Extrait
chapitre
numéro
12

La sadhana

Témoignages et réponses d'un disciple français de Mâ Anandamayî
II) LA SADHANA


a) Les grandes lignes


Q : Pouvez-vous nous parler de l’expérience du yoga ?

V : Ce serait mieux que vous l’ayez vous-même. Une fois, une personne est passée et m’a demandé : ‘Racontez-moi votre expérience intérieure’. Je lui ai répondu avec l’histoire de l’aveugle et du cygne de Râmakrishna : Un jour, un aveugle de naissance demande à l’un de ses amis : ‘ Tout le monde me parle du blanc : peux-tu m’expliquer ce que c’est que le blanc,’ ‘C’est comme la couleur du cygne’. ‘Et le cygne, c’est comment ?’ L’ami est embarrassé ; finalement, il plie le coude et le poignet de façon à imiter le cou et la tête du cygne. ‘Touche ici : c’est comme ça !’ L’aveugle s’exclame : ‘Ça y est, j’ai enfin compris ce que c’est que le blanc’ et il va voir les autres gens avec son bras plié en disant : ‘Regardez ce que c’est que le blanc ! Regardez ce que c’est que le blanc !’.


Q : Depuis quarante ans que vous êtes en Inde, n’avez-vous pas perdu vos racines françaises ?

V : Non, je n’ai pas cette impression. Comme vous pouvez vous en apercevoir, je parle français sans accent … Ce que j’ai fait, c’est de prendre de l’Inde des choses intéressantes pour l’évolution spirituelle ; mais j’estime qu’il n’est ni souhaitable ni même possible de changer la mémoire profonde de ses origines, ce qu’on appelle les samskaras dans le yoga.


Q : Comment définiriez-vous un mystique ?

V : C’est quelqu’un qui est introverti, et qui a en même temps une bonté, une compassion pour les autres. Evidemment, il y a des mystiques qui se mettent parfois en colère. Mais s’ils se mettent régulièrement en colère, ils ont très peu de chance d’être de vrais mystiques.

Q : Quelle est la place de la méditation dans la sâdhanâ ?

V : Les gens qui ont une expérience spirituelle savent que la méditation est un des derniers stades du Yoga à huit membres de Patanjali, et qu’il faut donc des bases très solides pour pouvoir la pratiquer à fond. Ce que font même les sâdhakas assez avancés correspond à la dhâranâ (qu’on traduit en général par concentration). La véritable dhyâna est très rare, c’est presque le samâdhi. C’est la seconde vague de hippies, celle qui bien que prenant des drogues avait un certain intérêt pour les choses spirituelles, qui a lancé l’idée de la méditation comme une panacée universelle. En fait, les choses ne sont pas aussi simples que cela.

Il faut méditer à heures fixes, certes, mais cela ne signifie pas qu’il faille se forcer. Il faut plutôt donner au corps la bonne habitude de s’asseoir régulièrement. On dit que notre prarabdha karma, c’est à dire en pratique notre destinée n’est pas comptée en nombres de jours à vivre mais en nombre de respirations. Ainsi ceux qui respirent paisiblement auront une vie plus longue. Plusieurs fois dans ma sâdhanâ je me suis trouvé en face d’un mur et je me suis dit :’C’est impossible à traverser !’ Mais je l’ai fait, et ensuite c’était tout à fait facile : impossible n’est pas français…Evidemment dans la vie quotidienne, il faut savoir s’adapter et contourner les obstacles.


Q : Une jeune femme était en cours de remariage après un divorce : ‘Comment gérer les problèmes relationnels ?’

V : Il faut s’habituer à voir le Divin dans les autres.

Q : Quand on les aime, c’est trop facile.

V : Pas tant que ça, il faut les voir au-delà de leur aspect personnel, c’est à dire sans attachement. Pour ceux qu’on n’aime pas, mieux vaut les éviter, à moins d’être déjà dans un état très élevé. Si on ne peut faire ainsi, il faut prendre le fait de les côtoyer comme une sâdhanâ.


Q : Comment être introverti sans être égoïste ?

