Extrait
chapitre
numéro
1

Introduction

trad. de l'anglais par Geneviève Koevoets et Jacques Vigne
Saint-Raphaël : Ed. Âgamât, DL 2007

Introduction

Par Jacques Vigne


Quand j’ai rencontré Bithikâ Mukerjî dans sa maison de l’Université hindoue de Bénarès en 1986, elle venait de prendre sa retraite de professeur du département de philosophie. Je commençais moi-même, là-bas, trois ans d’études sur le Yoga et la philosophie indienne. Nous avons parlé du rapport Orient-Occident ainsi que de son maître spirituel, Mâ Anandamayî. J’ai ressenti chez elle quelqu’un de très intériorisé, ce qui est cohérent avec cette situation de philosophe, car comment peut-on « aimer la sagesse » sans être intériorisé ? C’était Shri Mâ qui lui avait demandé de venir à Bénarès, à une époque où elle avait le choix pour continuer aussi à Allahabad où elle avait eu sa formation. Cette dernière ville est aussi appelée par les hindou Prayag, ce qui signifie confluent ; c’est là que se rencontrent le Gange et la Yamounâ et qu’à lieu, tous les douze ans, la grande Koumbha-Méla qui rassemble plus de dix millions de pèlerins. L’Université hindoue de Bénarès (BHU) a été la première du genre à être fondée en présence de Mahâtmâ Gandhi dans les années 1910. Bénarès est la capitale spirituelle de l’Inde, on l’appelle aussi Kachi, « la resplendissante ». En effet, quand le soleil se lève et illumine la série des palais et ashrams qui donnent sur les bords du Gange, on comprend ce nom de « resplendissante ».

Mâ Anandamayî (1896-1982) est largement reconnue comme la plus grande femme sage de l’Inde du XXe siècle ; elle avait un double aspect : d’une part, grâce à son expérience du Soi, elle donnait un enseignement universel dont un certain nombre d’Occidentaux ont aussi profité ; d’autre part, elle incarnait pour beaucoup d’hindous la revivification de leur ancienne religion. Shri Mâ disait elle-même qu’elle n’était pas une réformiste, et qu’elle a accepté les traditions telles qu’elle les a reçues ; à ce propos, quand la revue Nouvelles Clés a demandé à Arnaud Desjardins : « Quelle est pour vous la femme la plus importante du XXe siècle ? », il a pensé d’abord répondre Mâ Anandamayî, mais après il s’est corrigé disant qu’il ne fallait pas réduire Shri Ma au XXe siècle, que sa présence était fait dégagée des liens du temps. Dans ces éditions Âgamât dont le nom signifie « qui provient de la tradition », un livre sur telle sage trouve naturellement sa place. Il y a maintenant un certain nombre de publications sur Shri Mâ (1), à commencer par la partie du livre Ashram d’Arnaud Desjardins qui lui est consacrée (2) et le classique L’enseignement de Mâ Anandamayî (3) traduit par Josette Herbert.


(1) Adresse du site internet de Mâ : www.anandamayi.org
Chez Albin-Michel :
- L’enseignement de Mâ Anandamayî
- Aux sources de la joie, de Jean-Claude Marol :
- Vie en jeu chez Accarias
- En tout et pour tout chez Claude Portal 12 rue Lamartine 78100 Saint-Germain 01 34 51 74 41 qui s’occupe aussi d’un groupe mensuel de Mâ, qui se déroule en général chez lui.
- La saturée de joie chez Dervy, 2001 qui est la synthèse de Marol sur Shri Mâ, publiée quelques mois avant le décès de l’auteur.
- Une fois, Mâ Anandamayî au Courrier du Livre
- Perles de Lumière à la Table Ronde
- Ce corps - Jésus et Mâ Anandamayî à Altess BP 77833 Ozoir Cedex 01 64 40 27 57
- Présence de Mâ aux Deux Océans
- Une édition complète du journal d’Atmânanda, une musicienne autrichienne qui a vécu cinquante ans en Inde, d’abord dix ans auprès de Krishnamurti puis une quarantaine d’années auprès de Mâ, est parue chez Accarias en 2003 sous le titre de Voyage de l’immortalité.
Patrick Mandala se réfère souvent dans ses ouvrages à Shri Mâ qu’il a connu (par exemple Gourou Kripa aux éditions Dervy) et prépare une série de trois livres de témoignages de Français sur elle aux Editions Accarias.
- Anandamayi de Richard Lannoy, un grand livre de photos et textes en anglais par un auteur et photographe connu sur l’Inde, et qui a eu un lien avec Mâ. Disponible pour 15 euros chez Christopher Pegler 28 Perryfield Way Ham. Richmond Surrey TW 107 SP.
Adresses du site : avec la revue trimestrielle Jay Mâ, plusieurs livres sur Mâ en français, dont certains inédits ou épuisés ainsi qu’un site anglais avec une demi-douzaine de livres, des audio et des vidéo-clips. Pour la partie française, cliquez sur « Ashram » et ensuite sur « French ».

