Chapitre VIII
EN ROUTE VERS UNE VIE NOUVELLE
Depuis ma première rencontre avec Shrî Mâ, son aspect rayonnant, empreint du bonheur éternel (nityânandamayi), et en même temps simple et charmeur, me fascinait alors même que je vivais au sein des problèmes et des difficultés du monde. Je n'avais qu'un ardent désir: obtenir sa grâce. Comme les vagues qui s'élancent de l'océan vers le ciel, de même montait jour et nuit de mon cœur un cri vers Mâ. Parfois j'obtenais un certain soulagement en appelant d'une voix forte " Mâ, Mâ ", mais j'avais rarement la chance de pouvoir le faire librement à la maison.
Comme j'avais vu le corps de Shrî Mâ manifester de multiples états (bhâva) pour le moins extraordinaires, j'étais saisi de joie et d'émerveillement en sa présence. Devant elle, je me sentais comme un enfant en bas-âge ou comme un mendiant pauvre, presque entièrement délaissé, incapable de m'asseoir à ses pieds. En fait, de toute ma vie, je ne me suis jamais assis en sa présence. Je restais toujours debout, à distance. Chaque matin, j'avais la chance de la voir en premier, parce que la plupart des gens ne pouvaient venir à l'âshram de si bonne heure. Certains matins, je trouvais Mâ assise paresseusement sur le bord de son lit, avec les paupières encore lourdes de sommeil. Parfois, ses yeux éclatants et son doux visage semblaient rayonner généreusement une affection maternelle et de la grâce pour tout un chacun; d'autres fois, son regard à l'aurore avait la sérénité et le charme de ces matins d'automne, infiniment lumineux et pourtant au-delà des choses de ce monde. Son expression changeait constamment selon l'évolution de ses pensées et de ses émotions. Parfois, elle ressemblait à une vieille dame. Parfois encore, au milieu même des farces et des éclats de rire d'une fille débordante de joie, elle se mettait soudain à avoir un regard si déterminé, sérieux et profond que nous en étions saisis d'une crainte révérencielle. Son corps se grandissait de façon surprenante, son visage prenait une expression solennelle, et nous avions l'impression que Rudranî Mâ (Rudrani Mâ, forme féminine de Rudra, lui-même aspect terrible de Shiva) était venue l'habiter tout entière. En de telles occasions, son rire sauvage, le roulement de ses yeux et la manière dont elle bougeait, tout contribuait à provoquer la terreur dans nos cœurs. Pourtant, peu de temps après, elle retrouvait son expression habituelle de joie et de douceur.
A tout moment, je me sentais attiré vers elle d'une façon tellement irrésistible que j'étais mal à l'aise si je ne pouvais aller la voir ne serait-ce qu'un seul jour, et je cherchais dans mon esprit la première occasion de venir me reposer à ses pieds. Il me semblait qu'elle m'appelait constamment, au dedans: " Viens, viens à moi " et me regardait sans cesse, ayant toujours en perspective mon bien véritable.
Bien des fois, j'ai fait des efforts de volonté considérables pour m'extirper de l'esprit toute pensée à son sujet, mais elle déjouait en un rien de temps ce genre de tentatives perverses et capturait d'autant plus mon esprit et ma raison. J'étais épuisé par une telle lutte, et j'en restais sans force, aussi inerte qu'une motte de terre. Je ne pouvais trouver aucun moyen de calmer ma soif d'affection pour Mâ. Je m'affaiblissais progressivement et mon corps lui-même en vint à entrer en crise.
Je finis par tomber malade; c'était le 4 janvier 1927. Le symptôme initial fut une douleur aiguë dans la région cardiaque, qui ne cédait à aucune médication. Un jour, Shrî Mâ vint me voir et plaça ses mains pleines de douceur sur ma poitrine. Par ce contact, la douleur disparut complètement, mais la maladie continua à s'aggraver. Le docteur dit que j'avais contracté la tuberculose. Quelques jours plus tard, Mâ vint me voir un soir, s'assit à mon chevet et murmura quelque chose.
Longtemps après, elle m'a raconté qu'elle avait parlé ainsi à l'entité de la maladie: " Tu as fait ce que tu pouvais; maintenant, il est temps de t'arrêter. (Mâ disait qu'elle pouvait voir la forme de chaque maladie.) Depuis cet épisode-là, Mâ cessa de venir me voir. Pendant les derniers mois de souffrance aiguë, je n'ai pas eu la chance de la voir.