V : En s’apercevant que le Soi qui est au fond de soi n’est pas différent du Soi qui est au fond des autres. A ce moment-là, l’amour pour les autres devient complètement naturel.


Q : Question d’un résident de l’ashram, avant le départ d’une résidente pour plusieurs mois : Vous dites que le passé est illusion et n’a aucune réalité. Cela signifie-t-il que si quelqu’un s’en va, il faut l’oublier ? Le propre de l’amour n’est-il pas de se souvenir de ceux qui sont absents ?

V : Tout d’abord, quelqu’un qui mène la vie de brahmachârî dans un ashram ne doit pas avoir de l’amour-attachement pour une autre personne. Et puis, quand je sens une personne qui pense à moi, cela me donne de la joie à l’intérieur ; cela se passe dans le présent, pas dans le passé. Ce qu’il faut, c’est éviter de laisser la mental construire sur des évènements passés. Les personnes changent constamment, si on s’attache à une image fixée d’eux qui vient d’avant, on ne pourra qu’être déçu.


Q : La sâdhanâ dans le monde doit-elle être spontanée, facile ou le résultat d’un effort persévérant ?

V : Il y a l’histoire hassidique suivante : un jour deux enfants vinrent rendre visite à un grand sage qui leur donna de la bière à boire ; l’aîné ne dit trop rien, mais le plus petit qui n’avait guère que trois ou quatre ans s’exclama tout de suite :’c’est amer mais c’est bon !’ Le sage conclut immédiatement :’Cet enfant deviendra un grand spirituel !’ Et effectivement, il l’est devenu.


Q : Une personne revient de chez un gourou qui dit que l’état de mariage et celui de célibat consacré à la vie spirituelle sont pareils, dans les deux on peut avoir la même vie spirituelle.

V : Je ne suis pas d’accord ! Si on est déjà marié et qu’on le reste tout en développant une vie spirituelle, c’est bien, mais si l’on n’est pas marié avec une vie spirituelle intense et qu’on se marie, à ce moment-là c’est un échec, une régression.


Q : Un père de famille dont la fille déjà assez âgée n’est toujours pas mariée : ‘C’est un problème pour une femme de se marier tard !’

V : C’est au contraire bien de se marier tard, de cette façon le nombre d’années qu’on passe avec des problèmes de couple est moindre!…Certains prennent comme prétexte qu’ils vivent dans le monde pour dire qu’ils n’ont pas le temps, qu’ils ne peuvent pas faire une sâdhanâ; mais on peut créer un environnement favorable à celle-ci: une pièce pour la poujâ, ne pas voir n’importe qui, le satsang (rencontre avec des gens spirituels) et si cela est difficile, au moins adopter a pratique de cette forme de satsang que représente la lecture de livres de saints ou de sages. De toute façon, si on a un désir intense de trouver des conditions favorables pour la sâdhanâ, les choses s’arrangeront d’elles-mêmes dans ce sens.


b) Les qualités de base


Q : Comment développer l’intensité dans la sâdhanâ ?

V : Notre intérieur est comme un seau percé ; il faut boucher les trous qu’il a pour qu’il puisse se remplir. Il faut bien observer les endroits où le mental part vers l’extérieur, ‘a des fuites’, et il faut boucher les trous, c’est le propos des yamas et des niyamas. Nous connaissons ici une aspirante spirituelle qui a été fort attachée à son chien pendant des années ; après la mort de celui- ci, son désir de se marier est devenu très intense, et après son mariage son désir d’enfant est devenu encore plus intense. Si elle avait pu diriger la grande intensité qu’elle avait en elle vers le Divin, elle serait devenue une grande sainte.


Q : Une jeune visiteuse qui suit la voie de la bhakti : on dit qu’il y a deux moyens de faire en sorte qu’une porte s’ouvre, soit l’enfoncer, soit se prosterner devant.

V : Un sage juif disait que Dieu aimait ceux qui enfonçaient les portes ; le Soi est un château avec de multiples orifices, mais il vient un moment où le mieux est d’enfoncer les portes.


Q : Le meilleur dans la sâdhanâ n’est-il pas de se dire qu’on ne manque de rien ?

