Extrait
chapitre
numéro
1

Avant-propos

photos et textes recueillis par Jean-Claude Marol
Paris : Ed. Le Courrier du livre, 1995
Avant-propos

De mes premières impressions de Sri Ma Anandamayi en 1928 (elle avait 32 ans) je peux seulement dire : jamais je n’ai vu chose pareille ! C’était un rêve devenu réalité. Cette fois Sri Ma séjournait à Bénarès dans une maison où la fête battait son plein. Tout était jubilation. Un courant incessant de visiteurs s’écoulait de jour en jour, de l’aube à la nuit. Les portes étaient grandes ouvertes et chacun était bienvenu : personnages officiels, érudits, étudiants, petits commerçants, moines errants, prêtres et tous les gens de la rue. Tous affluaient, chacun à son heure, pour avoir une étincelle de son Darsana, manifester son respect et si possible échanger quelques mots. Des hommes, des femmes de tous âges, de tous rangs… Tous se sentaient les enfants devant leur propre mère… pas de raideur formaliste, mais une intimité chaleureuse, familière. Aucune réserve dans les façons de Ma, dans son regard. L’atmosphère était celle d’une réunion de famille, où tout est vif et joyeux.

Une étude attentive de ce que dit Ma, de sa façon de vivre, révèle un être incomparable. Elle-même a confié qu’en Samadhi ou pas en Samadhi, elle est ce qu’elle a toujours été. Elle ne connait ni changement, ni modification, ni altération. Elle est toujours établie dans la conscience du Suprême et de l’univers dans son intégralité, transcendant les limites du temps, de l’espace et de son apparence, et cependant les comprenant toutes.

Elle a dit souvent que son corps n’est pas comme le nôtre, généré par le Prarabda Karma, soumis à l’influence de l’Ignorance, qu’elle n’a eu aucune incarnation antérieure pour motiver sa présente existence et qu’elle n’aura aucune prochaine incarnation pour prolonger son activité. Le fait qu’elle fut intégralement consciente dès sa naissance, illustre une chose : son éveil ne dépend pas de ce que nous nommons « une initiation » ou de la « Saddhana pour la forme » qu’elle vécut un temps à Bajitpur.

Sri Ma dit que ses actes sont spontanés, sans intention ni volonté propre ; sans désir d’aucune sorte. Ce n’est pas d’un effort de volonté que jaillissent ses actes. Ni la volonté raidie du légiste ni celle disciplinée du yogi ne la concernent. Ce qui peut sembler « volonté » n’est que l’expression du Grand Pouvoir, au delà de tout vouloir, émanant d’elle. Elle distingue Mahasakti (Grand Pouvoir) et Ichchasakti (pouvoir de la volonté) disant que le premier est un feu, le second sa fumée…

De là nous pouvons dire qu’elle est toujours dans un état de pureté. Ce qui la traverse n’est pas de son fait mais vient de la Grande Force à l’oeuvre ; ainsi l’instrument à cordes donne ses notes non de sa propre initiative mais en réponse aux grattements, pincements, percussions du jeu.

N’étant le résultat d’aucun Karma, l’origine de son corps peut s’expliquer par le Jeu du Pouvoir Suprême se manifestant de lui-même ou offrant une réponse à l’aspiration collective de l’humanité. Que cela soit rendu possible dans un corps donné, dépasse notre entendement.

L’expérience de Sarvatmabhava (saveur de l’Âme du Tout) que tout mystique espère vivre après la réalisation du Soi, est pour Sri Ma une expérience naturelle, dès ses premiers jours. Le fait est si évident que tout ceux, toutes celles qui lui sont proches, n’ont pas besoin qu’on insiste sur ce point. Mais nous ne connaissons ni ne pourrons jamais connaître tous les aspects de la vie de Ma. Le peu que nous comprenons nous ne le comprenons qu’imparfaitement.