Cela m'était nécessaire. Le désir ardent d'avoir son darshan me faisait oublier la douleur de la maladie. Mon esprit, à cette époque, tournait constamment autour d'elle. Elle pénétrait mon corps entier, à la fois en dedans et en dehors. Plus tard, on m'a raconté qu'un jour Mâ avait dit à Shahbag qu'elle voyait du sang sur les lèvres de tout le monde. En entendant cette remarque, Pitâjî vint me voir le soir même. Je vomissais le sang et j'étais presque totalement épuisé. En de nombreuses occasions, Mâ m'a suggéré d'avance des remèdes, bien avant qu'elle soit informée verbalement de mes changements de symptômes.
Une nuit survint une crise suraiguë. Les médecins appelés à mon chevet me déclarèrent perdu. Il était deux heures du matin. Des pluies torrentielles faisaient un bruit assourdissant. Pour rendre l'ambiance encore plus sinistre, les chiens ne cessaient d'aboyer. Je me mis à avoir des visions effrayantes qui me donnaient la chair de poule. A ce moment-là je vis, aussi clairement qu'en plein jour, Shrî Mâ assise sur le côté droit de mon oreiller. Avant que le premier moment de cette agréable surprise se soit écoulé, je m'aperçus qu'elle me passait la main sur la tête. Quelle douceur, quel calme ! L'instant d'après, je dormais.
Depuis ce jour, et pendant les huit ou dix mois suivants où j'ai dû garder le lit, j'ai toujours senti que Mâ était assise sur mon lit, près de l'oreiller et qu'elle ne me laisserait pas emporter par la mort.
Parfois, je ne pouvais supporter la douleur de tousser pendant des heures, puis de cracher le sang; à ce moment-là, je répétais le nom de Mâ et la douleur ne tardait pas à diminuer d'intensité. Pendant ma maladie, Shrî Mâ demanda à Brahmachari Jogesh de partir pour l'Inde de l'Ouest et de vivre sans lieu d'habitation fixe, et seulement d'aumônes. Peut-être que cela était destiné à diminuer certaines de mes souffrances.
Après quelques mois de maladie, alors que je résidais dans un logement de fonction du Gouvernement, près de Shahbag, Mâtâjî partit pour Hardwar pour la Kumbha-Mélâ. J'eus une sérieuse rechute, dont on avertit Mâ par un télégramme envoyé à Rishikesh; mais elle ne vint pas. J'ai appris plus tard que quand Pitâjî s'était inquiété à mon propos, elle lui avait dit: " Il m'apparaît à l'instant que Jyotish (Bhaïji) repose sur mes genoux et qu'il est en paix. "
Après environ cinq mois de traitement, je voulus me rendre compte de la qualité d'amélioration que j'avais acquise grâce à la science médicale. J'essayai de marcher quelques pas en m'appuyant sur le mur de la chambre. Le soir même, j'eus d'abondants vomissements de sang à cause de l'effort que j'avais fourni. Quand on en informa le médecin, il ordonna à ma famille que je reste alité continuellement, sans même m'asseoir.
Quatre ou cinq jours plus tard, Shrî Mâ était de retour à Dacca et vint me voir. Elle me demanda: " Comment te sens-tu maintenant ? " Je dis: " Je ne ressens plus trop la douleur, mais je suis très gêné par le fait de ne pas avoir pu prendre un bain froid depuis longtemps. " Nous étions en mai et la chaleur était écrasante. Mâ resta quelque temps puis s'en alla. Le lendemain, elle revint avec Pitâjî. Il était une heure de l'après-midi et tout le monde dormait dans la maison, y compris ma fille de onze à douze ans qui devait me veiller. Shrî Mâ dit: " Tu voulais prendre un bain; si tel est vraiment le cas, il y a un bassin là-bas, vas-y et prends ton bain. "
Ce bassin était à cinquante ou soixante mètres de la maison. Aussitôt que j'entendis les paroles de Mâ, je reçus en moi une nouvelle force inspirée par mon amour et ma vénération à son égard. Mon corps n'était alors qu'un squelette. L'avertissement du médecin et son interdiction de quitter le lit me passèrent rapidement par l'esprit, puis s'évanouirent. Dans cet état, j'essayai de me lever en chancelant pour prendre un vêtement sec à mettre après le bain; Pitâjî me prit avec lui et m'emmena au bassin. Le sol de ma maison était à plus d'un mètre du niveau du sol. Je descendis les escaliers et allai à pied sur toute la longueur. Le bassin était une réserve sur les bords de laquelle il y avait la Cité universitaire musulmane. Il y avait aussi un écriteau de l'administration des Eaux interdisant de laver des vêtements et de se baigner dans le bassin, mais ce jour-là, on ne pouvait voir personne de la Cité; chez moi aussi, tout le monde dormait. De retour à la maison, je pendis mon vêtement mouillé sur la corde à sécher le linge et je m'allongeai pour me reposer.
