L’ANCIEN FRANÇAIS

QUI EST DEVENU ANCIEN

SELON LA SAGESSE DE L’INDE

Par Vignanânanda (Jacques Vigne)


Vijayananda est un ancien.

A l’époque de l’entretien ci-dessous, il avait quatre-vingts ans, il en a maintenant quatre-vingt-dix. Il a travaillé toute sa  vie dans le sens de la sagesse, et ce de façon intensive en tant que moine en ashram – et aussi ermite en Himalaya pendant dix-sept ans. Nous ne donnerons pas ici une idée globale de ses expériences avec Ma Anandamayî  et de la manière dont il transmet son enseignement, cela a fait l’objet d’un  livre publié i. Je me suis contenté de lui poser quelques questions simples sur  le rapport entre vieillesse et sagesse qui puissent être accessibles à un public large, et j’y ai ajouté un bref témoignage sur mon contact avec lui depuis des années.


De quelle manière un ancien peut-il faire preuve de sagesse ?

- Vijayananda : En s’adaptant à son âge. On peut être heureux à n’importe quel âge. La vraie preuve de sagesse d’un ancien, c’est de savoir regarder la réalité en face : sa vie va bientôt se terminer ; comment se préparer à mourir dignement, comment trouver la clé qui peut faire aller au-delà de la mort, qui peut ouvrir la conscience et permettre de savoir s’il y a un au-delà, et de quelle sorte est-il ? Dans ce domaine-ci comme dans les autres, la «politique de l’autruche» n’est guère utile.

Ceux qui sont «un peu» croyants peuvent se dire «Oh, je penserai à Dieu au moment de la mort, ça suffira bien ! ». Mais le fait est qu’il est très difficile de guider le mental au moment de la mort, ce sont les désirs et les attachements les plus forts qui remontent en profitant de l’état d’affaiblissement du corps et de l’esprit. En Orient, on estime que c’est le dernier désir qui va décider de la prochaine incarnation. Ma Anandamayî racontait à ce propos l’histoire suivante :

«Une vieille femme avare était en train de mourir. Elle avait été marchande d’huile, et toute sa vie, elle avait dit aux mendiants qui lui demandaient un peu d’huile : «Je ne te donnerai pas une goutte ! Pas une goutte ! ». Et quand elle fut à l’article de la mort, sa famille avait beau lui  dire et redire de répéter le nom de Dieu, la seule parole qui pouvait sortir de sa bouche était «Pas une goutte ! Pas une goutte ! »…


On parle d’expérience de la vie ; mais une autre manière d’acquérir de l’expérience n’est-elle pas de vivre auprès de quelqu’un d’expérimenté ? N’est- ce pas ce que vous avez choisi de faire en vivant auprès de Ma Anandamayî ? Vijayananda : Fondamentalement, il faut faire sa propre expérience ; certes, un maître spirituel peut donner des conseils, des indications, guider dans des moments difficiles, mais il faut s’appuyer sur sa propre force autant que possible. C’est toujours mauvais de se reposer sur quelqu’un d’autre. Une mère peut dire dix fois à son enfant : «Ne t’approche pas du feu», tant qu’il ne se sera pas brûlé, il ne comprendra pas vraiment.

On ne profite pas de l’expérience d’un maître spirituel ; par contre, il peut donner une force, une vigilance d’esprit, un pouvoir qui aide le disciple à faire sa propre expérience. Finalement, celui-ci pourra dire à son maître ce que Churchill disait aux américains quand il leur demandait des armements après mai 1940 : «Donnez-nous les instruments, nous ferons le travail».


Donner un exemple de l’absence de peur en face de la mort, n’est-ce pas un élément fondamental de la sagesse des anciens ?

Vijayananda : Si vous êtes réalisé, vous êtes déjà mort, c’est-à-dire que vous avez vécu la mort de l’ego qui terrorise plus même que la mort physique. Sinon, on ne sait pas comment son mental réagira : une chose est de dire quand on est en bonne santé, «je n’ai pas peur de la mort», une autre est de réellement ne pas avoir peur au moment de la mort. Cela est le fait des saints ou des yogis. Ils peuvent diriger leur départ du corps, en particulier  en amenant leur énergie vitale (prâna) à sortir par l’endroit du corps qu’ils souhaitent, en général par le sommet de la tête. Les gens qui n’ont pas cette capacité peuvent s’aider en se concentrant sur la vision du Paradis, ceux qui ont un maître spirituel sur son image, car il est dit qu’il doit venir secourir son disciple à la dernière heure. L’aide que l’on recevra dépendra de sa foi, car tous les phénomènes sont de l’ordre du mental. Quelqu’un qui ne croit en rien peut quand même s’aider en voyant son décès comme un endormissement. Il semble, en lisant les récits d’expériences proches de la mort, que souvent, on ne s’aperçoive même pas qu’on est mort.


