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Prélude

la quête spirituelle d'une Occidentale auprès de Ma Anandamayi ; Ed. établie et présentée par Ram Alexander ; trad. de Jack Gontier et père Paul du Coeur de Jésus
Paris : Ed. Accarias-l'Originel, 2003

PRELUDE

" Oubliez l'oubli. La mort doit mourir ".
Sri Ma Anandamayi

Le journal d'Atmananda constitue un témoignage intime de l'odyssée spirituelle d'une Européenne artiste et ses rapports étroits avec quelques-uns des personnages spirituels les plus importants du XXe siècle - notamment avec son Guru, la grande mystique bengalie, Sri Ma Anandamayi. De façon exceptionnelle, il relate le trajet de ses compagnons de route, d'autres artistes de l'Occident, intellectuels et gens partis à la découverte du spirituel. Comme elle, ils ont entrepris le voyage en Orient durant la première moitié du XXe siècle ; ils ont servi de précurseurs à beaucoup de jeunes Européens et Américains qui, à partir de la fin des années soixante, ont envahi l'Inde en quête d'une plénitude spirituelle.
Atmananda naquit à Vienne le 7 juin 1904, dans une famille juive de condition aisée et reçu le nom de Blanca. Son enfance fut profondément perturbée par la mort de sa mère après la naissance de sa soeur cadette. Les deux fillettes furent élevées par leur grand-mère et une série de tuteurs. Malgré ses fréquents déplacements, le père de Blanca s'intéressa de très près à l'éducation de ses filles et voulut leur procurer ce que le monde offrait de meilleur. C'est ainsi qu'elles eurent une gouvernante qui ne leur parlait qu'en français et une autre qui ne leur parlait qu'en anglais, afin qu'elles apprennent à parler ces deux langues couramment. Quand on s'aperçut que Blanca était douée pour la musique, on acheta un piano à queue et on engagea les meilleurs professeurs. Elle devint une sorte d'enfant prodige et donna son premier récital public à l'âge de seize ans.
Le père de Blanca l'encouragea à plonger dans le tourbillon de la vie culturelle de Vienne, qui était alors la capitale du vaste Empire austro-hongrois. C'était la vienne de Freud, de Mahler, de Gustave Klimt et de Richard Strauss, la cité qui, l'espace d'un instant vertigineux, avait atteint les plus hauts sommets de la civilisation occidentale. Mais toute cette splendeur allait bientôt s'écrouler sous les coups de canon de la première guerre mondiale, pendant laquelle Blanca, comme une bonne partie des habitants de la ville, vécut parfois au bord de la famine.
C'est pendant cette période marquée par le chaos et la dévastation que furent semées les graines de la quête mystique de Blanca. Elle se mit à lire les écrits spirituels de Tolstoï, les sermons de Bouddha et de Maître Eckhart, la poésie mystique de Rilke, et les romans ésotériques de Hermann Hesse et de Gustav Meyrink. Un jour, à l'âge de seize ans, tandis qu'elle traversait un parc en songeant à toute cette destruction insensée, se produisit l'un des événements les plus importants de sa vie. Soudain le monde matériel - les arbres, les rochers, le ciel, l'eau - s'anima d'une vie intense et s'emplit d'une lumière divine dans laquelle il n'y avait plus de séparation entre celle qui percevait et ce qui était perçu, mais une unité béatifique qui, par définition, était amour éternel. L'espace d'un instant éternel, tout ceci lui fut révélé avec une force inouïe, et cette révélation allait être désormais le nerf moteur de sa vie.
Blanca découvrit bientôt la Théosophie, qui donna une structure et une expression à son expérience. Elle s'immergea dans ce nouveau mouvement spirituel à une époque où celui-ci avait atteint l'apogée de sa popularité et de son dynamisme. En 1925, elle assista à la convention marquant le 50e anniversaire de la Société Théosophique qui eut lieu en Inde du Sud, au quartier général de la Société. Elle vécut ensuite plusieurs années en Hollande dans une grande communauté théosophique.
Blanca fit la connaissance du "Messie malgré lui" de la Théosophie, J. Krishnamurti, et tomba sous son influence. Elle finit même par abandonner définitivement l'Occident pour aller enseigner à Bénarès, à l'école de Krishnamurti. En même temps, un compatriote autrichien saisit le pouvoir à Berlin. Il s'embarqua sur une voie de destruction et de racisme plein de haine qui anéantirait, complètement et à tout jamais, le monde où elle était née ; qui emporterait la plupart de ses amis et des membres de sa famille.
Plus tard, déçue par l'enseignement de Krishnamurti, elle reprit sa quête, qui l'amena à l'ashram de Ramana Maharshi, le célèbre sage de l'Inde du Sud. Elle trouva auprès de lui une grande paix, mais sa destinées était ailleurs. Elle toucha enfin au but lorsqu'elle rencontra Sri Ma Anandamayi, la grande mystique bengalie, que ses fidèles considéraient comme une incarnation de la Mère divine. De 1945 à sa mort, la vie d'Atmananda fut de plus en plus centrée sur sa relation avec cette femme extraordinnaire, relation dont l'unique but était la révélation du mystère de sa propre existence.

