Extrait
chapitre
numéro
4

La parole en jeu

textes réunis et trad. par Jean-Claude Marol
Paris : Éd. Accarias-l'Originel, 1995

4. LA PAROLE EN JEU







Comment, malgré les tribulations de la traduction, restituer la saveur formelle du langage de Sri Ma Anandamoyi ?

Nous proposons ici d'approcher brièvement la jongleuse de mots, la conteuse, la poétesse.



A MOTS JOUÉS

Pour ne pas étourdir le lecteur, en précisant à chaque fois que le mot est bengali ou sanskrit, nous conviendrons que les termes sanskrits sont en capitale et les termes bengalis en capitale italique.

"Le temps" (SAMAYA ) signifie "imprégné par le Soi" (SVA MAYI )

un repos où rien n'existe qui ne soit Lui.

Notre "manque" (ABHAVA) et notre "être réel" (SVA BHAVA ) ne font qu'un.

Quel est ce "manque" ?

Quel est cet "être réel" ?

LUI

Où il y a "doctrine" (VADA) il y a "exclusion" (BADA )

Ce qui est mis au pinacle ici, sera rejeté là...

Mais où est établie "l'unité dans la différence" (BHEDABHEDA) différence et non-différence cessent d'exister.

Aussi longtemps que vous vous identifiez au "corps" (DEHO ) vous criez : "Donne ! Donne !" (DAO ! DAO ! )

Sous le déguisement de l'éphémère, qui est là ? Qui va ? Qui vient ? Une palpitation d'"océan" (SAMUDRA) "Lui s'exprimant lui-même" (SVA MUDRA). Les "vagues" (TARANGA) sont le déroulement de "ses membres" (TAR ANGA)

"le corps" (SHARIRA) veut dire changement perpétuel, ce qui toujours "se déplace" (SARA)

"Comprendre intellectuellement" (BOJHA) c'est porter le "fardeau" (BOHJA aussi) de nos conceptions.

"Parler" (BHASHA) signifie "flotter" (BHASA) à la surface. A moins que l'esprit ne vienne à la surface, les mots ne viendront pas. Tant que l'on est immergé dans la profondeur, aucun mot ne peut apparaître.

"L'ascèse" (SADHANA) est notre "propre richesse" (SVA DHANA). Cette richesse est inépuisable !

"Pas Lui" (NA SA) est au sens propre "destruction" (NASHA). Quand la destruction est détruite... IL EST...



"Le monde" (SANGSARA) est "incertitude" (SANGSHAYA) sans fin !

"Le monde" (SANGSARA) est un cirque où "Le clown" (SANG) joue pour servir "la Réalité essentielle" (SARA).

Vous vous pensez le propriétaire (MALIK) du jardin et vous vous angoissez. Abandonnez l'idée de propriété et soyez jardinier (MALI) tout ira beaucoup mieux !

"Le monde" (JAGAT) est "mouvement" (GATI)... va et vient...

Ce corps ne fonde aucun ASHRAMA (lieu consacré à la vie spirituelle). Là où n'est plus SHRAMA (peine, tension) est ASHRAMA.

Transcendant le monde, pénétrant tout l'univers, il n'est qu'un seul ASHRAMA. En Lui il n'y a pas à faire la distinction entre son propre pays et les pays étrangers.Dites-le comme vous voulez. Il en est ainsi.

A MOTS CONTÉS

Un bon début

Un mendiant demandait l'aumône à un riche propriétaire. Celui-ci, avaricieux, refuse de donner quoi que ce soit. Le mendiant insiste. A la fin, le riche, avec rage, lui verse dans la main une poignée de terre poussiéreuse.

Voilà pour ton aumône !

Le mendiant accepta, heureux :

c'est un bon début, voilà au moins un don...

Le roi, le guru et le sacré garnement

Il était une fois un roi. Il ne manquait de rien et pourtant il clamait partout son insatisfaction. Un jour il entend dire qu'une initiation et des directives spirituelles données par un guru sont nécessaires pour trouver le calme intérieur.

