Vijayânanda
ou la flamme de la conscience.
par Vigyânânanda (Jacques Vigne)
La première section sur l’itinéraire de Vijayânanda est reprise de l’introduction du livre "Un Français dans l’Himalaya".
Les deux sections suivantes ont été écrites en mai 2020, dix ans et un mois après le moment où Swamijî a quitté son corps. Le sous-titre est inspiré par la couleur de son habit de sannyasi, orange comme une flamme, la flamme de la Connaissance. Plus il avançait en âge, plus on sentait que le feu de la conscience se développait chez lui indépendamment et au-delà du corps fragilisé par les ans. On aurait pu dire alors ce que Mâ expliquait à propos de sa maladie en fin de vie : « C’est l’appel de l’Absolu qui devient tellement puissant que le corps ne peut le supporter ! »
L’itinéraire de Vijayânanda
Vijayânanda, Abraham-Jacob Weintraub, était un médecin des environs de Marseille qui est parti pour l'Inde en 1950 et qui y est resté depuis. Il voulait visiter des maîtres spirituels et a rencontré le sien en la personne de Mâ Anandamayî (1896-1982), une sage d'origine bengalie.
Après une enfance religieuse, Vijayânanda est devenu athée à l'adolescence. Il a lu les philosophes, a exercé son sens critique et s’est mis à penser que toutes ces histoires de Dieu et de religions étaient des constructions mentales. Il a mené à bien ses études de médecine malgré les secousses de la Seconde Guerre mondiale, puis a commencé à pratiquer comme généraliste. Vivement intéressé par le bouddhisme, il décida d'aller visiter Ceylan et, à la suite, l'Inde. Juste après sa rencontre avec Mâ à Bénarès, il sent l’éveil d’une joie intérieure intense et lui demande de rester quelques jours dans ses ashrams.
Il y est mort 60 ans plus tard sans les avoir jamais quitté. Il annule son billet de retour, vend son cabinet médical par correspondance. Il ne quittera plus jamais l’Inde, en particulier n’est jamais retourné en France. Il entame, pendant dix-neuf mois, une vie de voyages, constamment auprès de Mâ. Il demeure ensuite de façon plus permanente à Bénarès, où il passe environ huit ans. C’était à l’époque le centre de l’organisation de Mâ, sur les bords du Gange. Mâ est d’ailleurs la seule sage de l’Inde à avoir eu de son vivant à Bénarès sur les bords du Gange un ghat (partie de gradins qui descendent dans le fleuve) à son nom.
Ensuite, il monte à l'âshram de Mâ près de l'agglomération d'Almora, à 350 km au nord- est de Delhi et à une centaine de kilomètres de la frontière du Tibet du Népal, dans l 'Himalaya. C’est un endroit très paisible et propice à la pratique intense.
Il passe ensuite sept ans plus avant dans les montagnes dans un ermitage à 2000 m d'altitude, en face du panorama du grand Himalaya, et d'un horizon de neiges éternelles qui s'étend sur plus de trois cents kilomètres. Après avoir vécu pendant les premières années en concentration intense sur Mâ, il évolue, avec l'accord de celle-ci vers une sâdhanâ védântique.
Pendant ses sept années de solitude, il ne lit pas ; il médite et il marche dans la montagne ; il demeure en face de l 'Absolu.
Vijayânanda a écrit quelques articles sur Mâ Anandamayî et un livre publié en Inde, Sur la trace des yoguis 1.
Nous avons présenté dans Un Français dans l’Himalaya 2 la traduction de ces articles et de larges extraits de son livre en plus de nombreuses réponses aux questions des visiteurs.
On trouvera d’autres articles et d’autres séries de réponse dans un second volume, Un chemin de joie, lui aussi disponible en ligne 3.