Sri Anandamayi Ma
(1896-1982)

NOTICE BIOGRAPHIQUE

Sri Ma Anandamayi (1896-1982) est l'une des plus extraordinaires figures spirituelles de notre époque et fut la dernière des grands représentants de la renaissance hindoue initiée par Sri Ramakrishna Paramahansa (1836-1886). L'Inde a toujours été une terre de saints, mais à partir de cette période et jusqu'à son indépendance en 1947, il semble qu'un nombre exceptionnel de ces grands êtres s'y soient manifestés. Atmananda a eu la rare bonne chance d'entrer en contact étroit avec quelques-uns de ces saints.
Ma Anandamayi disait d'Elle qu'Elle était tout ce qu'on La considérait être et que Sa conscience était totalement fondue dans le Divin (parabrahman), l'état de non-dualité absolue, qui se manifeste en chaque individu sous la forme de son âtman (soi, âme). En ce sens, Elle disait parfois aux gens qu'Elle était leur âtman. Avoir une relation avec Elle, c'était entrer en contact avec quelque chose qui constituait notre essence intime véritable, quelque chose qui n'est ni hors de nous ni séparé de nous.
Ce n'est pas tellement à travers Ses paroles ou Ses enseignements qu'on doit apprendre à la connaître, mais au moyen d'une relation personnelle, relation qui, fondamentalement, de par sa nature essentielle, est non-duelle. C'est là le grand mystère et le grand secret de l'antique tradition indienne du Guru qu'elle incarnait.
Ma Anandamayi naquit dans un lointain village du Bengale oriental (à présent Bangladesh) le 1er mai 1896, au sein d'une pauvre famille brahmane, et reçut le nom de Nirmala, "Pureté Immaculée". Avant sa naissance, divers signes et présages avaient averti Sa mère que cet enfant ne serait pas un enfant ordinaire. Dès sa naissance, la beauté mystérieuse qui émanait d'Elle lui attira les faveurs de tous les villageois. Le monde où Elle grandit était imprégné de ferveur religieuse et de dévotion, et d'une conscience de la nature essentiellement spirituelle de la vie que les millénaires ont définie et raffinée. C'était encore un monde non pollué par les opinions modernes des masses : les panacées politiques et la manipulation par les mass media. Souvent, Son père s'en allait pendant des semaines entières avec des groupes itinérants de ménestrels religieux, tandis que Sa mère demeurait au foyer, où elle accomplissait les nombreux rituels d'adoration dédiés aux divinités titulaires, comme ses ancêtres l'avaient fait depuis des siècles.
Comme le voulait la coutume, Nirmala fut donnée en mariage à l'âge de treize ans, mais il s'écoula plusieurs années avant qu'Elle ne vive avec Son mari, sensiblement plus âgé qu'Elle. Quand finalement ils s'installèrent ensemble, en 1914, il ne fut jamais question d'avoir entre eux des relations conjugales normales : l'énergie spirituelle qui émanait d'Elle en permanence empêchait automatiquement et tout naturellement ce genre de choses.
Bholanath (c'était le nom de Son mari) persévéra dans cette relation hors du commun et se transforma peu à peu en un yogi exceptionnel. Pendant cette période, on remarqua que Nirmala, sur le plan extérieur, était une ménagère modèle et accomplissait ses multiples travaux domestiques à la perfection. Mais ce qui se passait en Elle était d'un ordre tout à fait différent. Parfois, au beau milieu de Ses tâches ménagères, Elle entrait dans un état de transe, et il fallait parfois l'intervention de Son entourage pour Lui faire reprendre conscience. Elle n'a jamais donné d'explication sur ce phénomène ; quoi qu'il en soit, Elle demeurait radieuse et enjouée. Elle était toujours parfaitement soumise et semblait n'avoir aucun désir personnel. Elle était extrêmement belle, mais c'était une beauté (comme ce sera le cas tout au long de sa vie) qui élevait l'esprit de qui la contemplait jusqu'aux sphères spirituelles.