Elle est trop proche pour être vue dans sa vraie perspective. En ce qui nous concerne, il faudra nous élever à une hauteur suffisante pour avoir une vue plus étendue. Alors nous pourrons tenter d’émettre un avis plus autorisé. Mais ce qui est utile avant tout, c’est de la reconnaître comme notre mère ; nous sommes ses enfants, et en tant que tels nous ne pouvons savoir qui Elle est. Nous savons d’Elle ce qu’Elle nous montre, en réponse à nos appels.


A nous de nous débattre comme des enfants criant la nuit pour appeler leur Mère ; et que notre langage balbutiant la fasse se pencher sur nous et nous bénir…



Dr Gopinath Kaviraj.

Ancien principal de l’université de Sanskrit de Bénarès.





Même sous l’habit de l’absence


Un jeune photographe indien s’exclama un jour devant Ma Anandamayi :

- Ma, aucune discipline spirituelle ne m’intéresse. Je le sais d’avance, je n’appliquerai jamais rien de ce que vous me conseillez de faire dans ce domaine. Tout ce que je voudrais… c’est vous photographier.

Elle répondit aussitôt :

- Fais tes photos et ce que tu peux de ce que je t’ai demandé, je m’occupe du reste !


C’est à ce photographe, Sadanand, que nous devons des myriades de magnifiques portraits de Sri Ma Anandamayi, échelonnés sur plus d’une vingtaine d’années.

Une grande partie des portraits de cet album lui est due.

Quel miracle quand…

… Aux récits concernant la vie des Grands Êtres, à leurs paroles pieusement recueillies, s’ajoute de pouvoir sur eux « mettre un visage »… mille visages.

Combien d’entre nous ont eu leur vie bouleversée pour avoir aperçu un jour par hasard une photo de Ma Anandamayi.


Une dame hollandaise confiait que lorsqu’elle avait dix ans, elle tomba en arrêt devant un poster représentant une « belle dame » avec peint derrière elle, montagnes neigeuses et fleuve… On lui acheta. Elle mit en bonne place le poster dans sa chambre et ne s’en sépara plus jamais. Adulte elle voyageait souvent. Le poster n’était plus qu’un chiffon pantelant plié dans un dossier ; mais il ne la quittait pas. Un jour, elle visitait Bénarès, on lui signala qu’un célèbre ashram au bord du Gange méritait le détour. Elle y alla. Elle y retrouva la « Belle Dame »…

Quelques récits rapportés dans ce livre nous parlent un peu de cette « Belle Dame ». Des foules de récits existent notés par ses proches, parfois jour par jour. D’autres événements, d’autres « merveilles » resteront sans doute enfouis secrètement dans les coeurs de celles et ceux qui les ont vécus. Ces « merveilles » viennent toujours à l’improviste, neuves (des « bonnes nouvelles ») et parfois seul(e) celui ou celle à qui cette bonne nouvelle est destinée la voit. Ce trésor ne se raconte pas facilement.


Tout ne peut pas se dire…


Après le précieux travail de traduction en français, mis en oeuvre il y a déjà près d’un demi siècle par Jean et Josette Herbert, peu à peu, sans effet, sans phénomène de mode, la parole incroyablement ouverte et mobile de Sri Ma Anandamayi a commencé son jeu.

Les images d’elle filmées par Arnaud Desjardins et diffusées à la télévision en 1962 ont décidé quelques unes, quelques uns à traverser le miroir pour la rejoindre. Mais comment parler de cet autre côté du miroir ? La plupart se sont tu. Arnaud Desjardins en convient : « on pourrait écrire, écrire sur Ma, avec son coeur, avec son âme, on n’aurait encore rien dit. Vraiment elle est l’univers entier. »

En Inde même, de nombreuses personnes bien qu’engagées dans des voies spirituelles variées, réservent à Ma dans leur coeur une place unique. Le Swami Chidananda, disciple puis successeur du fameux Swami Sivanada, est ainsi au service de sa lignée et de Ma. Il témoigne : « Je n’ai jamais pu considérer Sri Ma comme une « personne », elle a toujours été pour moi « Présence Impersonnelle ». L’atmosphère autour de Sri Ma délivre du temps.