V : Oui, quand on a l’éveil du bonheur intérieur ; avant, ce ne sont que des mots.


Q : Faut-il aller à l’extrême dans la sâdhanâ ?

V : Dans l’ensemble, il faut suivre la voie du juste milieu. Mais dans son désir de consécration à Dieu, au Gourou, à la pratique c’est bien d’aller à l’extrême. On raconte que quand le sage du début du XXe siècle, Ramatirtha était encore un jeune professeur de mathématiques, il recherchait la solution d’un problème. Il est monté le soir sur la terrasse avec un rasoir et s’est dit en lui-même : si demain à l’aube je n’ai pas trouvé la solution de ce problème, je me coupe la gorge. Et le lendemain, quand le soleil commençait à poindre, il n’avait toujours pas trouvé la solution… il a saisi le rasoir pour mettre fin à ses jours, mais à ce moment-là il a eu une sorte d’illumination et la solution est venue. Les gens qui comme Ramatirtha sont très intenses réussissent dans la sâdhanâ.


Q : Un visiteur parle d’un grand ashram du sud de l’Inde ceux qui deviennent sannyâsi ont plus de confort que les autres même s’ils doivent beaucoup travailler.

Vijayânanda commente avec un sourire : Quand ils prennent les vœux de renonçants, ils se mettent à renoncer à l’inconfort…


Q : Qu’y a-t-il de plus important, le détachement extérieur ou l’attitude mentale en ce sens ?

V : C’est l’attitude mentale ; c’est ce qu’indique l’histoire des deux amis en vacances ; l’un décide d’aller à l’église tandis que l’autre part visiter une maison close. Pendant l’office, le garçon pieux n’arrêtait pas de penser au ‘bon temps’ qu’avait son copain dans la maison close, alors que l’autre, pris de remords, avait l’esprit intensément fixé sur Dieu présent dans l’église pour lui demander pardon de céder à ses mauvais penchants. Il se trouve que juste à ce moment-là, les deux compères décèdent simultanément de mort subite. Celui qui était dans la maison close va au paradis et l’autre en enfer…

Ceci dit, le renoncement extérieur est aussi important : un changement que j’ai vu en Inde depuis cinquante ans que j’y vis, c’est que maintenant les sannyâsis ont l’air de regarder avec un sourire condescendant ceux qui ont les signes de renoncement extérieur et ils accumulent les biens matériels. Quand je suis arrivé en Inde au début des années cinquante, on s’attendait à ce qu’un sannyâsi ait tous les signes extérieurs du renoncement.


Vijayânanda dit, en parlant de quelqu’un qui habitait depuis plusieurs années près de l’ashram pour sa sâdhanâ : cela prend du temps pour aller au-delà du temps.


Q : Pourquoi certaines personnes méditent mais ne semblent pas progresser ?

V : Cela me rappelle ce que disait Laënnec à propos du traitement de l’œdème aigu du poumon : ‘Commencez par vider la voiture avant de fouetter les chevaux’. C’est à dire qu’il faut débuter par saigner l’individu avant de donner des stimulants cardiaques, car ainsi le travail du cœur est moindre et celui-ci ne risque pas de flancher complètement. De même, en début de sâdhanâ, il faut commencer par se débarrasser de beaucoup de négativités avant de commencer à stimuler l’énergie par des pratiques de méditation intensives. Sinon on risque une ‘insuffisance cardiaque aiguë’, c’est à dire une surcharge d’énergie et que rien ne marche plus.


Q : Pourquoi ne donnez-vous pas de kriyas aux gens pour qu’ils se purifient le mental plus vite ?

V : Ce n’est pas avec des respirations que les gens vont se purifier le mental, c’est en changeant leur vie. Il y a une différence entre le simple exercice de relaxation qui est du domaine de la psychologie et les véritables kriyas qui donnent une grand intensité; pour enseigner ceux-ci à quelqu’un, il faut savoir ce qu’il va faire de son énergie spirituelle une fois éveillée, si elle ne va passer dans des réactions négatives ou être déviée vers une recherche de pouvoirs; ceux qui ont une sincérité complète pour la sâdhanâ sont très rares, et ceux qui ont seulement même un début de motivation pour celle-ci sont encore assez rares.