En 1918 Bholanath trouva un poste d'intendant dans un endroit nommé Bhajitpur, pour le compte de Nawab de Dacca. C'est là qu'allait réellement commencer ce que l'on appela la sâdhana lîlâ de Ma, le jeu de Ses pratiques spirituelles. Ma a toujours souligné qu'Elle était dans un état de complète illumination spirituelle depuis Sa naissance, que pour Elle il n'y avait rien à atteindre ni à rechercher spirituellement, car Elle n'avait jamais cessé d'être immergée dans cet état hors du temps. Néanmoins, peu après Son arrivée à Bhajitpur, l'idée Lui vint de "jouer le rôle d'une sadhaka", bien qu'Elle n'eût jamais reçu d'instructions à cet égard ni pratiquement aucune éducation. Le soir, quand Son travail était terminé, Elle allumait des bâtonnets d'encens et Se mettait à répéter l'un des noms divins. Presque aussitôt Son corps prenait une posture yogique de méditation et Elle entrait dans un profond état de transe spirituelle. Fatigué après Sa dure journée de labeur, Bholanath s'asseyait sur son lit et La regardait avec fascination avant d'être submergé par le sommeil.
Ces états d'absorption mystique devinrent de plus en plus fréquents. Le 3 août 1922, pendant la nuit de la pleine lune, eut lieu ce que l'on appela "l'auto-initiation" de Ma. Dans la soirée, après que Bholanath fut allé se coucher, Elle S'installa comme d'habitude pour faire Sa "méditation" ; spontanément, depuis les profondeurs de Son être, se produisit un processus initiatique ésotérique dans lequel Elle joua à la fois les rôles de guru et de disciple. Puis Elle entra en samâdhi, l'état d'absorption mystique dans lequel toute dualité disparaît.
Son "jeu" de la sâdhana se poursuivit ainsi pendant quelques années. Elle demeurait parfois en samâdhi plusieurs jours de suite ; dans cet état, tous les signes extérieurs de vie, tels que respirations et battements de coeur, devenaient pratiquement imperceptibles. Elle avait le darshan (la version) de diverses divinités, qui se fondaient ensuite en Elle : la dualité adorateur/adoré disparaissait dans la non-dualité absolue. Ma dit qu'au cours de cette période, Elle avait été soumise à l'éventail complet de toutes les pratiques spirituelles imaginables, hindoues et autres, et avait suivi chacune d'elles jusqu'à son terme ; toutefois, ceci fut accompli avec une incroyable rapidité. Normalement, cela prendrait des années, voire des vies entières, pour parvenir au terme d'une seule de ces pratiques. Elle dira par la suite qu'Elle n'avait jamais réveillé ne serait-ce que le millième de ce qu'Elle avait alors vécu.
"Pendant cette période, ses journées n'étaient pas divisées en matinées, soirées et nuits : il n'y avait qu'une seule et longue période d'ineffable béatitude. Parfois, alors qu'Elle était en train d'accomplir un âsanas yogique compliqué, Ses longues tresses noires se prenaient dans ses membres et des cheveux se trouvaient arrachés, mais Elle ne ressentait pas la douleur physique. Faim, soif, sommeil et autres besoins du corps demeuraient en suspens pendant des jours entiers". Pendant cette période, Bholanath veilla sur Elle comme un père veillerait sur un enfant sans défense.