Déjà en l’an 2000, cela faisait longtemps que Vijayânanda n'écrivait plus. Il estime qu'on peut difficilement parler en général sur les questions spirituelles et que rien ne peut remplacer la communication orale où l'on peut répondre à chacun selon son niveau et sa demande : « Donner à manger à ceux qui ont faim et à boire à ceux qui ont soif. », c’était cette maxime qu’il suivait. À part quelques écrits que nous avons pu rassembler, non sans difficultés, Vijayânanda est resté très discret, en particulier du vivant de Mâ. Cette dernière n'avait besoin de l'aide de personne pour transmettre la spiritualité à ceux qui venaient la visiter.
De plus, Vijayânanda avait une vocation particulièrement ouverte à l'expérience de la solitude. Il croyait à l'action des « justes cachés » pour le bien du monde et citait à ce propos une tradition de la Kabbale. D'autre part, le sage dans l'hindouisme, en particulier le sage védântique, développe le sentiment intense de l'unité de toutes choses ; il n'a guère tendance au prosélytisme. Néanmoins, quelques années après que Mâ a quitté son corps physique, Vijayânanda s’est mis à répondre plus facilement aux questions des visiteurs ; il a quitté son corps à 95 ans, le 5 avril 2010, il n’a jamais cherché à développer d'école ou de secte religieuse ; ses paroles sortent réellement du silence, elles ont le poids de l'expérience ; elles sont douées d'une énergie particulière qui fait qu'elles ont une forte tendance à se réaliser, c'est du moins l'expérience que j'en ai eue pendant vingt-cinq ans que je l’ai fréquenté.
Son style de vie
On me demande de compléter la présentation de Vijayânanda pour un nouveau site Internet.
C’est pour moi un bon exercice, juste 10 ans et un mois après qu’il a quitté son corps. J’ai passé en tout 25 ans en contact étroit avec lui, dont neuf ans de 1989 à 1998 pratiquement tout le temps à Kankhal excepté une période de neuf mois, et ensuite pendant 12 ans, j’ai alterné des périodes d’un mois et demi de retraite à Dhaulchina, ermitage où il a lui- même vécu pendant huit ans, 15 jours auprès de lui et 15 jours consacrés à d’autres travaux autour de mes livres ou pour guider de temps à autre des groupes de Français qui venaient en pèlerinage en Inde.
On aura une bonne idée de son enseignement en lisant les deux livres Un Français dans l’Himalaya et Un chemin de joie, dont nous avons parlé ci-dessus. Un documentaire fait sur lui continue à toucher les gens et à être distribué au bout de plus de 20 ans 4.
Il y a dans ces écrits ou interviews déjà ses témoignages sur Mâ Anandamayî qui sont précieux car de première main – il a passé 31 ans et demi avec elle et en était considérée très proche. Ce que je peux rajouter au contenu de ce livre qui est déjà profond, c’est mon témoignage à son propos : il était complétement cohérent et authentique.
Ceci est important à souligner, dans un milieu religieux ou spirituel où il y a souvent des glissements mal contrôlés entre les vœux pieux et la réalité. Dans la tradition indienne et tibétaine, on dit qu’il faut passer 12 ans auprès d’un gourou pour être sûr qu’il soit authentique, j’ai passé 25 ans près de Swampiî, je peux donc le dire à son propos.
Le problème des grandes organisations religieuses, non seulement dans l’hindouisme mais dans d’autres traditions également, est que le leader vit dans une bulle et qu’il montre de lui aux gens seulement ce qu’en laisse filtrer lui-même et son entourage.
Les membres des ashrams deviennent alors des employés d’une société multinationale principalement occupés à gérer l’expansion de l’entreprise. La politique de groupe obscurcit largement un développement spirituel direct. Cela laisse souvent la place à l’hypocrisie, à la dissimulation voire à la manipulation de la part du leader.
Une des qualités fondamentales de Swamijî était la stabilité. Il expliquait avec un sourire qu’on voyageait et qu’on allait à gauche à droite parce qu’on n’avait pas trouvé le bonheur en soi-même.