Q : A quelqu’un qui vivait en couple, qui disait n’être jamais en colère, et qui se demandait si c’était normal ou si c’était du refoulement :

V : Au début, le refoulement est un moindre mal, c’est bien meilleur que de laisser la colère s’exprimer par des mots, voire même par des actes violents. Vous n’observez pas le brahmacharya

? Pour ceux qui l’observent, la colère n’est pas une mince affaire à maîtriser, car elle vient au fond du désir frustré. La colère donne une blessure du corps pranique ; Si elle est répétée, celle-ci peut se manifester sous forme de maladies somatiques. (Vijayânanda parle d’un sâdhou de l’ashram dont le comportement parfois indiscipliné lui valait de vives récriminations) : On lui reproche d’être un peu fou, mais il doit avoir un certainement avancement spirituel car il ne répond jamais aux critiques qu’on lui fait par la colère.


Q : Le contentement est-il une qualité fondamentale de la sâdhanâ ?

V : Oui. Il y avait un sage hassidique auquel on demandait d’expliquer le contentement. Il a répondu en disant : ‘allez plutôt voir Zousia’. (Zousia signifie le doux) Celui-ci était un homme très pauvre et qui d’après les critères du monde avait eu toutes sortes d’ennuis et de souffrances dans la vie. Quand les visiteurs se sont mis à évoquer cela, il s’est mis à rire et à dire : ‘demandez à quelqu’un qui a souffert ; en ce qui me concerne, je n’ai jamais eu de souffrances !’ C’était un fou de dieu, ce que les autres considéraient comme malheur n’était pas tel pour lui. Un jour, il s’était fait battre comme plâtre, mais à la place de se défendre, il riait. Il faisait partie de ces grands fidèles de Dieu qui peuvent opérer un miracle en proférant un seul mot.


Q : Quelle est le rôle de l’humilité ?

V : Si quelqu’un est arrogant vous pouvez être sûr qu’il n’a pas atteint un niveau spirituel élevé. (A propos d’un gourou qui était fâché qu’on ait omis de mettre son nom dans un programme où il était invité): Plus les gourous ou chefs religieux sont élevés, plus ils sont sensibles à l’insulte; ils s’attendent à être respectés, alors qu’un enfant, si on l’envoie promener, s’en moque complètement. Il y aura toujours des raisons d’être fâché, alors, au fond, pourquoi se fâcher ? Et pourquoi un sage serait-il arrogant ? Son corps est sujet à bien des maladies et est impermanent, son mental produit toutes sortes d’absurdités et son Soi ne lui est en fait pas personnel, il est le même qu’en tout un chacun. Donc, de quoi faudrait-il se vanter ?


Q : Est-il utile de faire des vœux de silence ?

V : En fait, je connais la meilleure manière de garder le silence : c’est d’être silencieux quand on ne parle pas. Cela paraît une plaisanterie, mais c’est en fait le signe d’un haut niveau spirituel : dire brièvement ce qu’on a à dire, et après avoir un mental complètement vide, ‘blank’ comme on dit en anglais.


Q : Comment faire pour transformer la colère en sentiment positif, comme on conseille dans certaines sâdhanâs tantriques ?

V : C’est un yoga très particulier et difficile. La première chose à faire est de maîtriser la colère. Quant aux Rishis, Mâ disait : ‘Si le Rishi a le pouvoir de maudire (de détruire) par sa colère, il a néanmoins aussi le pouvoir de bénir (de créer). (Citation approximative)


Q : Chasteté et éveil de la koundalinî sont-ils liés ?