En avril 1924, Bholanath et Ma allèrent habiter à Dacca, ville principale de la région et siège de l'administration britannique locale. Bholanath devint l'intendant des jardins de Shabbag, un vaste domaine appartenant au Nawab. C'est pendant cette période que le monde extérieur découvrit Ma pour la première fois. Ses extases s'intensifièrent et il émanait d'Elle un rayonnement spirituel qui exerçait sur les autres un attrait irrésistible. Ceux qui commençaient à présent à Lui rendre visite appartenaient à l'échelon le plus élevé de la science indienne de cette ville relativement moderne : médecins, avocats, hauts fonctionnaires et aristocrates qui, sans être particulièrement attirés par la religion (beaucoup avaient même abandonné leurs traditions), ressentaient en présence de Ma quelque chose d'extraordinairement inspirant, quelque chose qui, en dernière analyse, ne leur était pas extérieur, mais qui était la manifestation intime de leur propre divinité intérieure.
L'atmosphère du merveilleux et du miraculeux L'enveloppait de façon constante, et de nombreuses guérisons physiques et psychologiques ont eu lieu. Des gens découvrirent un sens à leur vie qu'ils n'avaient jamais imaginé possible. Certains même se sentirent inspirés à renoncer totalement au monde pour s'adonner intensément à la pratique du yoga et de la méditation. Il s'agissait souvent de personnes très cultivées qui durent faire face à l'opprobre de leurs semblables, en particulier parce que recevoir ainsi des directives spirituelles d'une femme, une villageoise sans éducation, était une chose sans précédent. Dans un avenir pas si lointain, les plus grands pandits, érudits et yogis de l'Inde allaient venir s'asseoir à Ses pieds, remplis de respect, et vérifier par eux-mêmes qu'Elle incarnait véritablement la sagesse la plus élevée, celle qui se trouve exposée dans les textes sacrés et millénaires de l'Inde.
L'année 1926 marque la fin de la sâdhana lîlâ. La jeune villageoise timide qui, en public, Se couvrait le visage avec Son sari, avait cessé d'exister ; Ma avait commencé à jouer le rôle du grand maître spirituel qu'à l'évidence Elle était. Le nombre de Ses adeptes ne cessait d'augmenter et ils lui construisirent un ashram à Dacca. Refusant cependant de se laisser enchaîner, Elle se mit à faire des pèlerinages à travers l'Inde.
Parfois, pour échapper à la possessivité de cette foule de gens, Elle "s'enfuyait" à la gare la plus proche (souvent en pleine nuit) à la grande consternation de ceux qui sentaient que le vie dépendait d'Elle. Elle ne donnait aucun indice d'où Elle allait ni de quand, si jamais, Elle allait revenir, et montait le premier train en partance (parfois accompagnée d'une seule personne). Puis, Elle Se plongeait en samâdhi tandis que le train L'emportait vers une destination inconnue !
Peu à peu, au fil de ses pérégrinations quasi incessantes, Ma acquit un vaste nombre de fidèles dans l'Inde entière. Rois, ministres, généraux, érudits et saints se prosternaient devant Elle. Devant Ma, les puissants de ce monde se sentaient mis à nu, comme s'ils se trouvaient devant Dieu, leur Soi intime.
C'était toujours une expérience très impressionnante. En Sa présence, on se rendait parfaitement compte que le but essentiel de la vie est d'ordre spirituel, que reconnaître et comprendre pleinement cette Réalité constitue l'unique raison de notre existence.
Finalement on construisit des ashrams et on créa une organisation. Ma, quant à Elle, essaya de rester à l'écart de tout cela. Elle demeura ce qu'Elle avait toujours été, totalement libre. A l'époque où Atmananda commença à se rapprocher d'Elle en 1945, Ma Anandamayi était devenue l'une des figures spirituelles les plus célèbres de l'Inde.