Samedi 20 avril 1985
(Il est trois heures de l'après-midi et il fait très chaud).
At.- Venez, entrez à l'intérieur, vous auriez trop chaud aujourd'hui sur la véranda.
Q.- Merci de m'accueillir dans votre petite maison. Quelle paix extraordinaire et quelle sérénité! C'est une grâce du ciel que de vivre dans ce jardin de Kalyanvan. Il est si beau et il y a tant de fleurs et d'oiseaux. J'en ai vu de magnifiques. Il règne ici une atmosphère de paix extraordinaire à laquelle je suis très sensible.
Que signifie Kalyanvan ? Est-ce le nom de votre maison ou celui de l'ensemble du domaine où se trouvent les autres bâtiments et les temples ?
At.- Kalyanvan, c'est tout cela. C'était le jardin de Mâ. Je vais vous dire ce que Mâ a dit de Kalyanvan, bien que ce ne soit pas très facile en français. D'abord, "Kalyan" est intraduisible en votre langue par un seul mot. Cela signifie ce qui est bon, ce qui est beau et bienfaisant. Je ne sais comment le dire en français.
Q.- Voulez-vous le dire en anglais ?
At.- On pourrait peut-être dire "auspicious", ce qui veut dire de bon augure, propice, favorable. Mais pour Mâ, "Kalyan" signifiait le "bon réel", ça veut dire ce qui aide à la Réalisation du Soi, de Dieu, de la Vérité, et "Van" signifie bosquet.
Q.- Cela signifie donc à peu près: bosquet des bons augures, ou bosquet Réellement Bon ?
At.- Oui. Une fois Mâ est venue ici et elle a entendu ce mot "Kalyanvan". Et elle nous a dit ceci: "Lorsque je suis venue à Kalyanvan, j'ai vu tous les grands personnages de tous les temps, de tous les âges : Les rishis, les munis, les avatars, je les ai tous vus ici. Ils sont comme la mer, comme l'océan, comme les vagues. Tellement nombreux que vous ne pouvez l'imaginer. Je les ai tous vus ici à Kalyanvan ." Oui, Mâ a dit cela. Et vous savez, c'est vrai. C'est le meilleur endroit qui soit, c'est le meilleur ashram. Il est très rare, en Inde maintenant, de trouver un endroit aussi calme, aussi silencieux. Mâ est demeurée longtemps ici, dans la maison, à l'entrée du jardin.
Q.- Ma a donc vécu ici ! Est-elle venue dans votre maison ?
At.- Mais oui I Elle s'est assise ici. (Atmananda me désigne son lit en bois, sans sommier, et dont la natte qui sert de matelas est roulée à la tête du lit).
Q- Je comprends mieux maintenant la réponse que vous m'avez donnée il y a quelques jours. Vous m'aviez dit qu'avant que Mâ ne quittât son corps, plus celui-ci s'affaiblissait, plus le sentiment de sa présence spirituelle grandissait et que vous l'aviez trés fortement ressentie.
Peut-être vous souvenez-vous que je vous ai posé cette question : A l'heure actuelle, ressentez- vous aussi fortement sa présence à l'ashram ?". Et vous m'avez répondu...
At.- ... Non. Je ne la ressens plus autant. Par contre, cette Présence est très forte lorsque je suis toute seule dans ma chambre le soir. C'est cela que je vous ai dit ? Oui! Toujours je ressens ici la Présence de Mâ...
Vous savez, lorsque la maison a été achevée, j'ai voulu installer mon lit près du placard pour avoir plus facilement accès aux livres. Mais Mataji m'a dit: "Non, ne le mets pas là mais ici, en face de la porte". Je l'ai mis aussitôt où Mâ le voulait, et c'est bien mieux ainsi. Il y est resté depuis. C'était il y a vingt et un ans I
Ce jour là, il y eut une grande cérémonie d'inauguration. Quelques pandits et des swamis sont venus pour la célébration. La maison venait juste d'être terminée, grâce à une dame hollandaise Mrd. Geerta Ameral, une disciple de Mâ, et je ne l'avais pas encore habitée.
Comme je venais d'avoir une couverture neuve, je l'ai posée sur le lit afin que Mâ puisse s'asseoir. Mataji était donc ici, assise sur le lit, et les swamis et les pandits s'étaient installés tout autour. Moi bien sûr, je ne pouvais pas entrer ...