Le roi fait rechercher son guru familial. Il l'avait oublié depuis bien longtemps. Le guru en question, laissé sans ressources, menait une vie misérable. L'initiation que lui demandait le roi était une aubaine ! Il accourt au palais et dit au roi que sa paix intérieure est garantie. Le roi reçoit son initiation à l'heure propice et le guru reçoit un confortable salaire. Le roi récite consciencieusement son mantra pendant des mois. Mais de calme intérieur... aucun ! Un jour, excédé, il menace son guru :

"J'ai reçu l'initiation, j'ai suivi tes directives spirituelles et mon esprit ne connaît aucun répit. Si dans huit jours je ne suis pas en paix et si tu n'as rien d'autre à me proposer, ta famille et toi serez exécutés."

A ces mots, le pauvre guru est paniqué. La nourriture ne passe plus. Il ne trouve plus le sommeil, et voit avec angoisse la mort s'approcher.

Le guru avait un fils. Un drôle de gaillard, qui n'avait rien voulu apprendre et passait ses jours à rôder dans la forêt. Il n'apparaissait qu'aux heures des repas. Autrement, nul ne savait ce qu'il faisait de son temps. Six jours ont passé. Le septième jour, dans la maison du guru, l'état d'esprit n'était pas à préparer un repas. Le guru et sa femme se rongeaient les ongles d'angoisse. A midi, le fils arrive pour son repas. Rien n'est prêt. Il demande ce qui se passe. Son père lui raconte tout "et que si le roi le lendemain ne recevait pas de meilleurs conseils, ils seraient tous décapités".

S'il n'y a que ça, dit le fils, je m'en occupe. J'irai demain trouver le roi. Aujourd'hui on mange...

Le père reprend courage. La mère prépare à manger. Le lendemain, le guru et son fils se présentent devant le roi.

Alors, cher guru, ces sept derniers jours j'ai pratiqué scrupuleusement les exercices que tu m'as donné. Je suis de moins en moins calme. Je te préviens, si tu n'as rien de mieux à me proposer aujourd'hui, autant dire que ta tête ne va pas longtemps rester sur tes épaules !

Mon fils va tout vous expliquer, se hâte de dire le père.

Vraiment ? dit le roi.

Majesté, je peux vous éclairer, confirme le fils, mais il faudra que vous fassiez tout ce que je vous demanderai. Si vous suivez ce que je vous dis, vous comprendrez pourquoi vous n'arrivez à rien et vous trouverez l'issue.

Le roi consent à tenter l'expérience.

Suivez moi, dit le fils. Il charge le roi et son père de deux rouleaux de corde. Tous trois s'enfoncent dans la forêt jusqu'à rencontrer trois arbres splendides. Le fils du guru demande au roi et à son père de s'adosser chacun à un arbre. Il les ligote, puis grimpe dans le troisième arbre, saute de branche en branche et chante tout son saoul. Le roi fulmine. Ses liens lui scient les membres. Il ordonne au père de le détacher. Le guru s'exclame :

Comment pourrais-je vous délivrer alors que je suis attaché ?

Le roi réalise d'un coup : "Mais oui... bien sûr ! comment aurais-je pu rester paisible alors que j'étais si étroitement ligoté à ce monde ? Comment ai-je pu demander à un homme lui-même attaché de me libérer de mes liens ?"

Alors il dit au fils :

Maintenant tu peux me délivrer. J'ai trouvé ce qui donne la paix.

Le fils du guru, ce sacré garnement, aussitôt le délivre.

Le roi revint-il à ses affaires ? Erra-t-il en ascète ? De toute façon, il n'était plus noué au monde. Pour lui, maintenant tout ne pouvait que bien aller...