(2) Albin Michel - Spiritualités vivantes.
(3) Albin Michel - Spiritualités vivantes.


On trouve surtout des recueils des paroles de Mâ, mais les livres où l’on envisage son action dans la vie quotidienne sont plus rares. Pourtant, c’est cette intégration d’un idéal élevé dans le quotidien qui est le vrai signe d’un sage. Dans les souvenirs Bithikâ, nous voyons bien illustrée cette intégration. Les disciples de Ramakrishna avaient aussi compris cela, eux qui nous ont donné des écrits où l’on peut voir comment il agissait avec ses disciples et visiteurs dans la vie quotidienne.(4)

(4) The Gospel Shri Ramakrishna a été traduit aux éditions du Cerf dans la collection Patrimoines, et parmi de nombreux autres, et il y a aussi les deux livres de Swami Chetanyânanda ainsi que les deux volumes de Swami Sharadânanda Shri Ramakrishna, the Great Master. (Ramarkrishna Math, Mylapore, Madras). Se renseigner auprès du Centre Védantique Ramakrishna Bd Romain Rolland Gretz 77200 Tournan.


Il y a cependant des livres de témoignages directs de personnes qui ont été très proches de Shri Mâ disponibles en français aux éditions Terre du Ciel : Matri Darshan de Bhaïjî, le premier grand disciple de Mâ qui lui a donné son nom d’Anandamayî, et Un Français dans l’Himalaya de Vijayânanda, qui a passé trente ans auprès de Shri Mâ, sans être retourné en France depuis plus d’un demi-siècle ; il vit toujours à présent dans son ashram près d’Hardwar que je fréquente moi-même depuis dix-huit ans.

J’ai rajouté aux souvenirs de Bithikâ un petit livre qu’elle a publié pour la Sangha (communauté) de Mâ Anandamayî lors du Centenaire de la naissance de celle-ci en 1996. De plus, nous avons mis en dernière partie un résumé substantiel d’un autre livre de Bithikâ sur le Védanta et la modernité. C’est le résultat de plusieurs années de recherches en philosophie qu’elle a effectuées dans une université canadienne. Bien que cet ouvrage ait été publié en anglais dans les années 1980, il reste complètement actuel en ce début de troisième millénaire. Le Védanta et la non-dualité connaissent une vogue qu’on peut dire sans précédent en Occident actuellement : la découverte que, parallèlement à la voie de l’Amour enseignée par la plupart des religions, il existe aussi une voie de la Connaissance non pas intellectuelle, mais mystique qui permet d’atteindre l’Absolu. Il s’agit certainement d’un enrichissement pour l’Occident actuel.(5) Cependant, pour savoir dans quelle mesure les expériences ou enseignements sont cohérents avec les sources traditionnelles, il est bon de faire un bilan. Par son itinéraire de vie et de recherche intérieure, Bithikâ peut nous aider en cela.


(5). Voir par exemple la revue Troisième millénaire Les Milléris 89520 Fontenoy et les Editions Les Deux Océans ou Inner Qu’est à Paris.


Bithikâ a été non seulement professeur de philosophie à l’Université hindoue de Bénarès : mais elle a été invitée plusieurs fois en Europe pour parler de Mâ et de la spiritualité de l’Inde : elle est de plus vice-présidente du « kanyâpith » ; l’école des filles associée à l’ashram de Mâ à Bénarès. C’est probablement la première école en Inde à avoir mené des étudiantes jusqu’au shastri, le doctorat traditionnel en sanskrit et sciences religieuses.

