Lundi 15 avril 1985
Question : Atmananda, I'une des principales raisons qui m'ont amenée en Inde a été de m'imprégner de l'atmosphère des lieux où Ma Anandamayi a vécu durant sa vie terrestre pendant tant d'années. La seconde raison est de vous écouter me parler d'elle Vous avez passé prés de 37 années auprès d'elle, et vous comptez parmi ses plus anciens disciples Nul n'est plus qualifié que vous, qui êtes européenne, pour parler de Ma à des occidentaux.
Atmananda, parlez-moi, s'il vous plaît, des derniers jours de sa vie terrestre, et comment, vous, ses plus proches disciples, avez ressenti cela ?
Atmananda : C'est ici à Dehradun, dans sa petite chambre à l'ashram de Kishenpur, que Ma a quitté son corps. Ce soir je vous y amènerai.
Pendant les trente cinq derniers jours, elle resta dans sa chambre, et ne pouvait absolument plus quitter son lit. Elle ne marchait plus du tout. Je pense qu'elle a agi ainsi volontairement, pour nous habituer à vivre sans elle.
Pour nous, pendant les dernières semaines, le darshan avait lieu une fois par jour. Mais pour les gens du dehors, ce n'était plus qu'une fois par semaine. Mâ avait décidé que ce serait le dimanche, à six heures, et pour une demi-heure seulement. Beaucoup de gens venaient. Ils faisaient pranam et pouvaient ainsi la voir encore un peu. C'était très bien. Mâ n'a pas disparu brutalement. Non ! Elle nous a habitués à cette idée, petit à petit.
Q.- Vous saviez donc qu'elle allait quitter son corps ?
At.- Oui, nous le savions. D'autant plus que, les derniers mois de sa vie, elle avait cessé de s'alimenter. Savez-vous que Mâ était allée dans son pays ?
Q.- Elle est retournée à Khéora ? au Bengale ?
At.- Non, pas à Khéora . Son village est au Bengladesh maintenant, mais à Tripura, le chef-lieu de district. Ce fut un terrible voyage. Cela dura quatre jours. Les gens du pays l'attendaient depuis plusieurs années et avaient un très grand désir de la voir C'est pourquoi elle y est retournée. Mais elle n'y est restée que quelques jours.
Pour le darshan, des milliers et des milliers de gens sont venus. Si bien qu'un grand nombre d'entre eux n'ont même pas pu la voir. Les gens sont accourus de tout le pays. Le darshan durait des heures et des heures, et des heures ..
Q - y avait réellement des milliers de gens ?
At.- Des milliers I Ce qui explique que beaucoup n'aient pu la voir. Elle s'est ensuite rendue à Calcutta pour trois ou quatre jours. Et la, également, elle y a rencontré beaucoup de monde. En quittant Calcutta, elle est retournée à Kankhal, où elle est restée quelques mois.
C'est à partir de là qu'elle a cessé de s'alimenter. Elle vomissait tout ce qu'elle prenait. De temps à autre, on essayait de lui faire absorber une cuillerée de liquide. Mais elle ne pouvait la garder. Non seulement elle ne mangeait rien, mais elle ne buvait rien non plus. Personne au monde ne peut survivre ainsi.
Beaucoup de mahatmas, de saints, de sages venaient la voir. Ils lui disaient: "Me, il faut rester avec nous. Vous n'allez pas bien. Il vous faut retrouver la santé I " Mais invariablement ME répondait "Kheyâla nahim bai" (il n'y a pas le Kheyâla).
Vous savez, Mataji disait souvent cela. En définitive, elle avait décidé de s'en aller. Elle en avait le Kheyâla.( Prononcer: Kyal, c'est un acte inspiré directement par le Divin.)
Mais elle a voulu le faire doucement.
Q.- A cause de vous tous ? Elle a voulu vous préparer à son départ ?