Aussitôt après m'être étendu, ma fille se réveilla. Elle trouva Mâ assise à ses côtés. Pendant que je traversais la pelouse pour aller prendre mon bain, de nombreuses graines d'une herbe particulière s'étaient collées à mon vêtement. Quand mon serviteur, Khagen,vit ces graines, il en déduisit naturellement que j'avais traversé la pelouse pendant la sieste. Il en informa ma femme, qui montra le vêtement à Mâ et se plaignit que j'avais été sur la pelouse, à midi, malgré l'interdiction formelle du docteur.
Shrî Mâ rit, mais ne dit pas un mot. J'étais vraiment stupéfait d'avoir pu traverser la pelouse en plein jour pour aller prendre un bain, sans que personne ne me voit, et d'avoir eu la force d'accomplir cet effort. Cela dépassait mes capacités de compréhension. Trois ou quatre mois plus tard, lorsque je quittai Dacca pour bénéficier d'un climat meilleur, j'en parlai à Niranjan. Plus tard, quand je repris mes fonctions au bureau, j'en parlai à mes médecins, qui ne voulurent pas me croire. Ma femme non plus ne voulut pas me croire au début. Lorsque je leur ai raconté l'histoire complète, ils finirent par ajouter foi à mes propos.
Quand la maladie était au plus fort, j'avais développé un désir intense de manger du riz, qui était exclu du régime que m'avaient prescrit les médecins. Niranjan en référa à Mâ en disant: " Mâ, Jyotish veut avoir du riz; les docteurs ne le lui permettent pas. S'il meurt, nous aurons un grand chagrin, celui de ne pas avoir satisfait ce désir avant sa mort. " Shrî Mâ se mit à rire et dit: " Puisque Jyotish a un grand désir de riz, qu'on lui en donne ! " Quelques jours plus tard, Pitâjî m'apporta du riz cuit à Shahbag et m'en fit manger, mais personne ne le remarqua.
Durant cette période, Shrî Mâ venait me voir quotidiennement. Un matin, elle vint de très bonne heure; après son départ, Brahmachari Kamalakanta m'apporta des fleurs de champa.En regardant les fleurs, je regrettais de ne pas être capable d'en offrir à Mâ de mes propres mains. L'après-midi, Kulada Dada m'apporta une jolie rose. Le même genre de pensée douloureuse m'envahit. On avait disposé la rose sur la table, près des fleurs de champa. J'étais vraiment désolé de ne pouvoir offrir de si jolies fleurs à Mâ. Juste à ce moment-là, elle entra soudain dans ma chambre, alla vers la table et resta là, debout, inclinée vers la gauche. Elle me regarda distraitement pendant trois ou quatre minutes puis s'en alla. Je pensais qu'elle avait pris les fleurs, car elles avaient disparu. Le lendemain, quand je la revis, je m'informai à ce sujet. Elle dit: " Je ne sais pas vraiment ce que j'ai pris, mais je pense que j'ai pris quelque chose. Je suis allée chez le zamîndâr (grand propriétaire terrien) de Dhankora et j'ai donné quelque chose à une femme. Ensuite je suis allée chez le deputy magistrate (une sorte de sous-préfet), où une femme était malade, et j'ai également laissé quelque chose là-bas. " Par la suite, j'ai entendu dire qu'elle avait laissé dans la première maison la rose, et dans la seconde les fleurs de champa. La dame malade avait guéri rapidement.