Les quatre questions

Le roi promettait une belle récompense à qui saurait répondre à quatre questions :

1. Où Dieu réside-t-il ?

2. Que mange-t-il ?

3. Quand rit-il ?

4. Que fait-il ?

Les plus grands érudits du royaume furent un à un éconduits. Un paysan, de son champ voyait toutes ces allées et venues. Il finit par demander à celui qui ce jour-là ressortait tête basse du palais :

Que se passe-t-il au palais qui vous fait tous repartir découragés ?

Quatre questions sont posées : où Dieu réside-t-il ? Que mange-t-il ? Quand rit-il ? Que fait-il ? Personne jusqu'ici n'a su répondre au roi de façon satisfaisante.

S'il ne s'agit que de cela, c'est facile.

Le paysan le lendemain se présenta au palais. Les gardes voulurent le chasser comme un malpropre, mais le roi s'interposa.

Je t'écoute.

A la première question "Où Dieu réside-t-il ?" je réponds "Où ne réside-t-il pas ?"

Le roi fut satisfait.

A la deuxième question "Que mange-t-il ?" je réponds "Il mange l'ego".

Le roi fut très satisfait.

A la troisième question "Quand rit-il ?" je réponds "Quand le bébé est dans le ventre de sa mère, les mains jointes, il prie Dieu de le délivrer de toute angoisse et il promet de Lui vouer sa vie. Une fois né il oublie tout... Alors Dieu rit."

Le roi fut très très satisfait. Il restait la dernière question, la plus difficile : "Que fait Dieu ?"

Là le paysan s'inclina :

Votre Majesté, je vais vous répondre, mais j'ai d'abord une chose précise à demander...

Nous t'écoutons, dit le roi.

Le paysan demanda un petit tapis qu'il fit placer par terre et invita le roi à venir s'asseoir dessus. Le roi s'assit sans rechigner par terre et le paysan s'installa sur le trône. Les courtisans étaient stupéfaits ; le roi sentit monter la colère :

Alors, ta réponse ?... Attention à ce que tu vas dire !

Le paysan rit et dit :

La réponse est là. Moi, votre indigne sujet, je suis assis sur votre trône, pendant que vous, Majesté, êtes par terre. Dieu fait cela. S'il le veut, d'un instant à l'autre il fait d'un roi un manant, et d'un manant il fait un roi.

Le roi fut très très très satisfait et il récompensa généreusement le paysan.

L'abeille comblée

Dans un bassin fleurissait un lotus d'une surprenante beauté. Un passant subjugué demanda aux poissons et aux grenouilles qui vivaient là :

Quelle est cette merveille ?

Les résidents s'esclaffèrent :

Quelle merveille ? C'est une fleur commune, voilà tout.

Soudain, à toute allure, une abeille venue d'on ne sait où se précipita sur la fleur. Le passant avait voulu l'arrêter pour l'interroger.

Elle dit :

Plus tard !

Un peu après, comblée, elle lui dit :

Ne sais-tu pas qu'il s'agit d'un lotus ? Son nectar, si on le consomme, nous transforme !


A MOTS CHANTÉS

Quelle est ma caste, mon nom, ma maison ?

Rien n'est sûr... que puis-je dire ?

Quoi encore...? Je n'appartiens à personne,

Et dans les trois mondes, personne ne m'appartient.

Ni père, ni mère... Y a-t-il jamais eu quelqu'un ?

Je ne sais.

Personne ne m'a rien dit. Je n'ai rien entendu.

J'ai été gratifiée d'un époux vertueux,

qu'en fut-il au lieu de sa crémation ?

Je ne sais.

Tourments oubliés, maison quittée.

Monde laissé là,

J'erre de jungle en jungle.



Qui frappe aujourd'hui à mon cÏur ?

Qui a cette voix charmeuse ?

Je l'écoute et je ne peux plus rester en paix.

La frénésie m'emporte

Hors de chez moi.

Un vin d'illusion m'étourdissait.

Inconscient, pris dans le mensonge,

Qui aujourd'hui vient me réveiller ?