Q.- Vous ne pouviez pas entrer ? Dans votre maison ? Ah ! c'est vrai! Nous sommes des "hors caste': c'est cela ?
At.- Oui, c'est cela. Mataji m'avait dit: "Nous ferons la cérémonie dehors, ainsi tu pourras être présente". J'ai dit: "Non Mâ, il faut faire la cérémonie dans la maison". Et cela s'est passé ainsi. Je me tenais pendant tout le temps de la cérémonie dans la salle de bains, qui n'était pas encore terminée, mais qui était propre, vide et tout à fait sèche. Et par la porte ouverte, j'ai pu assister quand même à toute la cérémonie. Je voyais Mâ, les pandits. Cela a duré deux heures.
Dans la chambre, en face de moi, on avait dressé une sorte d'autel où se déroulaient les rites d'inauguration. Et Mâ, pendant tout ce temps, était assise là, sur ce lit. Lorsque tout a été fini, je lui ai dit: "Mâ, restez une nuit dans la maison !" Et Mataji m'a répondu: "Une nuit ? Pourquoi ? Je resterai ici toujours." Alors, j'ai été tranquille. Je me souviens de cela sans cesse. Ce que dit Mâ est toujours la vérité. Si la Mère m'a dit: "Je resterai ici toujours", c'est vraiment qu'Elle y est. Vous savez, elle avait toujours des réponses directes qui "jaillissaient". Elle était toujours comme cela : Aussitôt une question posée, la réponse était là, claire et précise, sans aucune hésitation.
Aussi, voyez-vous, Kalyanvan est un lieu de bénédiction. C'est pourquoi je me considère comme très fortunée.
Il y a vingt et un ans que je vis ici. Bien entendu, il m'arrive de m'absenter. Il m'est arrivé de partir avec Mâ deux, trois ou quatre mois. Les deux derniers hivers, je suis également partie quelque temps; mais je vis ici depuis vingt et un ans. Personne n'a vécu aussi longtemps ici à Kalyanvan. Alors je me dis que, quoi qu'il puisse m'arriver maintenant, je suis si favorisée que je ne pourrais me plaindre en aucun cas.
Où pourrait-on trouver un autre endroit comme celui-ci ? Il a été tellement béni par la présence de Mâ ! II m'est arrivé, lorsqu'il y avait une fête, de laisser la maison pour quelques jours, à un mahatma, et Mâ venait ici lui rendre visite. C'est pour lui que ce ventilateur a été installé. Et Mâ a voulu ensuite qu'on l'y laissât. Mais personnellement, je ne m'en sers pas. Sinon quelquefois, lorsque je reçois un visiteur. Avez-vous un ventilateur dans votre logement ?
Q.- Oui, nos hôtes l'ont fait installer hier. A ce sujet, Raksha m'a dit ce matin quelque chose qui m'a un peu étonnée. Elle m'a dit que Mâ Anandamayi avait les yeux bleus ?
At.- (avec un peu d'hésitation) Oui... C'est vrai, en effet, mais pas bleus, ils étaient plutôt gris. Tenez, j'ai ici des photographies que vous ne trouverez pas dans les ashrams. Elles m'ont été données par des gens qui les ont prises eux-mêmes pour leur collection privée.
Voici ici la photographie prise à Almora en 1943, lors de ma première visite à Mâ. Elle avait quarante sept ans.
Q.- C'est surprenant, elle paraît si jeune ! Elle est si belle. Et là à gauche, c'est Didi ? et vous ?
At.- Oui, c'est Didi ! Elle avait ici quarante trois ou quarante quatre ans.
Q.- C'est curieux, Didi n'a pas tellement le type indien!
At.- Mais Mâ non plus ! Vous savez, lorsqu'on regardait Mâ, chacun la voyait sous un aspect différent. Ainsi un jour, un homme est venu et nous a dit : "J'ai regardé Mâ et j'ai vu la Mère du Christ ! Je me suis demandé ce qui arrivait. Et cela a duré quelques temps."
