Extrait
chapitre
numéro
0

Préface

textes réunis et trad. par Jean-Claude Marol
Paris : Éd. Accarias-l'Originel, 1995

PREFACE :

"Il n'y a pas "l'être éveillé"
et "l'être dans l'ignorance"...

La personne qui se dit "éveillée"
se donne une position !"


Sri Ma Anandamoyi déconcerte. La simplicité est déconcertante. Pour elle, il n'y a qu'UN... "un Jeu" où TOUT a sa place et sa nécessité. Sans doute est-ce la source de certains de ses rires inextinguibles ? Mais comme elle n'est pas à part du Jeu, pas spectatrice, qu'elle est le Jeu lui-même, son rire est aussi NOTRE rire, sa liberté notre liberté ; son nom ANANDAMOYI ("Toute joie") est aussi notre nom. Je traduis ANANDA par "joie" plutôt que "félicité" ou "béatitude" pour ne pas s'en tenir à la seule connotation "spirituelle". "Joy" pour nos anciens poètes était Joyau aux infinies facettes. Cette Joie, cette puissance pure, irrésistible (comme un fou rire) a entraîné des foules, nous entraîne aujourd'hui. Ma Anandamoyi, comme feuille au vent, ou comme vent lui-même, a erré sur la Terre-Mère des Indes. ... "Monde laissé là, J'erre de jungle en jungle"... improvisa-t-elle un jour en chantant. Toute sa vie, ainsi improvisée...

"Cette petite fille" (souvent elle se présentait ainsi) est née il y a un siècle dans un village de l'actuel Bengla Desh. Son père avait quitté le foyer, vagabondé, chanteur et renonçant et il était revenu... Elle est née - née sans pleurer, sans crier avait remarqué sa mère. C'était juste avant que le soleil se lève, le 1er mai 1896. "Pourquoi crier ? Je regardais le manguier derrière les barreaux de la fenêtre !" a-t-elle observé un jour. Sa mère lui donna le nom de NIRMALA ("immaculée"...). La portée de ce nom se révéla vite ! Mariée très jeune, son époux ne fut pas long à comprendre. Il n'eut pour elle que révérence, et protégea "immaculée" qui, traversée de soubresauts surnaturels, s'étirait dans le secret... s'étirait dans notre monde...

Peu à peu,

tant et tant ont été bouleversés !

Cela peut se compter en multitude,

cela se compte surtout un à un, une à une.

Il faut tendre très fort l'oreille pour entendre ce qu'un ancien médecin français dira d'"elle" dans sa barbe. Il l'a rencontrée il y a quarante ans et "n'en est pas revenu"... (Depuis, il n'a plus quitté l'Inde). Le nom que Ma lui a donné, Vijayananda, il le traduit à sa façon pince-sans-rire par "l'heureux gagnant".

De cette rencontre, il écrit avec retenue :

"C'était elle qui posait les questions claires, précises, allant droit au coeur des choses, soulevant exactement les points qui me touchaient. Mais ces mots n'étaient qu'un jeu de surface. Durant ces vingt minutes, elle m'avait infusé quelque chose qui était destiné à durer longtemps... qui dure toujours !"

Il a fallu qu'une photo déborde d'un de mes livres pour qu'une amie clown (de métier) s'exclame : "C'est elle !" et me confie l'Instant qui avait fait basculer sa vie. A la toute fin d'un voyage en Inde, touriste bardée d'appareils photos, elle "mitraillait" une fête - Durga Puja - On lui dit que la fameuse Ma Anandamoyi était présente à cette fête. L'amie n'avait jamais entendu parler d'Elle, mais trouvait à son goût de saisir le pittoresque de la situation :

Une foule en marée qui venait s'incliner devant une femme. Elle-même, emportée par la marée, se trouvait maintenant bien proche de cette fameuse femme-en-blanc. UN regard, UN instant se posa sur l'amie.

L'amie est tombée à genoux, tête contre terre, sans pouvoir se relever. Il a fallu que l'on vienne "l'enlever" pour l'installer dans un endroit moins mouvementé.

De retour en France

... "Six mois durant, m'a-t-elle dit, je ne savais plus où je mettais les pieds..." De cet instant elle n'avait jamais parlé, depuis quinze ans !

Le trésor est insituable (non, il n'est pas "en Inde") de cette rencontre, qu'elle se soit faite en quelques dizaines d'années ou en quelques dizièmes de seconde.

Un des familiers de Ma Anandamoyi, assez conscient ce jour-là qu'il allait dire une bêtise, ne put s'empêcher de demander : "Mère, vous avez certainement un peu plus d'affection pour celles et ceux qui sont toujours près de vous et prennent un si grand soin de votre vie..."

La réponse fut simple : "Non".

Car, cela se comprend un jour, Ma Anandamoyi est liée à tout, à tous, INCONDITIONNELLEMENT. (Ce n'est pas une façon de dire... quelques-uns des propos rassemblés dans ce recueil tentent de nous le faire réaliser sur bien des modes.)

"Ce qu'une dévotion soutenue permet d'atteindre, une grande Ame peut le donner d'un seul regard, du plus léger attouchement. La grâce de Dieu se donne sans rien attendre !"

Ma Anandamoyi "s'est éteinte" après la tombée du jour, le 27 août 1982. Je crois qu'on pourrait dire tout aussi bien qu'elle "a irradié !".

Une disciple autrichienne, pianiste renommée qui devint Atmananda quand elle se "fixa" auprès de Ma Anandamoyi (nous lui devons la fidèle relation, presque jour par jour, trente années durant, de propos et d'événements dont elle était témoin) fit cette remarque :

"Les derniers temps, vous savez, quand je m'asseyais devant sa chambre, je constatais et ressentais que plus son corps s'affaiblissait, plus sa présence devenait forte. De plus en plus forte !"