Les Occidentaux ont souvent du mal à comprendre l’utilité du maître spirituel. Ils pensent qu’on donne trop d’importance à une personne qui après tout reste humaine, et que les disciples se laissent aller à leurs émotions. C’est là que le témoignage de Bithikâ est important : après presque un demi-siècle de fréquentation de Shri Mâ par sa famille et elle-même, on ne peut certainement pas dire qu’elle se soit laissée aller à un « coup de coeur » émotionnel. Shri Mâ a été son expérience de vie des plus stables. Celle-ci a enseigné pendant plus de cinquante ans dans le nord de l’Inde, et il n’est pas rare de trouver autour d’elle des familles qui l’ont suivie pendant quatre générations. Il est vrai que l’attachement à un maître spirituel peut diminuer l’indépendance du disciple au début, mais il nous donne la véritable indépendance, qui est celle par rapport à nous-mêmes, à notre ego et à nos instincts plutôt aveugles. De plus, un vrai maître ne laisse pas son disciple s’installer dans la dépendance, quand il est mûr, il l’envoie par exemple pratiquer intensivement en solitude. Certes, le divin est présent en chacun, mais cette présence se manifeste plus particulièrement en certains. Par ailleurs, en notre époque de globalisation, où les grandes religions ont tendance à envahir le « marché » mondial pour se répandre comme des sociétés multinationales qui ne rêvent que d’expansion, la base personnelle et directe de la relation entre maître spirituel et disciple prend encore plus d’importance. Il n’y a pas d’initiation véritable sans cette relation, bien qu’il y ait certainement des exceptions qui confirment la règle.

Dans sa sélection de paroles de Mâ, Bithikâ donne beaucoup d’importance au mantra ; il est vrai que c’était une pratique que Mâ a elle-même beaucoup effectuée, et qu’il s’agit de la méthode préférée de la plupart des femmes indiennes. Les femmes fidèles de Mâ, par exemple, ont souvent des mantras reliés à Krishna. Cependant, Mâ pouvait donner des instructions très précises en yoga aussi, mais à ce moment-là elle le faisait en entretien privé et demandait à ses interlocuteurs de ne pas répéter ses consignes, un genre d’instruction qui est dans la ligne de la tradition. Vijayânanda raconte que parfois, elles étaient si complexes qu’il ne réussissait pas à faire les exercices. Et puis, un beau jour, il s’est aperçu qu’il était assez mûr et que les pratiques méditatives précises qu’il trouvait par lui-même fonctionnaient mieux que celles que lui proposait Mâ. Il le lui a dit, elle a souri et lui a répondu immédiatement : « Fais tes propres pratiques ! » Conseil qu’il a suivi depuis. En fait, elle a aussi tenté de donner des exercices yoguiques à Bithikâ, mais celle-ci avoue qu’elle ne les a guère pratiqués, et donc Shri Mâ n’a pas insisté, elle n’était pas du genre à cela (cf. Section « vacances d’été » en 1947). Dans la tradition hindoue, le gourou réalisé (sadgourou) n’est pas là simplement pour donner un enseignement intellectuel ou technique. Il transmet une énergie, un fil d’Ariane pour sortir du labyrinthe du mental, et c’est cela qui agit le plus directement pour aider les disciples.

Dans un monde Occidental souvent coupé de ses racines religieuses, la notion même de tradition est mal comprise. On l’associe souvent à l’intégrisme, mais il y a pourtant un critère simple pour faire la différence : un être authentiquement traditionnel suit la voie des anciens par amour, alors que les intégristes veulent l’imposer aux autres avec haine. La distinction est simple, mais de taille.

Je remercie Geneviève Koevoets d’avoir bien voulu prendre en charge la traduction de la seconde moitié des souvenirs de Bithikâ. Elle a travaillé aux Etats-Unis, et a eu un métier où elle était souvent amenée à écrire et traduire. De plus, sont itinéraire spirituel l’a amené à l’enseignement de Shri Mâ, et elle était donc tout désignée pour ce travail.



Jacques Vigne
Ermitage de Dhaulchina (Himalaya)
Juillet 2003



Note sur la translitération : les mots sanskrits sont en général en italique ; si une consonne, en particulier dentale, est en police normale, c’est qu’il s’agit d’une rétroflexe. Les accents circonflexes indiquent bien sûr les longues, il y a ainsi une transcription à peu près complète de la dévanâgarî sans avoir à recourir à des caractères spéciaux.