Ainsi, j'ai une amie qui est bouddhiste et qui n'appréciait pas les cérémonies hindoues avec tant de rites extérieurs qui se déroulaient à l'ashram. Un jour, elle s'est rendue à notre ashram de Bénarès pendant la fête de Jhulan. C'est une fête au cours de laquelle on met des petites statuettes de Radha et de Krishna sur une balançoire, et on les balance pendant la pûja. Ce jour là, les élèves de notre école de Bénarès ont demandé à Mâ de s'asseoir sur cette balançoire. Mon amie trouvait cela bien ridicule. Tout à coup, alors qu'elle la regardait, Mâ a disparu de sa vue et elle vit à sa place, très clairement, le seigneur Bouddha assis là ! Dès cet instant, elle devint très dévouée à Mâ et eut confiance en elle. Avez-vous entendu parler des jeunes filles de l'école de Mâ, à Bénarès ?
Q.- Les bramacharinis-girls ?
At.- Oui. C'est une école extraordinaire, savez-vous. C'était le kheyâla de Mâ, cette école. Les jeunes filles font des études jusqu'au degré d'acharya.
Q.- Indira Gandhi a consulté Mâ ?
At.- Indira Gandhi a toujours consulté Mâ, et Mâ lui a toujours donné des conseils, mais jamais sur sa façon de mener sa politique. Il s'agissait de conseils d'ordre spirituel ou personnel. Elle lui disait qu'elle était au service de Dieu et qu'il fallait servir Dieu à travers le pays et le peuple. Mataji lui disait: " Janardan! Janardan!". Janardan est Dieu sous forme humaine.
Indira s'était entièrement consacrée au service de son pays. Mais contrairement à ce que certains pouvaient penser, elle menait, bien que mariée et mère de famille, une vie profondément spirituelle. Les gens s'imaginaient qu'elle vivait dans le confort et l'opulence. Mais en réalité, elle vivait d'une façon extrêmement simple. Toute sa vie, elle n'a eu qu'une ambition : servir l'Inde. D'ailleurs son père, Jawaharlal Nehru, et son grand-père Motilal Nehru, n'eurent pas, dans le passé, un autre objectif. Et à l'heure actuelle, son fils Rajiv semble suivre la même voie.
Q.- Cependant, il semble qu'elle ait été méconnue. Beaucoup ont prétendu qu'elle était dure et ne faisait pas beaucoup de sentiment
At.- Mais il fallait qu'elle soit dure. D'ailleurs, son fils l'est aussi. C'était une attitude nécessaire.
Q.- Elle était à la tête d'une nation de 780 millions d'habitants...
Ma lui disait souvent: "Tout ce qui se passe est le jeu de Dieu, sa "Lila". Il ne faut jamais avoir de haine, ni d'inimitié envers qui que ce soit et quoi que l'on vous fasse. Vous devez vous souvenir constamment de votre "Ishta Devata", c'est-à-dire de votre divinité de prédilection". Et ''lshta Devata" d'Indira Gandhi, c'était Mâ.
Dès l'âge de dix ou douze ans, Indira venait chez Mâ avec sa mère. Mataji nous disait: "Je me souviens d'elle lorsqu'elle venait me voir en jupe courte !" Il est certain que Mâ Anandamayi a énormément compté dans la vie d'Indira Gandhi.
Un français, Patrick Mandala, a écrit un livre en trois parties, dont la première est consacrée à Ramakrishna, la seconde à Swami Ramdas, et la troisième à Mâ Anandamayi. Il avait demandé et obtenu d'Indira Gandhi un témoignage personnel sur Mâ, afin de pouvoir le publier dans son livre.
Q.- Quel est le titre de ce livre ?
At.- "Guru Kripâ" ou "La Grâce du Guru". Je l'ai ici. Vous pouvez lire la lettre qu'Indira Gandhi lui a adressée. Désirez-vous la noter ?
Q.- Oui, bien sûr. Je vais enregistrer le texte ; il s'agit bien entendu de la traduction de cette lettre qui a été écrite en anglais.
Q.- C'est en effet un bien beau témoignage. Cette lettre a donc été écrite environ un an avant que Mâ n'entre en mahasamadhi et trois ans avant l'assassinat d'lndira Gandhi ?
At.- Oui. Mâ a quitté son corps le 27 août 1982. C'était un vendredi, comme le Christ. C'est pourquoi tous les vendredis, je me rends dans sa chambre à l'ashram de Kishenpur.
Q.- Il était huit heures du soir, n'est-ce pas, lorsqu'elle a quitté son corps ?