Je me souviens que durant les 25 ans que je l’ai connu, il n’a quitté sa chambre de l’ashram de Mâ à Kankhal près d’Hardwar que trois fois pour aller se faire soigner une semaine à chaque fois en clinique ou hôpital à Delhi.
Sur 25 ans qui se sont étalés pour lui entre 70 et 95 ans, je ne l’ai vu suspendre le satsang, la réunion du soir qu’une fois pendant un mois, apparemment à cause d’une fracture de côtes mais peut-être aussi pour faire réfléchir des proches qui n’étaient à cette époque pas à la hauteur. Il était de très bon conseil pour la plupart des visiteurs qui « vivaient dans le monde » comme on dit, même si en fait les ermites dans leurs montagnes vivent aussi sur cette planète...
Cependant, il se tenait fort à distance des compromis avec les pseudo-valeurs du monde, l’ego, la domination des autres, etc. Il n’était pas impressionné non plus par les critiques que faisaient les gens « mondains » sur les ascètes et leur soi-disant haine d’eux-mêmes. Même s’il acceptait que cela puisse arriver dans certains cas pathologiques, il expliquait que dans l’ensemble, ces critiques représentaient des projections de gens matérialistes qui avaient très peur déjà à l’idée de se retrouver en face d’eux-mêmes.
Développer un mental maîtrisé est la meilleure manière de se faire du bien à soi-même et d’être utile aux autres.
Il appréciait bien sûr les qualités de l’ashram de Mâ Anandamayî : strict au niveau de la discipline monastique, mais aussi libre du point de vue des idées religieuses et des choix de pratique. On n’y demandait pas de conversion.
Le lien avec Mâ était le principal, il suffisait ensuite de suivre le chemin de pratiques qu’elle indiquait. En particulier, les rituels n’étaient pas obligatoires, Vijaypananda a d’ailleurs laissé tomber la poujâ du soir au temple du tombeau de Mâ à Kankhal à l’âge de 85 ans environ, en particulier parce qu’il sentait que l’intensité sonore des cymbales et tambours dans le temple lui abîmaient une audition qui devenait fragile.
Cela pourrait faire penser à la parole de Vivekânanda : « il faut critiquer un enfant qui ne va pas au temple, il faut critiquer un vieillard qui va toujours ! » Il suivait quand même le conseil de Mâ qui lui avait demandé de descendre une fois par jour à son satsang quand elle était présente à Kankhal et aussi de s’occuper des visiteurs occidentaux : dans ce sens, il descendait chaque soir au crépuscule pour rencontrer les gens qui voulaient venir le voir ou qui le voyaient par chance alors qu’ils sortaient de la poujâ de l’ashram.
Chacun, occidental ou indien, avait alors la possibilité de s’asseoir auprès de lui sans avoir besoin d’être introduit et de risquer ses questions. Il aimait faire sa méditation seul pendant toute la journée, et était en contact avec les gens donc au crépuscule. Une fois par semaine environ, il allait faire ses courses. En dehors des 800 m de la rue qui menait de l’ashram à la place du marché, il ne connaissait pratiquement pas les autres rues du village, même s’il y avait passé 35 ans. Un jour, je lui ai dit en plaisantant qu’il était comme le sage taoïste qui voyait le monde de sa fenêtre. Il m’a répondu avec un sourire qu’il n’y avait même pas besoin d’aller à la fenêtre !
Quand je l’ai rencontré pour la première fois pendant trois mois en 1985, il ne descendait que pour le rituel et restait après 5 ou 10 minutes si on avait des questions à lui poser. Ensuite, il remontait rapidement dans sa chambre. Par la suite, il est resté plus longtemps avec les gens, la plupart du temps une heure ou plus s’il y avait beaucoup de questions et que les gens repartaient de l’ashram après.
Je ne l’ai jamais vu avoir de montre pendant ces entretiens, la fin de la session se faisait spontanément et à l’intuition. Si nous étions encore là entre 20h45 et 21 heures, nous faisions le silence et la méditation, c’est une règle sur laquelle Mâ insistait beaucoup. Elle pouvait ainsi, de son vivant, se relier à tous ses disciples même quand ils habitaient au loin.