En Inde, il y a l’exemple de quatre vieillards avancés spirituellement qui reçoivent l’Enseignement suprême d’un Gourou adolescent, Dakshiramurti. Sans aller jusque là, est-ce qu’une part de la sagesse des anciens n’est pas de savoir apprendre de certains jeunes, voir de certains enfants ?

Vijayananda : Bien sûr, on peut apprendre de tout le monde, et ce à tous les âges ; même les animaux peuvent nous enseigner. On raconte à propos de cela en Inde l’histoire d’un sage, Dattatreya, qui avait eu vingt-quatre gourous : l’un d’eux avait été l’oiseau de proie qui venait de voler un morceau de viande. Il s’est fait attaquer par d’autres oiseaux qui voulaient le lui arracher. Finalement, le seul moyen qu’il a trouvé pour être tranquille a été d’abandonner le morceau. Aussitôt, l’oiseau qui l’a repris s’est mis à être attaqué à son tour… [Dattatreya a appris également de l’araignée et de sa patience : quand sa toile est détruite, elle la recommence comme si de rien n’était. Des vagues de la mer, il a appris l’humilité souriante : en effet,  quand elles se brisent sur le rivage, elles donnent naissance à un sourire qui s’allonge continûment de chaque côté. Un jour Dattatreya a vu deux femmes qui tissaient : l’une d’elles avait deux bracelets au poignet. Avec le mouvement du tissage, ils s’entrechoquaient et faisaient du bruit. Par contre, l’autre n’avait qu’un bracelet et pouvait tisser sans bruit. Dattatreya en a déduit qu’il y a un lien profond entre silence et Unité.]


On dit en Orient que l’expérience complète de la méditation détruit le temps, et détruit la mort également. Comment comprendre cela ?

Vijayananda : Quand on est identifié avec le Suprême, la Conscience universelle, il n’y a plus de temps. Pour évaluer le temps, on a besoin de

modifications, de mouvements, que ce soit ceux du soleil dans le ciel ou ceux de l’aiguille de la montre. Quand on devient identifié à la Conscience suprême qui est le témoin de tous les mouvements, et en cela purement statique, le temps est détruit. De même, l’espace est une  conception mentale. Voir l’Absolu comme omniprésent et remplissant un espace infini ne correspond pas entièrement à cette conscience de base, à ce champ unifié vers lequel tend aussi la physique moderne. C’est la conscience qui confère une réalité à ces concepts. Prenez un billet de banque : en soi, ce n’est  qu’un bout de papier ; mais c’est l’autorité de la Banque de France, et la confiance qu’ont les gens en elle qui lui confèrent sa valeur. La conscience à la fois universelle et intérieure marque de son cachet de réalité le monde transitoire.


A l’époque où j’ai recueilli cet entretien, cela faisait neuf ans que je connaissais Vijayananda, et quatre ans que je vivais auprès de lui. Maintenant, cela fait dix-neuf ans que je le connais, et je vis peut-être un cinquième du temps auprès de lui dans la plaine à Hardwar, car je pars souvent pour être en ermitage dans l’Himalaya. Je partage mon temps entre  le satsang deux ou trois heures chaque soir, sur les bords du Gange dans un village tranquille qui est aussi un lieu de pèlerinage. Il n’est pas si facile de parler d’une expérience qu’on est en train de vivre. De plus, un yogi n’a pas à parler de ses expériences intérieures. Je vais néanmoins essayer d’évoquer quelques-uns des éléments qui m’ont amené à venir résider auprès d’un ancien pour bénéficier de sa sagesse.


On peut déjà dire que dans le domaine spirituel, la notion de mise à la retraite n’a pas de sens. La conscience se développe jusqu’à l’heure de la mort, et seul l’épuisement du corps peut voiler sa transmission. J’ai été depuis longtemps fasciné par l’expérience de solitude entièrement consacrée au développement de cette conscience, et j’ai trouvé en Vijayananda quelqu’un qui avait été loin dans ce sens. Il a par exemple passé sept ans dans un ermitage de montagne à méditer et à marcher, sans s’aider d’aucune lecture. Il avait lu auparavant, mais avait décidé de plonger au- dedans de lui-même. Il a vérifié ainsi cette parole de Nietzsche : «Le vrai courage, ce n’est pas celui qu’on montre en face des autres, mais celui qu’on a en face de soi-même ».