At.- Vers huit heures moins dix ou moins cinq, peut-être huit heures. Tout le monde était si bouleversé que personne ne sait la minute exacte. Personnellement, je l'ai vue pour la dernière fois à six heures.
Q.- Quel grand vide vous avez dû ressentir vous, ses plus proches. Comment avez-vous accepté cela ?
At.- Je vous ai dit que Mâ nous a quittés très lentement. Nous savions qu'elle ne resterait pas sur terre. Personnellement, je crois que je ne me faisais pas d'illusions. Elle était devenue si faible les derniers jours, que celles qui la soignaient devaient se mettre à deux pour la retourner. Alors c'était si pénible pour moi de la voir ainsi. Il n'y avait plus ce rayonnement extraordinaire qui était là auparavant. Toujours ! Toujours ! Elle était toujours rayonnante ! Elle irradiait. Mais les dernières semaines, ce n'était plus cela.
Q.- Mais cela, m'avez-vous dit, ne se voyait pas "avec les yeux" mais se ressentait.
At.- Deux nuits ! Oui ! Je suis partie toute seule. Et j'ai dit à Mâ: "Mâ, si je perds ces choses, ce sera bien ennuyeux". Elle m'a répondu intérieurement: "Tu arriveras avec tous tes bagages !"
Q- Et c'est ce qui s'est passé ?
At.- Tout à fait ! Rien ne s'est perdu.
Q- Mâ a une façon tout a fait particulière pour vous guider et cela marche à la perfection. Mais cela me semble tout de même extraordinaire que vous partiez si loin, toute seule, à quatre- vingts ans, avec dix paquets, pour un si long voyage en train, et que vous arriviez au but deux jours après avec vos bagages au complet ! Cela m'émerveille.
At.- Naturellement, quelqu'un m'a accompagnée à la gare et m'a aidée à m'installer dans le train. A Delhi aussi, quelqu'un m'attendait. Mais pour tout le voyage j'ai été toute seule. Et si je dis toute seule, ce n'est pas exact. Les gens sont avec moi tellement gentils. Ils me disent: "Vous êtes toute seule ? Que puis-je faire pour vous ?" Ainsi, lorsque c'est trop difficile de rouler mon lit, les gens le font pour moi. Ils m'aident en tout. Lorsque je suis seule en voyage, je ne puis sortir du train, car on vole beaucoup. Et les gens vont spontanément me chercher de l'eau par exemple. Ils font tout pour moi.
Q- Vous êtes assistée parla grâce de Mâ ?
At.- Oui. Cette année je n'avais aucune crainte. Mais l'année dernière, c'était la première fois que je partais au bout de dix ans. Pendant ces dix années, j'allais seulement à Kankhal.
At.- Mais avec Mâ, ce n'était pas du tout difficile ! Elle nous a appris à supporter toutes sortes de choses. Tenez ! Une fois, je suis partie avec elle en voiture. Elle visita plusieurs maisons de fidèles à Dehradun. Il pleuvait et j'étais tout à fait mouillée. Absolument trempée, mon sari, ma blouse, mon "petticoat" (jupon) tout était trempé jusqu'à la peau. Je me suis dit: "Bien, je vais avoir un rhume terrible". Et je ne pouvais pas me changer car nous allions d'un endroit à l'autre et il n'y avait aucun moyen de le faire... Tout a séché sur mon corps et je n'ai pas eu de rhume. Rien du tout.
Q- On a écrit que, lorsque Mâ pénétrait dans l'agitation d'une gare, elle se tenait debout, si calme, si paisible, que petit à petit, autour d'elle tout le monde se calmait I
At.- Est-ce swami Vijayananda qui vous l'a dit ?
Q.- Non, je l'ai lu. Puisque vous évoquez swami Vijayananda, qui est un ancien médecin français, et puisque hélas je ne l'ai vu que trop peu de temps, je voudrais vous poser une question que je n'ai pas eu l'occasion de lui poser. Elle vous concerne tous les deux. Vous êtes l'un et l'autre d'origine européenne, et vous avez passé plusieurs décennies auprès de Mâ. Vous Atmananda 37 ans, et swami Vijayananda 32 ans, je crois...
At.- oui, c'est cela.
Q- Ma question est celle-ci : Comment avez-vous pu supporter et assumer votre état d'étrangers "hors caste et intouchables" ? Cela a dû être parfois bien difficile ?