Ce 27 août 1982, à la mi-journée, j'étais en arrêt dans la basilique de Brioude, en Auvergne. Je ne parvenais pas à me séparer d'une statue en bois peint - une Vierge allongée au visage paisible, porteuse de l'Enfant à venir - Ma Anandamoyi était indissociable de cette petite Marie. Ma était là, et j'ai compris avec une acuité terrible que je ne LA reverrai plus jamais "physiquement". Après avoir veillé plusieurs heures la "statuette", j'ai quitté l'église à reculons.

Je crois, depuis, continuer de marcher "à l'envers".

"Apparition, continuité, disparition, sont simultanées" a-t-elle dit... Ce jour-là, sa disparition était pour moi son apparition. Environ vingt ans plus tôt, les si douces images qu'avait filmées Arnaud Desjardins étaient diffusées par l'ORTF. J'étais adolescent. Première rosée, première apparition.

Avec mon épouse, très jeunes nous avons beaucoup regardé Ma Anandamoyi, sans mots. Cela avait au moins cet avantage : être tendus vers son silence, ses chants, ses rires ou son regard, ou vers d'autres signes qui si on les contait, passeraient pour "magiques".

Lors de l'un de nos séjours, nous avions pour proche ami un Sastri (érudit en saintes écritures) très respecté à Bénarès. Nous bénéficiions de ses "traductions" auprès de Ma. Il suffisait qu'il apparaisse pour qu'après deux ou trois interjections échangées entre eux deux, le rire de Ma éclate irrépressible. Parlaient-ils de textes sacrés ? Le rire se partage, au-delà de toute culture. Nous riions aussi sans comprendre, comme nous regardions, écoutions sans comprendre...

Le but n'est pas de comprendre le bengali ni l'hindi mais de sauter dans le vide, avec ou sans les trapèzes des mots.

Ma nommait souvent sa façon de parler TOOTI PHOOTI (nous traduirons faute de mieux ici "bric à brac") ; une parole que ses fidèles savaient mobile, joueuse... libre.

"Elle donne de nouvelles significations à de nombreuses expressions usuelles, façonne des mots inédits avec des étymologies de son cru.

Ses propos sont immédiats. Pas de mots inutiles... et plus elle aborde des vérités profondes, plus les mots se raréfient.

Nous le savons, l'adéquation est difficile entre les modes de pensée bengalis et anglais. Il n'existe aucun équivalent anglais pour quantité de termes bengalis. Il faut souvent transposer deux ou trois mots bengalis par une phrase entière en anglais..." nous dit Atmananda, si dévouée à son effort de traduction.

Les mots de Ma Anandamoyi traduits, intégrés (je l'espère !) dans notre langue, convient presque toujours à un saut extrême :

Là où il n'est plus question de se raccrocher aux concepts familiers (fussent-ils "hautement spirituels").

"Pour réaliser ce qui EST, vous suivez tant d'injonctions, de chemins... Mais tout chemin limite. De toutes vos forces, ayez l'imagination de balayer toutes vos représentations. Au-delà de la représentation est la révélation de CELA que vous êtes vraiment."

Chacun des propos traduits pour ce livre est un rebond par rapport à un auditoire donné, une personne donnée, un moment donné. Ma Anandamoyi n'avait (n'a) pas "un" enseignement au sens où "maître" et "élèves" se retrouvent sur un mode donné, un seul, reproduit à satiété pour que d'autres à leur tour le reprennent tel quel... (Je décris ici la caricature d'un enseignement, bien entendu...)

Ma Anandamoyi, et c'est un de ses mystères, ne parle pas "devant" un autre. Elle parle "en" nous.

"Je ne vous réponds pas (dit-elle)... Cela vient à ma bouche. La réponse est à vous, comme vos questions sont à vous."

On comprendra sans doute que l'on répète néanmoins ses paroles d'un instant donné. Elles ont été recueillies si attentivement, si scrupuleusement par ses proches : le bien-aimé Bhaïji, la "grande soeur" Gurupriya Devi, Atmananda, "Kamalda", Amulaya Kumar Datta Gupta, Joshi, le respecté Dr. Gopinath Kaviraj... la liste de ces précieux témoins est difficile à clore...

Chaque moment, chaque situation "pointe" l'universel. A nous de suivre les flèches lancées ici ou là. Elles retombent toutes sur le "terrain fondamental".

Si j'ai cité la remarque du "chemin qui limite", c'est que nous savons tous par ailleurs quel respect inconditionnel elle vouait à toutes les voies de Dieu. Toutes, si tendrement, si intégralement ; des plus inattendues aux plus connues (hindoues, musulmanes, bouddhistes, chrétiennes avec toutes leurs infinies nuances). Toutes... et celles mêmes à réinventer, à inventer !

Je dirai brièvement que mon épouse et moi-même sommes liés à un précieux père chrétien. Je sais comment Ma Anandamoyi annonça cette rencontre et la protègea. Mais là s'arrête mon témoignage. Je me contente de citer ici, ce qu'une fois Elle dit du Christ :

"Il est Lumière ; Lumière qui donne lumière à tout."

Pour certaines, pour certains, toute distance a dû s'effacer entre un ici et un là-bas, un orient et un occident, un enseignement et un autre enseignement...

Un jour, souhaitons-le, la distance s'effacera entre soi-même et soi-même...

Sri Ma Anandamoyi nous dit :

"Vous pouvez m'apprécier ou non...

mais moi, je ne peux absolument pas me passer de vous !!!"

après, Elle éclate de rire !

Jean-Claude Marol16 mars 1995

(fête de Holi)