At.- Oui. Et vous savez, à la fin elle allait tellement mal que nous-mêmes à l'ashram, ne pouvions presque plus la voir. A l'exception, bien sûr, des jeunes filles qui la servaient, celles que l'on nomme parfois les brahmacharinis-girls. Ce sont elles qui s'occupaient de Ma. Quant à nous, nous n'allions la voir qu'une fois par jour. Et seulement quelques minutes.
Lorsqu'au retour de Calcutta elle avait séjourné à Kankhal, je m'y étais rendue avec elle. étions
Nous tous désolés de voir qu'elle ne mangeait rien. Nous lui demandions de le faire. Nous faisions des pûjas pour cela, et beaucoup d'autres choses. Mais Mâ nous répondait qu'elle n'avait pas le kheyâla pour améliorer sa santé et que, pour elle, la nourriture n'était rien. Elle ne lui était pas nécessaire.
Parfois, Mataji nous disait: "Je mange pour vous, parce que si je ne le faisais pas, vous n'auriez pas de prâsâd et vous seriez très déçus. C'est pourquoi je mange un peu. Mais ma vraie nourriture est votre attitude Si vous pensez constamment à Dieu et menez une vie pure, cela est la nourriture !". Elle nous l'a dit bien souvent I
Q.- Donc Mâ ne s'alimentait pas et ne sortait pas. Mais le satsang avait-il toujours lieu ?
At.- Il y a toujours eu le satsang. Mâ voulait qu'il se tînt comme toujours. Mais elle n'y venait plus à la fin. Lorsqu'en mai 1982 on a célébré son dernier anniversaire, ii est venu beaucoup de monde. Et il y a eu beaucoup de satsang. Quelques fois elle y participait de cinq à huit heures par jour. Ainsi tous pouvaient la voir.
Q.- A son âge ? A 85 ans elle restait huit heures par jour ?
At.- A 85 ans pas autant. Mais à 84 ans, oui. Vous savez, en 1981, pour Samyam Vrata à Rishikesh, elle se tenait avec nous jusqu'à six heures par jour. Mais les années précédentes, cela allait jusqu'à neuf ou dix heures, c'est-à-dire qu'elle passait avec nous presque la totalité de la journée
Lorsqu'il y avait beaucoup de satsang elle allait bien: "Si tout le monde pense à Dieu, ce corps va bien.
Mais si vos pensées sont matérielles, si vous avez des désirs d'ordre matériel, alors ce corps tombe malade". Oui, Mâ nous disait cela ! Elle le disait très souvent. Pour son dernier anniversaire de naissance...
Q.- Le 30 avril, donc ?
At.- Oui ! Mais personnellement, je dis le 1er mai. Car selon la façon de compter des européens, elle est née le 1er mai 1896, douze minutes avant le lever du soleil, vers quatre heures moins le quart. Mais selon la façon de compter des indiens, tant que le soleil ne s'était pas levé, c'était toujours le 30 avril.
D'ailleurs, les fêtes de l'anniversaire de Mâ commencent habituellement vers le 2 mai. Ces fêtes durent parfois une semaine, d'autres fois deux, ou même trois ou quatre semaines. Mais parfois trois jours. Cette année (1985) cela durera six jours. Du 2 au 8 mai, à Kankhal.
Q.- Lorsque Ma était présente, tout le monde pouvait lui parler, lui poser des questions ?
At.- Oui, bien sûr, on pouvait même la voir en privé quand c'était nécessaire. Elle répondait toujours aux questions concernant la vie spirituelle, la méditation, etc...
Q.- On a beaucoup dit de Mâ qu'elle était joyeuse, qu'elle aimait rire. Riait-elle souvent ?
(Le visage d'Atmananda, à cette pensée, s'illumine, et ses yeux ont une expression émerveillée, indubitablement elle entend encore le rire de Mâ dont on a tant parlé. Et, à cet instant, en regardant Atmananda, je sens passer en moi un peu de cette joie. C'est une étrange expérience !)