At.- Oui. Mais Mâ a rendu cela possible. C'est grâce à elle que nous avons pu le supporter. En ce qui me concerne, il y avait aussi la conviction, à la lumière d'autres expériences que j'avais faites auprès d'autres sages, comme Krishnamurti et même Ramana Maharshi, qu'il n'y avait au monde personne de comparable à Mâ Anandamayi. S'il avait existé quelqu'un de comparable, je l'aurais quittée tout de suite. Mais il n'en existe pas. Alors je n'ai pas pu quitter Mâ.
Q.- Ainsi, swami Vyayananda et vous-même, à qui j'avais posé exactement la même question, à savoir si vous pensiez que Mâ Anandamayi était une personne humaine, lui comme vous, m'avez affirmé qu'après avoir observé Mataji pendant longtemps, vous avez été contraints de conclure que Mâ n'était pas une personne humaine. Et cela m'a d'autant plus impressionnée que vous semblez avoir l'un et l'autre, un sens critique très développé.
At.- J'aurais été étonnée si swami Vijayananda vous avait dit autre chose ! Non, Mâ n'était certainement pas une personne humaine. Et j'ajoute qu'il n'y a personne au monde qui lui soit comparable, même de très loin .
Il y a eu ces dernières années de très grands saints, comme swami Ramdas par exemple, et d'autres encore. Beaucoup sont morts maintenant. Mais aucun n'égalait Mâ. Elle était une Incarnation Divine.
Q.- C'est donc pour rester auprès de Mâ que vous avez supporté d'être traités en parias, et si souvent "bousculés" ? Les autres étrangers en visite à l'ashram aussi, d'ailleurs.
At.- Mâ savait tout cela, elle voyait ! Aussi bien swami Vijayananda que moi, il nous est arrivé de nous enfuir parfois, au début ! Je me disais: "Ce n'est pas possible de supporter cela. Je ne peux pas rester ici, je m'en vais!"
Q- Mais où cela se passait-il ?
At.- Dans les ashrams.
Q.- Vous voulez dire que cette ségrégation se passait dans les ashrams de Ma ou dans d'autres ashrams ?
At.- Mais non, dans les ashrams de Mâ ! C'était tellement difficile pour moi quelquefois... Je me disais, ce n'est pas possible, je ne peux en supporter d'avantage, je m'en vais. Et puis je partais quelques jours. Mais après cela je revenais. Et alors Mâ me disait avec un sourire malicieux: "Où étais-tu ?" Vous savez je m'enfuyais, et quelques jours après il fallait que je revienne.
Q.- Il vous était impossible de rester loin de Mâ ?
At.- (qui acquiesce) Alors un jour, j'ai dit à Mataji: "Mâ, expliquez-moi toutes ces règles, tous ces interdits". Mâ a tâché de m'expliquer. Elle disait par exemple: "Si ces règles ne sont pas observées dans l'ashram, les gens orthodoxes ne pourraient pas y vivre. Et je veux que tout le monde puisse venir chez moi, sans exception". Puis elle a ajouté: "Fais ce que tu veux, tu ne pourras jamais me quitter."
Eh bien, ai-je répondu, je veux au moins essayer. Mais je ne pouvais pas.
Q.- Vous reveniez toujours chez Mâ ?
At.- Bien sûr ! Mais cela se passait tout au commencement. Par la suite, je ne l'ai plus fait. Mais quelquefois c'était très dur.
Q.- Dans son livre "La Piste" (Editions de la Maisnie - Paris - 1980) Madhuri explique très bien les difficultés que rencontre un étranger dans les ashrams.
At.- Dans les ashrams de Mâ. Dans celui de swami Ramdas ce n'est pas du tout comme cela.
Q- Comment expliquez-vous cette orthodoxie dans les ashrams de Mâ ? Cette véritable "ségrégation" ? Cet état de choses est si difficile à comprendre pour nous, que j'aimerais si possible une réponse satisfaisante.
At.- La question que vous me posez au sujet de la "ségrégation" dans les ashrams de Mâ est une question bien difficile.
1) Il faut d'abord savoir que Mâ n'était pas une sainte ou un sage. Elle était une Incarnation unique et sans pareille de la Divinité. Dès sa naissance, et jusqu'à ce qu'elle ait quitté son corps, elle fut consciente de ce qu'elle avait toujours été et continuerait d'être toujours. Pas un seul instant elle ne s'identifia à son corps. Celui-ci semblait être un corps humain, mais ne l'était pas vraiment.