Lorsqu’on se lance dans des retraites prolongées où l’on médite le plus clair du temps, il peut se passer un phénomène analogue au brouillage de la vision quand on fixe le même point pendant longtemps. Les choses qui semblaient devenir de plus en plus claires deviennent soudain floues.  C’est à ce moment-là qu’est utile la référence extérieure de quelqu’un qui a beaucoup plus d’expérience de méditation que vous. Dès qu’il y a eu une spiritualité intense, que ce soit au sein des communautés monastiques ou en dehors, le rôle des Anciens a pris une importance décisive. Il s’agissait évidemment de ces Anciens qui avaient réussi dans leur voie spirituelle. En Inde, le terme «ancien » (purâna) lui-même a donné son nom à une part importante de la littérature sacrée, tellement les notions d’ancien et de sacré sont reliées en profondeur. Dans la Gîtâ (8 9), on conseille de se souvenir du Soi comme kavi, le Poète, c'est à dire l’omniscient, purânam, l'Ancien, l'ordonnateur ultime de tout, plus minuscule que l'atome, et pourtant support de l'ensemble. L’Ancien peut à la fois donner de l’intensité et modérer les ardeurs excessives de la jeunesse : «Qui veut aller loin ménage sa monture ». Certes, chacun doit faire par lui-même son expérience intérieure, mais en ce qui concerne le rapport d’un Occidental avec l’Inde, ce qu’il peut y trouver d’intéressant, les orientations que m’ont donné Vijayananda m’ont été des plus utiles. Il y a un tel foisonnement d’écoles et de pratiques dans ce pays qui compte maintenant un milliard d’habitants qu’on peut facilement s’y perdre. De plus, on est influencé directement,  dans le bon sens bien sûr, quand on vit auprès de quelqu’un pour lequel la maîtrise de l’esprit est devenue naturelle. On saisit alors mieux la portée des paroles d’Evagre le Pontique : «Vois, mon fils, comprends ce que je t’ai dit jusqu’ici : ne méprise point les paroles de ma vieillesse…commence par les petites choses, et par elles, tu arriveras aux grandes».


L’intérêt d’être proche d’un Ancien, c’est qu’il représente une relation forte, et que de ce fait on a beaucoup moins besoin de recourir à d’autres relations. Grâce à lui, on peut être seul sans être seul, sans se dessécher, mais en s’épanouissant au contraire. C’est une relation très différente de celle avec un thérapeute ou un analyste où l’on paye pour être écouté. Ici, il n’est pas question d’argent. La seule manière dont on puisse rembourser la dette de reconnaissance qu’on a contractée est de pratiquer et de comprendre profondément.


Ce qu’il y a d’étonnant chez Vijayananda, c’est de voir à quel point il est désidentifié de son rôle même d’enseignant spirituel. Je l’ai très  rarement vu prendre l’initiative de dire à quelqu’un de méditer ou simplement de lui conseiller d’aller à la boutique de l’ashram et d’acheter un des nombreux livres sur Ma Anandamayî, auprès de laquelle il a vécu trente ans. Il ne demande pas non plus de servir un mouvement qui aurait l’ambition de partir en mission aux quatre coins du monde, cela m'a attiré dès le début et continue de le faire. Nous reviendrons dans la partie sur l'illusion missionnaire sur les nombreux points faibles de la mentalité de zèle religieux dans toutes les directions.

L’énergie vitale d’un vieillard qui a suivi véritablement une voie spirituelle est toute transformée en énergie de sagesse. Victor Hugo ne percevait-il pas cette alchimie intérieure, analogue au processus de la Kundalini en Inde, quand il disait dans le «Booz endormi» ?


« Le vieillard qui revient à la source première

Entre aux jours éternels et sort des jours changeants Et l’on voit de la flamme aux yeux des jeunes gens

Mais dans l’œil du vieillard, on voit de la lumière. »


Trouver un «Ancien» évite la dispersion spirituelle, qui est tout à fait possible même quand on reste à l’intérieur d’une seule tradition : il y a tellement d’écoles, de styles de pratiques et de personnalités que les va-et-vient représentent une fuite d’énergie en eux-mêmes à partir d’un certain niveau.


Il y a dans la sagesse une sorte d’absence de mouvement qui peut faire peur. En effet, l’ego du sage est mort, et cette mort effraie, même si elle  laisse tout le champ libre à la lumière de la conscience. Pourtant, c’est cette mort de l’ego qui permet au sage de manifester une compassion purifiée, ainsi que d’être non seulement dans la Réalité, mais également d’être la Réalité.


(Vijayânanda a ‘quitté son corps’ à 95 ans, le Lundi de Pâques 5 Avril 2010)



i Vijayânanda Un Français dans l’Himalaya Terre du Ciel 1997. Disponible aussi sur le site internet www.anandamayî.com (ashram/French) avec un autre livre qu’il n’a pas souhaité être publié par un éditeur, Un chemin de joie.