At.- Oh oui ! Elle riait ! Elle était pleine de joie. Mais à la fin, plus du tout. C'était fini. Elle était toujours rayonnante ! Tellement rayonnante ! Elle irradiait. Toujours. Toujours. Mais les dernières semaines, il n'y avait plus ce rayonnement.
Q.- Vous me parlez de rayonnement, de lumière ; cela se voyait comment ? Avec les yeux ? Ou cela se ressentait ?
At.- Mais oui ! On ne voyait pas une lumière, et pourtant si. On ressentait ce rayonnement, il était là.
Q- Et lorsque le damier jour terrestre de Mâ est arrivé, avez-vous pressenti que son départ aurait lieu ce jour-là ?
At- Non, Nous ne l'avons pas su ! Les derniers jours, nous nous apercevions bien que Mâ allait mal. Elle ne pouvait presque plus respirer. Et cela empirait de jour en jour. Le 27 août, on a de nouveau appelé le médecin qui logeait sur place à l'ashram.
Mâ allait mal et ne parlait presque pas. Elle se tenait toujours allongée, ne pouvant plus s'asseoir. Il y avait toujours quelqu'un auprès d'elle. Parfois on la massait parce qu'elle devenait froide. Mais elle ne prenait aucun médicament. Le médecin qui la soignait pratiquait la médecine ayurvédique. Il pouvait entrer chez Mâ de jour et de nuit C'est donc ce docteur qui avait réussi, enfin, à faire avaler à Mâ un peu de jus de fruit, je crois et, à partir de là, Mataji n'avait plus vomi. Mais sa respiration devenait de plus en plus difficile. C'était très pénible !
Le dernier jour, c'était une très grande fête:Radha-ashtami, le jour de la naissance de Radha. Vous connaissez Radha ? C'était l'épouse de Krishna. Nous avions demandé conseil à des gens compétents. Certains astrologues avaient dit que ce jour était très néfaste. Et l'un d'eux, connu pour être particulièrerement compétent, nous avait dit que si Ma pouvait vivre au delà de cette journée, elle pourrait demeurer sur terre encore plusieurs années. Mais nous nous rendions bien compte que l'état de Mataji ne faisait que s'aggraver. Nous étions alors le 26 août 1982.
Q.- Cela devait être bien dur pour vous tous, n'est-ce pas ?
At.- Oui. Nous ne pouvions la voir que très peu. L'un après l'autre. Bien sûr, nous n'entrions pas dans la chambre, mais nous la regardions de dehors. La porte était ouverte et nous restions sur la terrasse, devant la porte de sa chambre, I'un après l'autre.
Ce jour là, le 27 août, lorsque mon tour est venu, il était six heures du soir. Juste deux heures avant qu'elle ne quittât son corps. Mais elle ne semblait rien voir. Suivant le conseil du médecin, les jeunes filles qui la servaient lui faisaient des massages aux mains et aux pieds, car elle se refroidissait. Elle ne bougeait plus.
Q.- Son visage demeurait paisible ? Toujours paisible?
At.- Oui paisible. J'ai pu le constater chaque fois que je l'ai vue.
Q- Etait-elle belle ?
At.- Si belle. Toujours belle. Donc, j'étais là lorsqu'une très vieille fidèle de Mâ, qui était médecin, est entrée chez elle. Comme je me trouvais présente, j'ai donc attendu dehors le résultat de sa visite. Une autre personne attendait aussi, un peu à l'écart, que je lui transmette des nouvelles dès que j'en aurais obtenues moi- même. Car depuis le matin, nous étions tous inquiets de voir que Mataji respirait si difficilement.
Enfin le docteur sorti de la chambre, je lui dis: "Comment va Mâ ?" "Mâ va bien !" - me dit- elle. Elle est tout à fait paisible, elle respire normalement, tout va bien I Je crois qu'elle va dormir maintenant".