Ses ancêtres, au cours de nombreuses générations, furent très saints, et vécurent comme les rishis dans un grand état de pureté. Il semble que cela fut nécessaire pour produire ce corps tout à fait extraordinaire. Je veux dire par là que, pour cette Incarnation Divine, le corps ne pouvait provenir que d'une lignée formée de nombreuses générations d'êtres purs et saints.
Sa mère était une grande sainte. Elle n'éprouva jamais, et cela dès son enfance, le moindre mouvement de colère. J'ai l'impression que les parents de Mâ ne sont pas venus au monde pour subir les conséquences de leur karma, mais seulement pour produire ce corps particulier. Aussi, il semble que celui-ci fut de conception immaculée.
Mâ a dit: "Mon père était comme un sannyâsin quelque temps avant ma naissance"..
Le corps de Mâ ne pouvait supporter les vibrations grossières. Elle disait toujours, lorsque dans son état de samadhi on constatait que ses pulsations et ses mouvements respiratoires s'arrêtaient: "Si vous voulez garder ce corps, vous devez répéter le Nom de Dieu sans cesse. C'est votre pureté qui me nourrit. Ce corps n'a aucun besoin de nourriture ordinaire". C'est pourquoi il était absolument nécessaire que Mâ soit entourée de personnes menant une vie très stricte. D'où une telle ségrégation.
2) Cette "ségrégation" était également nécessaire pour les personnes de l'entourage de Mâ qui essayaient d'accomplir leur sâdhanâ. Personne ne peut échapper à l'influence de son environnement.
* Extrait du premier tome de Gurupriya Didi : "Mâ dit parfois : Avant que ce corps n'apparaisse, mon père avait quitté son foyer. Il avait même endossé la robe safran durant quelques temps et passait ses jours et ses nuits à chanter les louanges de Dieu. Ce corps apparut pendant cette phase de renonciation.."
Voyez, Shree Aurobindo restait constamment seul dans sa chambre et cela durant des années. Seules deux ou trois personnes particulières pouvaient le voir et lui parler.
Quant à Ramana Maharshi, il demeura toujours à Tiruvanamalai qui était un endroit tout à fait particulier. Il n'était permis à personne de le toucher.
Ma, par contre, se déplaçait sans cesse mais ne quitta jamais l'Inde. Quant à moi, je suis convaincue que son corps n'aurait pas pu supporter l'atmosphère matérialiste d'Europe ou d'Amérique. Elle est partout, toujours, et vous-même ressentez sa Présence. Mais Son Corps devait être protégé. Mâ était toujours en bonne santé au moment de "Samyam Vrata.' où 300 à 500 personnes accomplissaient une sâdhanâ.
3) Il y a beaucoup de temples et de cérémonies dans les ashrams de Mâ. Les cérémonies ont un caractère magique et peuvent avoir un grand effet bénéfique sur leur environnement. Mais si celles-ci ne sont pas accomplies de la façon juste, en respectant à la lettre les nombreuses règles de pureté, alors le résultat peut être très mauvais.
Ainsi s'explique la nécessité d'une "ségrégation" dans les ashrams de Mâ. A l'ashram de swami Ramdas, il n'y a ni temple ni cérémonie. Tout se fait par la répétition constante de "Ram Nam". Et cela aussi est très bien. Il est difficile pour moi d'expliquer tout cela en français. Sur le plan intérieur, tous les gens sont égaux. Mais il n'en est pas de même sur le plan physique où existent de nombreuses différences. Cela fait que, "dans certains cas", il soit nécessaire de ne pas mêler, sans discernement, les personnes ayant un mode de vie trop différent.
Au début ce n'était pas comme cela. On permettait aux étrangers de rester à l'ashram. Mais depuis de nombreuses années déjà, cela n'est plus toléré. On a vu que cela n'allait pas du tout. Il faut une séparation.
Tout à fait au commencement, je n'avais pas de problèmes. Mais par la suite, il y en a toujours eu. Et encore maintenant, vous savez ! Tant de gens éprouvent une sorte de jalousie parce que j'ai cette petite maison (une quinzaine de mètres carrés au plus !). Aucune autre disciple de Mâ n'en a une semblable pour elle seule, comme moi. Mais où vivrais-je autrement, puisque je ne peux pas vivre à l'ashram ?
