique. Sans aucun doute, Shri Mâ Anandamayi était une femme, une bengalie, un « grand nom » qui en impose à l’élite - certainement, aucun autre être humain n’a, dans l’Inde de notre temps, touché plus de gens avec une aussi parfaite vivacité par la sagesse de ses conseils et la profondeur de sa pénétration spirituelle. Et pourtant, il y a chez Shri Mâ Anandamayi quelque chose d’étrange, une particularité, une indéfinissable rareté, une qualité mystérieuse, ineffable qui est si près de franchir les limites de ce que l’on peut définir comme humain qu’appliqué à elle l’adjectif « humain » est tout à fait impropre et mesquin l’adjectif « divin ». On s’accorde généralement à dire qu’elle était tout simplement unique.

Et cette unicité n’est pas pure hyperbole car, alors que tout le monde autour d’elle se consacrait aux grands efforts de la recherche de la perfection, elle fut, sa vie durant, le comble de la perfection, sans peine. A sa naissance, Shri Ananandamayi reçut le nom qui convenait si bien à l’exceptionnelle douceur de sa nature : Nirmala — « sans tache ». Dès son jeune âge, son bhâva attirait les gens comme un aimant. Si des traits de la sâdhanâ conventionnelle se manifestaient de temps à autre spontanément, pour ainsi dire involontairement, ils étaient le fait d’une lîlâ joyeuse et sans effort — le débordement de la plénitude — et on pas d’un combat obstiné vers le perfectionnement.

Il n’a jamais été question de rattacher Shri Anandamayi à une foi, à une secte ou à une doctrine particulière déjà établies. Elle n’accomplissait aucun acte d’adoration, ni ne « pratiquait » rien, elle ne faisait ni yoga ni japa au sens habituel du terme. S’il arrivait qu’elle exerçât de telles activités, c’était là encore à la façon d’une lîlâ. On ne peut qu’admettre, avec toutes les limitations du mental ou par pure ignorance d’un phénomène, qu’elle se situait, probablement depuis sa naissance, à un niveau où une telle action est tout bonnement déplacée et dépassée.

Toute personne qui a connu Shri Mâ Anandamayi a des choses à dire de ses manières merveilleuses, de son amour, de sa compassion, de sa pénétration, de son sens pratique, de sa sagesse. Elle agissait à tous les niveaux et dans tous les domaines de la vie spirituelle. La profondeur et la diversité de ses multiples dons éclatent à chaque page du présent ouvrage. Elle était si libre de tout préjugé, si présente à tous que chacun avait le sentiment qu’elle répondait à ses besoins les plus intimes avec une infaillible précision. Nul ne pouvait manquer de la comprendre car elle se plaçait sur ce plan où nous sommes tous en réalité, celui des enfants de Dieu. La vertu de force, si foncièrement féminine, est la marque propre d’une énergie aussi subtile, aussi dynamique et aussi impossible à saisir (et encore plus à décrire) qu’un parfum ou le son d’une cloche lointaine. Car, à tout moment, ce que Mataji disait — tout uniment, sans chercher ses mots — provenait du coeur même de la simplicité ; pourtant ses propos étaient revêtus de l’autorité la plus pleinement souveraine, elle énonçait des vérités comme personne d’autre que j’aie jamais connu.

Ceux qui l’ont connue pendant de longues années, ceux surtout qui ont vécu dans ses ashrams ou les ont visités savent en outre quel extraordinaire talent d’organisatrice elle avait, comme elle saisissait le moindre détail, et son inépuisable faculté de donner avec une extrême précision, juste au bon moment, le conseil ou l’ordre qui s’imposait. Son talent dans ce domaine est démontré par la façon dont elle devint l’indispensable guide de tous les membres de nombreuses familles de l’élite distinguée pendant plusieurs générations. Aussi n’était elle pas seulement un modèle de l’état d’épanouissement spirituel, de la sâdhanâ, de la pénétration psychologique, de l’aide compatissante, mais également un modèle de l’action au service du Suprême. Cela peut paraître un commentaire quelque peu terre à terre, mais la solidité de son enseignement, la santé morale et physique dont elle jouissait elle-même et qu’elle insufflait aux autres étaient aussi vitales pour le bien-être spirituel de ses bhaktas que l’était la pure lumière de sa présence pour le contemplatif le plus sensible.

Ce qui surprend c’est que, bien que la page imprimée ne puisse rendre la musique de ses paroles, en bengali et en hindi, la traduction impeccablement lucide que donnent de ses paroles les pages qu’on va lire résonne néanmoins des accents inimitables de sa voix. La simplicité, la franchise, la concision sans fard, prouvent bien l’authenticité de ses paroles. Peut-être est-ce parce qu’elles associent l’extrême simplicité à la plus grande efficacité. Que Shri Mâ Anandamayi réponde à une question, qu’elle raconte une histoire ou donne un conseil, chacune de ses paroles ressemble à une flèche rapide qui déclenche en nous l’illumination intérieure ou qui jaillit du centre inaliénable de notre être pour éblouir notre conscience. Je n’oublierai jamais ses paroles, celles surtout qu’elle adressait à de petits groupes réunis le soir à Vindhyachal. Elles coulaient suaves et claires, comme l’eau des montagnes cascadent délibérément sur des galets étincelants.

Si je devais choisir une métaphore ou définir tant bien que mal le sens qu’avait pour moi une telle poésie, je dirais que Shri Mâ Anandamayi dépassait d’aussi loin le comportement ordinaire des mortels que le Soi dépasse la médiocre auto-dramatisation de l’égo. Elle était certainement ce que nous pouvons imaginer de plus proche d’une incarnation terrestre de la Quintessence : l’illumination, la clarté. Elle était si parfaitement exempte de nos fardeaux ordinaires qu’en l’écoutant l’on pouvait entendre l’essence même de l’Être intérieur.

On remarquera que l’attention de Shri Mâ Anandamayi était à sens unique, concentrée toute entière sur un seul et même point. Jamais l’on ne trouvera dans ses paroles la moindre inconséquence, la déviation vers des points de pure technicité. Pas l’ombre de pseudo magnificence ou de mystification. Pas d’allusion à une doctrine ésotérique secrète. L’urgence de l’appel est irrésistible. Pas une minute n’est perdue à élaborer de pittoresques inventions mystiques ou symboliques, aussi ingénieuses soient-elles. Pas d’oisiveté ou de désoeuvrement possibles. Le seul objet poursuivi est l’unique préoccupation qui unit l’humanité tout entière, la préoccupation irréductible dans sa simplicité, immédiate, totalement accessible ; c’est-à-dire l’UN.



Norfolk, mai 1983

Richard Lannoy