Après avoir passé 18 ans comme pratiquement quasi solitaire dans Himalaya, son rapport à l’action n’était pas habituel. Il expliquait qu’il était un sadhou, que son travail principal était de méditer, et il l’a accompli jusqu’au dernier jour. Mâ lui avait certes demandé de s’occuper des occidentaux : il l’a fait aussi jusqu’à son avant-dernier jour et le dernier jour il est mort à 17 heures alors que la réunion avec les visiteurs était prévue vers 18 heures...
Cependant, Mâ lui a proposé certaines responsabilités comme diriger l’hôpital lancé par l’ashram à Bénarès pratiquement sur les bords du Gange. Cela, il l’a refusé, il ne voulait pas retomber dans des complications techniques non seulement médicales, mais de plus administratives.
Par contre, connaissant son intégrité, elle l’a nommé membre du Conseil d’administration de l’organisation qui gérait 28 ashrams, et donc il a passé un certain temps à réviser très soigneusement les comptes pour éviter les affaires de corruption. Swami Nirgunananda qui occupe maintenant l’ermitage de Dhaulchina où a été Swami Vijayânanda pendant huit ans et qui à l’époque travaillait aussi dans l’administration confirme qu’il faisait ce travail de façon très compétente.
Vijayânanda disaient qu’effectivement, quand on vérifiait des comptes, il fallait tout vérifier. De façon presque paradoxale, Mâ l’a mis un temps président de l’ashram de Kankhal, lui qui était occidental et de religion juive à l’origine, et qui parlait très peu le Bengali qui était la langue maternelle de la majorité de membres de l’organisation. Il a assumé ces responsabilités pendant quelques années, et ensuite s’en est dégagé. Il expliquait qu’il ne se mêlait pas de la politique de l’ashram, sauf de temps à autre quand il voyait qu’il pouvait réconcilier des gens qui se disputaient.
Son enseignement
Nous avons mentionné les deux livres de Vijayânanda qui sont disponibles directement sur le site de Internet www.anandamayi.org Il n’a pas été facile de lui faire accepter la publication du premier livre Un français dans l’Himalaya par Alain Chevillat à Terre du ciel en 1996, et la publication sur l’Internet du second vers 2001.
Avec d’autres participants réguliers à ses satsangs, nous avions noté ses réponses et il les a relues, a corrigé des petites choses et a fait remarquer que parfois, ses idées étaient exprimées avec des mots un peu différents mais qu’il n’avait pas corrigé ces passage car le sens était au fond le même.
Il n’aimait pas prendre le risque d’attirer les foules et effectivement, les foules ne sont pas venues le voir. Cependant, avec les années, le nombre moyen de personnes aux assemblées du soir est passé peut-être de cinq à dix.
Comme cela a représenté un flux continu pendant 25 ans, il y a eu en fait beaucoup de gens qui l’ont rencontré personnellement dans l’atmosphère chaleureuse et directe d’un petit groupe.
De temps à autre, il avait un groupe de 30 personnes qui s’asseyaient pour une demi-heure ou une heure à ses pieds. Quand, les toutes dernières années, nous étions plus nombreux, il en plaisantait lui-même en disant : « Les gens viennent me voir car ils savent que je n’en ai plus pour longtemps ! »
On peut dire qu’il n’était pas prosélyte. Par exemple, alors qu’il y avait une librairie avec les livres de Mâ Anandamayî à 20 mètres de là où il enseignait, je ne l’ai entendu qu’une fois en 25 ans recommander à quelqu’un d’aller y prendre des livres de Mâ et de les lire. Il s’agissait d’une jeune Américaine d’à peine 20 ans qui avait vu des photos de Mâ Anandamayî qui lui avaient plus, qui s’était mise à se coiffer comme elle et qui pensait que ça y était, elle était arrivée presque à son niveau !