Q.- Mais puisque c'est Mâ qui vous a donné ce logement, les autres devraient l'accepter.
At.- Et Mâ a pris le même genre de dispositions à Kankhal pour swami Vijayananda.
Q.- Je pense que Mataji, dans sa Sagesse, savait à quoi s'en tenir. Elle a pris soin de vous, ses disciples européens, qui aviez renoncé à tout pour elle. Et elle a tout prévu pour vous protéger en quelque sorte, après son départ physique ?
At.- Oui, bien sûr. Mataji m'a donné cette maison et m'a dit: "Je suis très contente que tu aies un toit, un endroit à toi". Et de plus, elle a pris pour moi de bonnes dispositions. Je ne dépends pas de l'ashram.
Q- Vous voulez dire financièrement ?
At.- Oui, je suis absolument indépendante de l'ashram. Et Ma m'a bien recommandé de m'acquitter des factures d'eau, d'électricité, et diverses petites réparations qu'il pourrait y avoir à faire. "Je te donnerai l'argent dont tu auras besoin", m'a-t-elle dit. Et elle l'a fait.
Q.- Elle a pris soin de vous dans les moindres détails. Elle est la Mère.
At.- Oui, tout à fait.
Q- Et le fait que vous puissiez vivre toute seule, vous permet de mener à bien l'énorme travail d'écriture que vous accomplissez pour que Mâ et son enseignement soient accessibles aux gens qui ne connaissent ni le hindi ni le bengali.
At.- Vous savez, maintenant je sens que je vis seulement pour le travail de Mâ. Et je tâche de me laisser guider par Elle ! Toujours I
Q.- Et vous êtes dans un endroit merveilleux. Dans ce jardin de Kalyanvan. C'est un paradis I
At.- J'y suis très bien, vous savez. Vous voyez, tout à été parfaitement organisé par Mâ, mais avant ce fut très dur.
Q.- Cependant vous n'avez aucun regret ?
At.- (en souriant) Non I Bien sûr que non I Pas du tout. Je m'estime vraiment très favorisée. Lorsque la dame hollandaise, Mrs Ameral, a fait construire la maison, elle m'a donné les mesures et m'a dit d'en organiser l'intérieur comme je le désirais. J'ai donc fait mettre quatre vasistas pour la ventilation. C'est petit, mais confortable.
Q- Nous n'avons peut-être pas les mêmes idées en ce qui concerne le confort... mais c'est très petit en effet. Néanmoins, en y regardant bien, il me semble que la maison de Madhuri est encore plus petite
At.- Madhuri ! Madhuri ! C'est une merveille, Madhuri, vous savez ?
* Nom indien donné par un sage à une française qui a raconté dans un très beau livre, ''La Piste'' (Editions de la Maisnie - Paris), son aventure spirituelle en Inde.
Mais cela est très confortable, même si c'est petit. A l'ashram de Bénarès, ma chambre était plus courte que moi. Il me fallait dormir en diagonale. Par terre naturellement, il n'y avait pas de place pour un lit. Ou alors, il me fallait dormir la porte ouverte, avec les pieds à l'extérieur. Cela en été. En hiver, je fermais la porte et, pour pouvoir m'allonger, je devais me mettre en diagonale.
Q - Ce n'était pas une chambre cela, mais plutôt un placard !
At.- Et pourtant ! Qu'est-ce qu'on a pu me dire... ! "Comment ! Vous avez une chambre à vous toute seule ! Et nous, nous sommes dix par chambre !" Et je disais: "Mais regardez, c'est si petit !" "Tout de même, vous y êtes toute seule, et pas nous !" Alors, en 1956, Mataji m'a dit: "Prends toutes tes affaires, et vas à Dehradun". Alors je suis partie.
Q.- Et en définitive, quelqu'un a-t-il occupé votre placard ?
At.- Non. Personne n'a jamais habité dans cet endroit. C'est devenu un dépôt de médicaments et on y faisait chauffer du thé. Mais personne n'y a habité. C'était vraiment trop petit. Pourtant, lorsque je vivais là, que d'histoires on m'a faites ! ... (Atmananda sourit. Elle n'a vraiment pas du tout l'air d'en vouloir à quiconque. Cela semble plutôt l'amuser lorsqu'elle me raconte ses déboires)