Dans cet ordre d'idée, Mâ disait: " Un désir intense est comme le souffle (prâna) de la prière et des rituels. C'est dans notre cœur que se trouve la source de la grande énergie (mahâshakti) et l'on peut trouver à la racine de chaque effort le pouvoir de création, conservation et destruction. "
Je me souviens aussi d'un autre incident. Pendant ma maladie, Pitâjî me faisait envoyer quotidiennement du prasâd de riz de Shahbag; mais on ne l'offrait au temple qu'à deux heures de l'après-midi, et il n'arrivait à la maison que bien plus tard. Personne chez moi n'aimait me voir attendre le prasâd si tard. Un jour, les critiques de ce système se firent particulièrement acerbes. Cela me chagrina tant que je me mis à penser que mieux valait cesser de m'apporter du prasâd si cela causait une opposition si violente de la part de ma famille. La journée s'écoula et, à deux heures du matin, le prasâd n'était toujours pas arrivé. Je me mis à pleurer toutes les larmes de mes yeux et, au bout d'une demi-heure, on l'apporta. J'appris par la suite que Shrî Mâ s'était contentée de se lever et avait dit: " Vite, allez donner du prasâd à Jyotish. " Par contre, on m'a laissé entendre qu'elle avait dit non quand on lui avait demandé en début d'après- midi la permission de m'apporter le prasâd. C'est pour cela qu'on ne me l'avait pas envoyé. Shn Mâ a dit à ce sujet: " Je ne fais rien de mon propre chef; vous riez ou pleurez selon les impulsions qui vous viennent et vos désirs sont accomplis. "
Pendant ma maladie, je me rendis à Vindyachal (ville près de Bénarés où se trouve un grand temple particulièrement consacré à la Mère Divine) pour un changement d'air. Il se trouva que je rencontrai Mâ à Calcutta, en chemin, et je lui demandai de m'accompagner. Elle n'accepta pas. En arrivant à Vindyachal, je passai une nuit entière à pleurer en pensant à elle. La journée d'après, Mâtâjî et Pitâjî arrivèrent.
Shrî Mâ a fait à ce propos la réflexion suivante: " Le but de toutes les pratiques religieuses est de sublimer chaque désir de l'ego et de le diriger de manière unifiée vers le Divin. Aussitôt que l'ego s'arrête de fonctionner, le 'moi éternel" prend sa place. "
De Vindyachal, j'allai à Chunars,(colline avec un vieux fort en amont de Bénarès sur le Gange) et Shrî Mâ s'y rendit également. Un jour elle me dit: " Jamais tu ne sors te promener ? " Je lui répondis: " Je suis trop faible pour me déplacer, comment serait-ce possible ? " Le lendemain, elle me prit avec elle pour aller marcher. Nous fîmes huit à dix kilomètres à pied, en terrain plat ainsi que dans des collines basses, et nous étions sur le chemin du retour vers onze heures du matin. En redescendant d'une colline, je fus pris de faiblesse et je ne pouvais pratiquement plus marcher. Mâ se retourna et dit: " La maison n'est pas loin. " Au bout de dix minutes, une carriole apparut de façon tout à fait inattendue au coin d'une ruelle; sinon, nous aurions eu à faire un bon kilomètre de plus avant d'arriver à une station. Je craignais que l'effort d'une telle marche n'aggrave ma maladie, mais cela ne se produisit pas. Shrî Mâ dit un peu plus tard: " Dans le monde de l'action comme dans le domaine spirituel, c'est la patience qui représente le soutien principal. "
Nous nous étions assis sur l'herbe, près de chez moi, avec Pitâjî et Mâtâjî. Celle-ci dit qu'elle aimerait bien se baigner avec de l'eau tirée du puits à proximité du fort. Elle se mit à insister comme une petite enfant. Je lui dis: " Laissez-moi appeler mon serviteur. " Elle répliqua: " Non, ne fais pas cela ! " J'étais déconcerté. En effet, dans ces régions-là, les gens ne vont pas tirer l'eau au puits après le coucher du soleil. Pourtant, à ma grande surprise, quelqu'un muni d'une lanterne apparut près du puits et tira de l'eau. Nous le convainquîmes de donner de l'eau pour le bain de Mâ. Shrî Mâ a déjà dit à ce propos: " Vous pouvez obtenir tout ce que vous cherchez, pourvu que la soif de l'objet de vos désirs pénètre toutes les fibres de votre être. "
Pendant ma maladie, j'ai passé quelques jours à Giridih. A un moment donné, j'aspirais à voir Mâ; à ma grande surprise, elle arriva avec un groupe dès le lendemain matin.