A ce moment-là, avec un gentil sourire, il lui a dit d’aller acheter des livres de Ma ou sur Ma et de les lire ! Je ne trouve pas dans ma mémoire d’autres exemples de cela durant la longue association que j’ai eue avec lui. Jusqu’au décès d’Atmananda en 1985, l’autre Swami occidentale auprès de Mâ, qui elle d’origine autrichienne, Vijayânanda recevait peu les visiteurs. Atmânanda était une bonne traductrice de Mâ pour les occidentaux et s’occupait en général de ses visiteurs même en dehors de leurs contacts directs avec elle. Par contre, après son décès, des fidèles proches lui ont fait valoir que c’était maintenant à lui de témoigner sur Mâ et qu’il ne suffisait plus de recommander aux gens en recherche d’aller devant le samâdhi (le tombeau) de la sage et de la prier. À ce moment-là, il s’est mis à passer progressivement plus de temps à répondre aux questions des visiteurs au quotidien, qu’ils aient été occidentaux ou indiens, tous ceux qui passaient pouvaient s’asseoir, écouter et risquer leurs questions.
Quand on lui demandait quel était son message, il se défendait d’en avoir. Il disait qu’il était un simple sadhou, et que le niveau qu’il avait atteint était dû à la grâce de Mâ. Il considérait d’ailleurs avec un grain de sel les fondateurs de mouvements religieux ou de grandes religions en disant qu’ils avaient très probablement des restes d’ego pour s’être lancés dans ce genre d’entreprise souvent problématique.
Cependant, je me souviens qu’une fois, je lui avais demandé, avant de partir en tournée de séminaires et conférences en Occident, s’il avait quelque chose qui lui semblait important à dire aux gens là-bas.
Ayant travaillé 10 ans comme médecin généraliste dans ce gros village qu’était Châteauneuf les Martigues Rennes Marseille, il connaissait assez bien la mentalité du grand public français. Il m’a répondu de leur recommander de ne pas se résigner.
La résignation est au fond la pire des choses, car à l’évidence, elle ferme la porte de l’évolution et du progrès. Dans ce sens, il évoquait le Bouddha qui ne voulait pas fonder une religion, mais qui envoyé ses moines porter ce message, cette noble vérité qu’il était possible de sortir complétement de la souffrance. C’était au fond à cause de cette non-résignation qu’il était parti pour l’Inde, il avait un bon contact avec les gens là où ils vivaient, ce n’était pas le problème, mais il trouvait que leur préoccupation était mesquines.
A un moment, il a été question de la possibilité qu’il revienne en France.
Il m’avait dit à cette époque c’était peut-être dans les années 86 ou 87, que s’il devait revenir, il se serait bien vu être au centre Râmakrihna de Gretz. J’ai donc parlé de cette possibilité à Swami Ritajananda qui présidait ce centre à cette époque et il m’a tout de suite répondu qu’il serait très heureux de l’accueillir. Finalement, cela ne s’est pas fait pour la raison principale que quand il demandait à l’intérieur à Mâ s’il devait retourner en France, elle lui répondait régulièrement : « non ! »
Après avoir quitté son corps en avril 2010, il a été question de l’enterrer en Inde mais il faut savoir que dans les coutumes hindoues, mettre quelqu’un au tombeau revient à une canonisation de facto : on construit un bâtiment autour de la tombe qui devient comme un temple et il faut faire un rituel matin et soir.
Cela devient lourd, et Swamiji, dans sa simplicité, ne voulait surtout pas de cela. En tant que Swami, le rituel prévu et possible pour son corps aurait été par contre qu’il soit immergé avec tous les honneurs dus aux circonstances dans le Gange à quelques kilomètres de l’ashram, en un lieu appelé Nilkanth à la sortie d’Hardwar, dans une belle boucle du fleuve en vue de l’Himalaya.