Q.- Vous avez dû être étonnée I Pourtant vous l'aviez trouvée si mal peu de temps auparavant Pensez-vous qu'elle vous a vue ?
At- Je ne sais pas. Depuis plusieurs jours, lorsque nous allions la voir au moment du darshan, elle était parfois tournée de l'autre côté et nous ne pouvions voir que son dos. Comme elle ne s'alimentait pas et qu'elle s'affaiblissait, un côté était devenu... comment dirais-je... Enfin, elle ne pouvait plus se tenir sur ce côté là. Nous ne pouvions plus voir son visage que très rarement. Mais je pense qu'elle a voulu cela pour nous accoutumer à ne plus la voir.
Vous savez, lorsque je m'asseyais devant sa chambre, je constatais et ressentais que, plus son corps s'affaiblissait, plus sa présence devenait forte. De plus en plus forte. Je me tenais dehors et je ressentais cette présence immense. Je ne voulais plus la regarder car son visage n'était plus comme avant. Mais sa Présence était si forte, Si forte.
Vous comprenez, autrefois son visage était tellement rayonnant. Elle irradiait. Toujours elle souriait, elle riait, elle n'était jamais fâchée.
Mais quand c'était nécessaire, lorsque quelqu'un avait fait quelque chose de mal, son visage devenait tellement terrible que tout le monde tremblait de peur.
Q.- Elle prenait ce visage lorsqu'elle le jugeait nécessaire ?
At.- Oui. Mais elle le faisait exprès. Lorsqu'après on lui demandait: "Ma, vous étiez très fâchée ?" Elle répondait: "Non, pas du tout, mais il était nécessaire de montrer un visage sévère".
Q.- Atmanandeji, Ma a-t-elle été fâchée contre vous parfois ?
At.- Pas comme cela. Quelquefois, mais pas comme ça !
Q - J'ai lu que c'est avec ses plus proches disciples qu'elle était sévère ?
At.- Oui, c'est vrai. Où avez-vous lu ça ?
Q.- Je ne m'en souviens plus. Dans un des livres d'Arnaud Desjardins, "Ashrams" peut-être ? Ou alors dans "L'Enseignement de Ma Ananda Moyi" de Jean et Josette Herbert ?
At.- "L'Enseignement" est très bien, il faut le lire, "Ashrams" aussi.
Q.- Revenons au 27 août 1982 lorsqu'on a fait appel au médecin qui avait trouvé Mataji tout à fait bien.
At.- Oui. Lorsque cette dame me dit, après avoir vu Mâ, qu'elle l'avait touvée bien, j'étais stupéfaite. "Mais ce n'est pas possible ! ai-je dit, "Elle semble aller si mal !" "Pas du tout" - me répondit- elle - "la Mère va bien maintenant". Elle me disait cela car elle était tout à fait persuadée que Mâ vivrait 125 ans.
Q.- C'était une conviction personnelle ? Sur quoi se basait-elle pour penser cela ?
At.- Beaucoup de gens partageaient cette conviction. Shri Krishna ayant vécu 125 ans, beaucoup de fidèles de Mâ voulaient croire qu'il en serait de même pour elle. Quant à moi, je continuais à dire au docteur : "Je pense que, tout de même, la santé de Mataji est telle qu'il m'est difficile de croire qu'elle va bien."
"Non, répondit-elle, il ne faut jamais perdre la foi. Maintenant Mâ va bien ! Vous pouvez me croire. Elle va s'endormir maintenant !"
Je ne voulais pas insister davantage mais ses paroles ne m'avaient pas convaincue. Cependant, je les transmis à la personne qui m'attendait à l'écart, telles qu'elles m'avaient été dites Il était sept heures du soir. A huit heures, Mâ n'était plus I
Q - Y avait-il du monde auprès de Mâ lorsqu'elle est entrée en Mahasamadhi ?