Après ce changement de climat, je retournai à Calcutta, mais même alors, je crachais du sang quand je toussais. Mon médecin me conseilla d'aller passer le restant de mes jours dans un endroit plus sain que Dacca.
Shrî Mâ me donna l'ordre de retourner au bureau et de reprendre mes fonctions. J'allai donc à Dacca. Pitâjî et Mâtâjî m'accompagnèrent tous les deux à mon bureau et ne s'en allèrent qu'après m'avoir fait asseoir sur ma chaise.
A cet époque, Mr Finlow, le directeur du département de l'Agriculture, était mon patron. Il m'aimait et avait une grande estime pour moi. Il me dit: " Faites autant de travail que vous pouvez à votre bureau et envoyez-moi le reste. " Il s'informa de la manière dont j'avais guéri de cette maladie grave. Je lui répondis: " C'est par la grâce de Mâtâjî qui vit à l'âshram de Ramna. Elle ne m'a donné aucun médicament. Bien que j'aie suivi les prescriptions du docteur, sa compassion a été mon seul salut. " Il dit: " Chez nous aussi, on entend de tels témoignages; je crois ce que vous me dites. "
Un soir, un de mes voisins, un homme de quatre-vingts ans du nom de Shyama CHaran Mukherji, vint chez moi. Quand nous nous sommes mis à parler de Mâ, je lui ai dit: " Ce n'est que par sa grâce que je me trouve toujours en vie. " Il laissa échapper la réflexion suivante: " Peut-on vivre plus longtemps que la durée qui nous a été destinée ? " Au cours de cette discussion, il devint tout d'un coup silencieux et s'en alla quelques secondes plus tard. Il revint, le lendemain matin, me dire: " Savez-vous pourquoi je vous ai quitté de façon si abrupte ? Lorsque nous parlions de Shrî Mâ, j'ai vu sur le dossier de votre chaise une lumière ovale, éclatante comme un soleil. A ce moment-là, il faisait sombre à l'extérieur et il n'y avait pas de lumière à l'intérieur. Je regardais tout autour et je ne pus repérer l'origine d'une telle lumière à cette heure-là; aussi ai-je décidé de réfléchir à ce phénomène avant de vous en parler. Après une méditation approfondie, j'en suis arrivé à la conviction que tout est possible par la grâce d'un grand Etre. Réellement, c'est elle qui vous a protégé tout du long. "
Quelques mois après sa première rencontre avec Mâ, Niranjan lui dit, à Shahbag: " Mâ, nous pensons très souvent avec Jyotish que lorsque votre âshram sera fondé, nous viendrons y vivre lors de nos prochaines naissances, comme brahmachârin. " Mâ me regarda et demanda: " Pourquoi es-tu silencieux ? Ne seras-tu pas capable de le faire même dans ce corps ? "
Trois ou quatre jours plus tard, quand je repris mes fonctions après ma convalescence, Shrî Mâ me rappela cette conversation et dit: " N'est-il pas vrai que tu as eu ta nouvelle naissance? " Elle prit alors une chaîne d'or qu'elle avait autour du cou et la plaça autour du mien en disant: " Depuis aujourd'hui, sois certain que tu es brahmachârin et que tu as eu ta renaissance. "
La petite hutte de deux mètres et demi sur un mètre et demi, avec des vérandas de tous les côtés, était utilisée par Mâ. Je l'avais construite en suivant mon intuition. Mâ s'allongeait dans les vérandas latérales. Elle me dit que j'avais été l'un des sannyâsin qui avaient habité ici, et que l'endroit que j'avais inconsciemment choisi pour construire sa hutte était le lieu même où j'avais passé ma vie durant mon incarnation précédente.
Je ressens que j'ai eu une chance inouie de voir Shrî Mâ incarnée dans un corps se reposer à l'endroit même où j'avais fait ma sâdhanâ lors de mon existence précédente. C'était probablement le résultat de mon karma. En effet, la première fois que j'avais vu Shrî Mâ, elle m'avait semblé incarner en sa personne tous les dieux et toutes les déesses, et, à travers la série de mes naissances précédentes, j'avais senti qu'elle avait été la Déesse à laquelle j'avais régulièrement rendu un culte.