V : Le brahmacharya complet n’est pas indispensable dans toutes les sâdhanâs. Sinon, il y aurait très peu de sâdhakas… Les gens mariés peuvent faire une très bonne sâdhanâ, par exemple en développant l’esprit de service désintéressé. Evidemment, ils seront aidés là-dedans s’ils n’utilisent les relations physiques qu’avec modération. Les relations physiques, même si elles n’affaiblissent pas le corps ou l’esprit dans la partie intellectuelle, émoussent la sensibilité subtile, spirituelle et diminuent la force de la méditation. Pour ceux qui souhaitent suivre la voie directe du Yoga, une chasteté absolue est de règle. Il ne s’agit pas de refoulement, mais il s’agit d’une catalyse du processus de conscience. La non-satisfaction entraîne un questionnement, qui permet d’aller jusqu’à la racine du mental. Ceci est valable non seulement pour le désir sexuel, mais pour tous les autres désirs aussi. Avant d’arriver à son premier éveil de koundalinî, il est bon que l’aspirant spirituel ait une habitude de contrôle sur ce plan là ; c’est ce qui est demandé d’ailleurs régulièrement dans les traditions spirituelles, ce n’est pas propre au Yoga. Certains objectent que les Rishis vivaient en ménage dans la forêt. Mais ils avaient une vie orientée dès la plus tendre enfance vers la religion, dans une société organisée pour protéger leur mode de vie. De nos jours, même si le conjoint est d’accord pour un tel style de vie, le trouble risque fort de venir des enfants. Certes, si un ermite dans sa grotte ne fait que penser aux femmes, il vaut mieux qu’il retourne dans le monde et se marie.

Il n’en reste pas moins que pour le petit nombre qui choisit de suivre la voie directe du Yoga et de l’éveil de la koundalinî, la maîtrise sexuelle est le premier arcane à passer. En ce qui me concerne, j’ai été bien aidé par le ‘transfert affectif’ massif que j’ai fait sur Mâ dès la première fois que je l’ai vue. Après ce travail sur moi, j’ai pu de nouveau regarder de belles femmes avec plaisir ; mais ce n’est pas le même plaisir que les gens ordinaires. Quand on a réellement renoncé au monde, on peut regarder le monde avec plaisir.


Q : N’y a-t-il pas sous-jacent à l’ascétisme, une haine du corps ?

V : C’est amusant de voir tout ce que les gens du monde peuvent projeter de leur propre problématique sur les ascètes. La haine du corps est un mauvais transfert affectif de la colère, retournée contre soi-même. C’est une fausse spiritualité. Il ne s’agit pas de haïr le corps, il s’agit d’en être désidentifié, comme on est désidentifié de sa propre voiture sans pour autant vouloir la détruire.

En ce qui concerne le jeûne par exemple, si quelqu’un est très gourmand, sauter un repas peut- être une bonne chose, mais c’est tout. Pour obtenir la Réalisation, ce n’est pas la souffrance qui compte, mais la compréhension de l’esprit. A un stade avancé de la sâdhanâ, jeûner peut être pour certains une possibilité pour se désidentifier complètement du corps, mais ce n’est qu’une phase bien précise.


Q : Pourquoi les sages indiens se méfient-ils en général des Gourous tantriques ?

(Le questionneur entend par tantrisme ce qu’on appelle le vamâchâra basé sur des relations sexuelles)

V : Parce que ces derniers ont développé une certaine compréhension du fonctionnement instinctuel et émotionnel, ainsi qu’une certaine faculté d’influencer son cours chez les autres sans avoir d’habitude développé parallèlement la pureté d’esprit. Les chercheurs spirituels ne réalisent pas que ces deux aspects peuvent être dissociés, et se font exploiter, financièrement, psychologiquement et parfois sexuellement. Le tantrisme cherche l’éveil de la koundalinî dès le début. Pour quelques rares personnes, ça peut être la voie rapide, mais pour la plupart, c’est très dangereux. C’est comme apprendre à quelqu’un à accélérer avant de lui avoir appris à freiner ou à tourner le volant. C’est une possibilité, mais la présence d’un ‘moniteur-gourou’ compétent est indispensable, c’est une question de vie ou de mort : il lui fait récupérer les dérapages qui ne manquent pas de survenir. Dans la voie de l’observation du mental, comme par exemple le Jñâna- Yoga ou la méditation du Bouddha, l’éveil de la koundalinî est final. A mon sens, Bouddha a eu son éveil de la koundalinî symbolisé par les tentations de Mara et les idées sexuelles réactivées par la visite de Soujatâ et de ses deux servantes, juste avant sa Réalisation. A ce moment là, il était pleinement préparé pour pouvoir passer au travers de ces tentations.