At.- Non seulement quatre ou cinq brahmacharinis et peut-être un ou deux swamis. Donc, à sept heures, je suis partie de Kishenpur pour rentrer à Kalyanvan. J'ai fait mon travail habituel et pris mon repas. Tout à coup, vers dix heures, j'entendis beaucoup de bruit, des éclats de voix et une grande agitation.
Q.- Ici ? A Kalyanvan ?
At.- Oui, vers l'entrée du jardin. Je me suis demandé ce qui arrivait, c'était tellement anormal ! Beaucoup de gens parlaient à haute voix, et il y avait des mouvements de voitures. Je m'apprêtais à me coucher. Mais en entendant cela, je me suis de nouveau vêtue pour aller m'informer de ce qui se passait. Quelques personnes se trouvaient là. Je me suis aussitôt adressée à quelqu'un: "Comment va Mâ ?" "Mâ ?" me répondit cette personne "Demain elle ira à Kankhal et dimanche il y aura le samadhi."
Vous savez, je me demande encore maintenant, comment j'ai fait pour ne pas tomber.. C'est comme cela que je l'ai appris...
Parmi les personnes présentes, deux partirent aussitôt à Kankhal, en pleine nuit, avec la voiture ; il fallait prévenir l'ashram car il y avait toutes sortes de dispositions à prendre pour le déroulement des cérémonies et pour le samadhi. Et le lendemain à dix heures, le corps de Mâ a été transféré à Kankhal.
Q.- Pourquoi le corps de Mataji n'est-il pas resté à Dehradun ? Pourquoi a-t-on préféré Kankhal ?
At.- Vous savez, c'était mieux ainsi. Ici à Dehradun, c'est un petit ashram, il n'y a pas beaucoup de place. Tandis qu'a Kankhal, on dispose de toute la place nécessaire, car l'ashram est bien plus grand que celui de Kishenpur. Kishenpur est le premier ashram de Mâ, construit hors du Bengale, il date de 1936. Tandis qu'à Kankhal, I'ashram est beaucoup plus récent. Il y a un grand hall où peuvent s'asseoir environ 700 personnes. De plus, il est situé au bord du Gange. A tout point de vue, il valait mieux que le samadhi se fasse à Kankhal. En ce moment, on est en train de construire le temple de Mâ.
Le samadhi se trouvera à l'intérieur. Ce temple sera assez important et comprendra en outre, une salle pour la méditation, ainsi qu'une statue de Mâ.
Q- Atmananda, dites-moi, je vous en prie, si je ne vous fatigue pas en vous faisant parler si longtemps ?
At.- Non I Nous parlons seulement de Mâ. Mais je m'exprime si mal en français maintenant.
Q.- Mais non. Je vous comprends tout à fait bien. Et vous parlez encore plusieurs autres langues. Comment est-il possible d'en apprendre autant ?
At.- Vous savez, maintenant que je suis vieille, lorsque je regarde en arrière, je me rends compte que toute ma vie a été une préparation pour le travail que je fais maintenant. D'abord, je n'ai aucune famille. Ma mère est morte lorsque j'avais deux ans. J'avais une soeur, elle est morte très jeune lorsque j'avais dix-neuf ans. Ma grand-mère était très âgée. Lorsque je suis partie aux Indes en 1935, elle vivait encore, et mon père aussi.
Q.- Si je compte bien, vous aviez 31 ans puisque vous aurez 81 ans cette année Qu'est-ce qui vous a poussée à partir en Inde ?
At.- Vous savez, dès l'âge de 15 ans, je m'étais sentie attirée par le Bouddha. J'avais déjà lu et relu ses sermons. Très tôt, j'ai été attirée par la spiritualité orientale. Mais à cet âge là, j'étais aussi très occupée par la musique.
Q.- Vous jouiez de quel instrument ?
At.- Du piano. Dès l'âge de seize ans, je donnais des concerts publics.