La personne auquel il avait confié la gestion matérielle de ses affaires après sa mort a alors pensé qu’il serait bon qu’il soit enterré à Paris, et a donc organisé le rapatriement du corps après avoir trouvé une place au Père Lachaise.
Cependant, dernier clin d’œil de son lien avec l’Inde, au moment où l’avion allait repartir vers la France, il y a eu un volcan qui a explosé en Islande et qui a créé un tel nuage de poussière que tous les vols sur l’Europe ont été interrompus pendant deux semaines, une première dans l’histoire de notre continent. Ainsi, notre vieux Swamiji, après 60 ans continûment en Inde, a reçu comme dernier cadeau de ce pays qui l’a protégé et nourri pendant si longtemps, deux semaines de « bonus », si l’on peut dire.
Swamiji transmettait l’enseignement de Mâ. Quand on lui demandait simplement de le résumer, il disait souvent : « Quand on connaît Dieu, on réalise le Soi, et quand on réalise le Soi, on connaît Dieu ».
C’est donc l’union de la bhakti et du védânta. Pour des Français qui ne connaissaient rien à l’hindouisme, il pouvait aussi leur dire simplement que Mâ était comme sainte Thérèse de Lisieux, elle enseignait cette « petite voie » qui faisait descendre le divin dans le quotidien.
Mâ n’avait pas eu de gourou, par exemple, elle ne donnait pas d’initiation, et ce n’est qu’avec difficulté que ses fidèles ont réussi finalement à la faire assister aux initiations données par des Swami réguliers pour avoir l’impression d’être initiés par elle. Il avait 66 ans quand Mâ a quitté son corps, et ne s’est mis à voir les gens vraiment régulièrement que vers 70 ou 72 ans. Dans ce contexte, il évitait de donner des pratiques précises de yoga ou de méditation, mais insistait sur les grandes lignes et le respect de la discipline de sâdhanâ.
Il conférait surtout une énergie pour faire cette sâdhanâ. Cependant, il donnait bien sûr sous forme de formules simples des clés importantes pour la pratique que j’ai, en ce qui me concerne, utilisées à long terme et que j’utilise toujours.
Il considérait que si Mâ n’avait pas un enseignement suivi par tant de gens, c’est qu’elle insistait sur le renoncement.
Cependant, pour les personnes qui vivaient dans le monde, il mettait aussi en avant qu’on pouvait pratiquer ce renoncement à l’intérieur, tout en assumant ses responsabilités extérieures. Qu’on soit religieux ou laïque, il est juste de rechercher la perfection intérieure tout comme la perfection dans l’action.
Il ne s’agit pas d’en faire une obsession, mais de comprendre que c’est cette quête qui donne une joie profonde, une sensation de progrès et finalement de complétude.
Cela rejoint bien l’idéal de pleine conscience, même si celui-ci est en fait très élevé. Swamiji disait par exemple que si on se rapprochait d’une pureté complète à l’intérieur, Dieu était obligé de descendre en nous, c’et ce qui est suggéré par exemple par la notion de dharma-megha-samâdhi dans les Yoga sutras de Patânjali, IV, 29.
Je me souviens bien des réponses que le vieux maître donnait aux questions des visiteurs, non seulement parce que j’étais pendant 25 ans très souvent auprès de lui, mais aussi parce que nous avons, dans les retraites que j’anime, l’habitude de lire les réponses aux questions consignées dans ses deux ouvrages régulièrement.
De plus, l’esprit léger et joyeux avec lequel il répondait à toutes sortes de demandes est pour moi une forte inspiration. Nous venons de finir la période de confinement, et mes activités d’enseignement de la médiation en ont eu un rebond inattendu en m’amenant maintenant comme beaucoup d’autres à travailler en ligne. Par exemple nous avons fait une série de six séminaires chaque dimanche où nous étions entre 350 et 400 participants.