Notre niveau de conscience spontanément s’élève en sa présence ; l’ultime déclaration de Adi Shankaracharya Brahma Satyam Jagat Mithya (Brahman est la Réalité, le monde un mirage) devient alors une évidence. Ainsi Ma opère… aujourd’hui aussi.

Ses voies sont Vichitra ! (bigarrées, surprenantes) »


Le Swami ajoute, se souvenant probablement des sourires et des rires enfantins de Ma :

« Quelque soient les points de vue et les opinions exprimées par des moines lettrés, des érudits, des dévots à son sujet, elle ne répondait jamais ni oui ni non, elle n’approuvait ni ne niait.

Parfois elle disait gentiment :

- Baba, c’est vous qui le dites ! »


Un ermite chrétien, le frère Antoine, délicieusement déroutant et espiègle a longtemps vécu en Inde. Il m’écrit de sa grotte provençale : « Ma rencontre profonde avec Ma Anandamayi, a été celle, posthume, en 1984, lors de mon troisième séjour en Inde, à son ashram de Brindavan. Pendant le « Satsang » je me suis mis à pleurer sans retenue, alors que depuis longtemps je m’assois sur toute espèce de sentimentalité et me gausse de celle des autres…

C’est peut-être une farce de Ma de plus, car lors de mon premier séjour en 1967, à son même ashram de Brindavan, elle ne fit que se jouer de moi ! »

Ce moment d’une longue lettre reçue alors que je finis de réunir pour ce livre quelques récits de rencontre avec « ce corps » (Ma Anandamayi se nommait souvent elle-même ainsi) rappelle à son tour qu’Elle est là, indépendante de sa stricte présence physique. A son sujet elle a dit : « ce qui était, est là aussi maintenant et sera toujours ».


Tel est son état naturel : Elle est de tout temps établie en elle-même (Sva - Avastha). A nous de réaliser sa Toute Présence là où nous sommes.


Sri Ma Anandamayi au soir d’un 27 août 1982 a cessé d’arpenter la terre de l’Inde.


Quatre vingt six ans plus tôt, une petite fille naissait, (Nirmala - l’immaculée - était alors son nom) dans un modeste village du Bengale oriental. Les photos et quelques témoignages de ce livre sont un parfum de son sillage.


Une autrichienne (on la nommait Atmananda) si proche d’elle et qui nous a restitué fidèlement tant d’événements et de paroles dit une fois : « Pourquoi être troublés par la disparition de son corps. Maintenant Ma est disponible pour tous… »


Une dame indienne, Bithika Mukerji, qui elle-même fait tant pour nous aider à connaître Ma Anandamayi ajoute :


- « Oui… peut-être étions nous trop proches pour mesurer sa grandeur. Qui par exemple prit vraiment la pleine mesure du Christ de son vivant ? Les « Douze » ne se sentaient pas si sûrs d’eux !! »

Mais « de son vivant », Ma Anandamayi disait d’elle-même :

« Avec ce corps c’est ainsi : il ne parle pas à qui que ce soit, ne va pas voir qui que ce soit ; il ne mange chez personne… »

« Pour ce corps seul l’Un existe. Il n’y a pas même la possibilité d’un second. »

« Je ne vais nulle part, je suis toujours ici. Il n’y a ni allées, ni venues, tout est l’Atman ».


Elle dit encore :

« Même dans la situation « privée de Dieu » il n’y a que Dieu. Tout est Lui. Vous êtes dans cette situation où Dieu est présence vêtue d’absence. Contemplez celui qui est présent même sous l’habit de l’absence »…


Il est là

Elle est là

Rien n’est changé…




Marol

fin juillet 1995