Q.- Où donniez-vous ces concerts ? Vous étiez bien jeune
At.- Dans mon pays, en Autriche, à Vienne. Par la suite, en Inde, j'ai même donné des concerts à la radio, à Dehli, Bombay, Calcutta, Lucknow.
Q.- Les oeuvres de quels compositeurs interprétiez-vous ?
At.- Je jouais de la musique classique : Bach, Mozart, Debussy, Ravel, Chopin, Schumann, etc... Mais, bien entendu, je n'étais pas venue en Inde pour cela. J'étais enseignante à l'école de Krishnamurti à Bénarès. Et de lui, j'ai beaucoup appris. Cela m'a rendu service toute ma vie.
Mais il est certain que tout ce que j'ai appris dans mon enfance était destiné à me préparer à la vie que j'allais mener en Inde et auprès de Mâ. Une femme astrologue m'avait dit un jour que mon vrai travail commencerait à peu près à l'âge de cinquante ans. "A cinquante ans, ai-je répondu, la vie est finie. C'est l'âge où l'on doit se préparer à mourir !" J'étais jeune alors... ''Non ! Non ! a-t-elle insisté, pour vous, votre vrai travail commencera à cinquante ans." Et elle avait raison. Sa prédiction a été tout à fait juste.
Pour illustrer ce que je vous disais tout à l'heure, je vais vous raconter une anecdote : Mon père, alors que je n'avais que quatre ans, a voulu que ma soeur et moi apprenions le français et l'anglais. Par la suite, il a voulu que j'apprenne plusieurs autres langues. Mais je n'avais que quatre ans lorsqu'il a amené, à la maison, une vieille dame française qui ne connaissait pas un mot d'allemand.
Ma grand-mère était tout à fait malheureuse: "Que puis-je faire avec quelqu'un qui ne comprend pas un mot de ce que je dis, pas plus que je ne comprends un mot de ce qu'elle dit, se plaignait-elle à mon père !" "C'est très bien, répondait-il, vous apprendrez aussi le français." "C'est impossible, je suis trop vieille", disait ma grand-mère.
Mais nous, les enfants, nous avons appris très vite, simplement en nous promenant avec la dame et en jouant à la maison. Lorsque mon père a constaté que nous parlions le français, il a fait venir une dame anglaise qui, bien entendu, ne connaissait pas un mot d'allemand. Et ma soeur et moi avons très vite appris l'anglais.
En 1943, quand j'ai rencontré Mâ pour la première fois, j'avais 39 ans. Mais je ne me suis attachée à elle que deux ans plus tard, à 41 ans. Au début, j'avais un traducteur. Mais je voulais comprendre Mâ directement ; alors j'ai appris le hindi. A cette époque, j'enseignais à l'école de Krishnamurti à Bénarès. Comme l'après-midi j'étais libre, j'ai appris le hindi avec un livre et un dictionnaire pendant de nombreuses heures.
Environ un an après, un jour, Mataji m'a appelée. Des étrangers se trouvaient là. Elle me dit: "Traduis." "Mais Mâ, ai-je répondu, je ne peux pas." "Si, tu peux ! Traduis !" Alors, j'ai commencé à servir d'interprète pour les étrangers. Lorsque j'ai bien su le hindi, Mâ s'est mise à ne parler que le bengali. J'étais vraiment désolée. Je disais à Mâ: "Mâ, je ne comprends pas le bengali, j'ai appris le hindi." "Ah ! Oui, c'est vrai !" Elle disait alors une phrase ou deux en hindi et continuait en bengali.
Question.- Mâ voulait sans doute que vous appreniez également le bengali ?
At.- Oui, mais elle ne me l'a pas dit. Elle était comme çà I Elle m'a appris beaucoup de choses sans rien dire.
Voyez-vous, apprendre le bengali, à 46 ans, est une chose presque impossible, et je l'ai appris tout de même. C'est Ma qui a rendu cela possible.