Les questions étaient nombreuses, pendant deux ou trois heures, venant de toutes sortes de personnes à toutes sortes de niveaux, mais y répondre ne me causait guère de fatigue, car j’ai en moi la mémoire vive de Swamijî qui le faisait de cette façon pendant des années. Il nous a confié qu’au début, quand il s’est mis à accueillir des petits groupes de gens, répondre à leurs questions le fatiguait. Ensuite, il s’est aperçu que c’était parce qu’il y mettait trop d’ego, il a donc lâché prise et a laissé venir ce qui remontait spontanément. À ce moment-là, il n’a plus eu de fatigue.
Swamijî faisait bien la différence entre la joie intense de l’expérience spirituelle et l’excitation. Il disait par exemple que Mâ Anandamayî avait une joie intense sans aucune trace d’excitation.
Par contre, il pensait que les chants des foules autour de Mâ ne correspondaient pas à des expériences profondes, il y voyait plutôt de la stimulation émotionnelle. À l’inverse de l’agitation excessive du psychisme, la dépression qui en représente en quelque sorte l’ombre, est un sérieux obstacle, surtout quand elle est chronique, pour accomplir de réels progrès spirituels. Certes, il reconnaissait que même si on dit qu’un saint triste est un triste saint, il pouvait y avoir des périodes de tristesse quand on avait des difficultés dans sa pratique, mais si la tristesse s’étendait sur très longtemps, c’était un réel empêchement. En effet, elle engendre de la plainte, et celle-ci est un poison lent de notre société de consommation, elle en représente en quelque sorte l’ombre.
Mâ expliquait en faisant un jeu de mots en hindi que les objets des sens, vishay, étaient des poisons lents, vish. Dans une société du désir-plaisir immédiat qui met l’usage des objets en avant, ce poison lent ressort sous forme de plaintes.
La plupart des personnes ne se rendent pas compte du point auquel ils sont intoxiqués par la plainte. Dans ce sens, nous avions des doutes quand nous demandions régulièrement à Swami dit comment il allait, et qu’il nous répondait : « Comme d’habitude ! » Une fois, il nous a quand même expliqué : « Si je répondais que je vais bien, ce serait mentir, et un yogi ne doit pas mentir. Si je répondais que je vais mal, ce serait me plaindre, et un yogi ne doit pas se plaindre. Je vous réponds donc que je vais comme d’habitude! » Finalement, sa santé a décliné petit à petit, «comme d’habitude », et le dernier jour, la flamme de la chandelle s’est éteinte et il a quitté son corps.
Pour aller plus loin :
On lira déjà avec profit les pages du site www.anandamayi.org qui reprend une grande partie de la série des Jay Ma où Vijayânanda est souvent cité, on y retrouvera les deux livres de Swamiji Un Français dans l’Himalaya et Un chemin de joie en suivant le lien donné ci- dessous.
Nous pouvons également mentionner le témoignage écrit d’une belle façon par Blanche de Richemont Le souffle du maître (Presses de la Renaissance) qui a remporté après sa parution le prix Aleph attribué chaque année par le réseau des librairies spirituelles françaises.
Blanche a passé des périodes successives d’un mois ou deux à Kankhal et a su bien dépeindre l’atmosphère auprès de Swamiji, une atmosphère qui était pénétrée de joie, d’humour et de profondeur.
1 La version anglaise de Bharata Vidya Bhavan de 1978 à Mumbai est épuisée, mais il existe une version française disponible près de l’ashram de Mâ à Kankhal. La demander en écrivant à Pushpraj Pandey, ishu1145@yahoo.co.in
Au milieu d'explications générales sur les lieux sacrés de l'Inde, Swamiji introduit discrètement des enseignements très profonds.
2 Disponible en ligne sur le site principal de Mâ https://www.anandamayi.org/ashram/french/vij1.htm
3 https://www.anandamayi.org/ashram/french/vijcj1.htm et https://www.anandamayi.org/ashram/french/vijcj2.htm
4 Vijayânanda, un chemin de sagesse par Luc et Olivier Maréchaux, Black Maria Productions, 1998