Depuis fin 1929, pendant trois ans, j'allais à Ramna de très bonne heure avec le désir d'être le premier à voir Mâ. Dans ce but, je me levais à deux heures du matin, finissais mes prières et rituels quotidiens à quatre heures trente et sortais. Certains jours, il arrivait que je confonde les deux aiguilles de ma montre, me trompe d'heure et parte bien trop tôt. En entendant sonner une pendule dans quelque maison sur le bord de la route, je réalisais mon erreur. Ces jours-là, je marchais dans les champs de Ramna ou m'asseyais à la porte de Ramna Kalibari (bari signiefie 'temple' en bengali) en attendant les premières lueurs de l'aube. Je pénétrais dans l'âshram à cinq heures, et je marchais dans les champs avec Shrî Mâ; je revenais à la maison à dix heures et demi ou onze heures, certaines fois à midi ou même une heure.
Je ne m'asseyais jamais en présence de Mâ. Mon corps entier se redressait avec un tressaillement de joie intérieure. Quand quelqu'un me demandait de m'asseoir, j'étais bien embarrassé. Shrî Mâ gardait d'habitude le silence pendant nos promenades matinales. Elle ne le rompait que dans des circonstances exceptionnelles. Je la suivais sans un mot.
Un jour un vieil avocat, du nom d'Ashwini Kumar Guha Thakurta, nous accompagna pour la promenade matinale et dit à Mâ: " Je ne suis pas venu pour vous voir, Mâ, mais pour rencontrer votre enfant préféré et observer comment il vient à vous de si bonne heure, tous les jours, sans se soucier du froid, de la chaleur ou de la pluie, et comment il vous suit pas à pas dans un silence complet. Le simple fait de voir cela me réjouit fort. " Je lui dis: " Donnez-moi votre bénédiction afin que je puisse passer le reste de mon existence de cette manière ! " Le vieillard me serra sur sa poitrine et me dit: " Vous êtes déjà béni. "
Parfois, il y avait une grosse averse très tôt le matin mais je remarquai plusieurs fois que quand je partais avec le nom de Mâ sur les lèvres, la pluie cessait pour quelque temps et j'arrivais chez elle assez facilement. Que ce soit pendant la saison des pluies ou lors des brouillards épais de l'hiver, il n'y a jamais eu d'obstacle qui m'ait empêché de faire une marche matinale avec Mâ, pendant trois années complètes.
A une époque, les émeutes opposant les communautés hindoue et musulmane sévissaient à Dacca. Avant l'explosion, Shrî Mâ s'exclama un jour: " Que c'est terrible ! monstrueux ! " Quand je lui demandai ce que de telles expressions pouvaient signifier, elle dit: " Dans toute la ville j'entends des cris féroces, des lamentations et des gémissements ". Mais même quand la violence entre les communautés était à son comble, je ne stoppai pas mes promenades matinales. Mon voisin, Srijut Bhawani Prasad Neogi, me considérait comme son petit frère. Il me donna un jour l'avertissement suivant: " Je suis très angoissé à votre sujet pendant toute la matinée, jusqu'à ce que vous reveniez: les coups de poignard, les meurtres, les attaques sont à l'ordre du jour dans toute la ville. Est-il bon pour vous de vous déplacer à pied, seul, dans une telle ambiance ? "
Je savais que Ma n'avait rien dit contre ces promenades matinales; je n'avais donc pas peur, et je continuai cet emploi du temps.
Soudain, sorti de l'obscurité, un homme se mit à me suivre. Je lui demandai où il allait; il me répondit qu'il voulait m'accompagner. Je lui fis savoir que je me rendais à Ramna âshram. Il dit que lui aussi voulait aller là-bas. Il me paraissait suspect, et j'avais très peur. Soudain, je hurlai: " Non, vous ne viendrez pas avec moi ! " et j'avançai à grands pas sans regarder de côté ou par derrière. Après m'être éloigné d'une bonne distance, je me retournai et je vis l'homme qui était resté figé sur place comme un morceau de bois. Lorsque j'arrivai à l'âshram, je vis Mâ debout près du portail. Elle avait dans ma direction un long regard plein d'amour. Je lui fis pranâm et lui rapportai ce qui s'était passé. Elle ne dit pas un seul mot. J'appris par la suite qu'il y avait eu un meurtre dans le quartier même où j'étais passé.