Q : En suivant la voie du Jñâna-Yoga et en se répétant ‘Je ne suis pas cela, je ne suis pas cela’, n’y a-t-il pas le risque de perdre le contact avec la réalité ?

V : Le vrai risque du Jñâna-Yoga, c’est l’orgueil. J’ai vu beaucoup d’Occidentaux qui devenaient orgueilleux en croyant un peu trop vite qu’ils étaient identifiés à l’Absolu. Les sâdhakas hindous sont plus humbles. Par contre, quand le Jñâna-Yoga est bien pratiqué c’est le meilleur moyen de revenir à la réalité en ôtant l’un après l’autre les voiles qui la couvrent.


Q : La retraite du yogui n’est-elle pas une fuite du monde ?

V : Dans l’esprit du yogui, la retraite est toujours temporaire : le temps d’atteindre un certain niveau de conscience. Ensuite, il revient au monde. Pour lui, ce sont les gens du monde qui fuient. Ils se fuient eux-mêmes dans l’activisme, les femmes, la politique. Ils fuient les grandes questions : quelle est l’origine de la souffrance, quel est le moyen d’y remédier, quel est le sens de la vie. Le yogui, lui, fait face à ces questions, se fait face à lui-même.


Q : Que pensez-vous des hindous qui, selon le système traditionnel, prennent le sannyâsa à la retraite ?

V : Il y a la théorie et la pratique. En théorie, chaque stade a sa valeur pour mener à la Réalisation, pour des raisons différentes. Le brahmacharya (avant le mariage) à cause de l’éveil de la koundalinî, le grihastha (état de mariage) à cause du dévouement aux autres, et le vanaprastha (vie dans la forêt, en général en couple) ainsi que le sannyâsa à cause du renoncement. Mais en pratique, ceux qui prennent le sannyâsa à la retraite ou juste avant de mourir ne sont pas, dans beaucoup de cas, de véritables sannyâsa. Mais c’est leur tradition, ils croient fermement qu’ils vont favoriser leur libération par ce vœu, cela doit certainement avoir un effet positif.


Q : Quel est le rapport entre le renoncement et la mort ?

V : Le renoncement, dans le yoga, c’est vraiment la mort de tous les attachements, la mort de l’ego. La mort physique, ça ne fait pas si peur, parce que ce n’est que la mort du corps. Mais la mort yoguique provoque une terreur, car c’est la mort de tout. Dans ‘Le lotus et le robot’, Arthur Koestler s’est exclamé : ‘Mais le Yoga, c’est de la thanatophilie !’. Il a vu juste ; seulement, avoir vu juste dans son cas n’a eu qu’un seul résultat : lui faire peur.



c) La psychologie spirituelle


Q : Qu’est-ce que la psychologie spirituelle.

V : C’est le silence.


Q : Le meilleur fil directeur en méditation n’est-il pas le ressenti ?

V : D’habitude, ce ressenti correspond à un paquet de surimpositions, mais lorsqu’on réussit à calmer le mental et à avoir une perception vraiment pure, on est très proche de l’Absolu.

Q : Quand on a les yeux fermés en méditation, la seule perception pure est celle du corps.

V : Peut-être, mais en fait la perception du corps est complètement déformée par les représentations qu’on s’en fait. Quand on a atteint l’arrêt du mental, il n’y a même plus de sensations à percevoir.

Q : C’est la perception directe de l’être.

V : Il n’y a même plus de perceptions ; c’est la subjectivité pure.


Q : Certains disent que le domaine spirituel est au-delà de l’émotionnel et de l’intellectuel. Qu’en pensez-vous ?

V : C’est vrai ; mais on ne peut pas rentrer directement dans le spirituel. Il faut partir d’où l’on est, ce que l’on connaît, c’est-à-dire du domaine de l’émotionnel et de l’intellectuel. Jñâna (la connaissance) et Bhakti (l’amour) se complètent. Au bout du chemin, les deux voies ne font qu’une, mais dès le début, c’est bon qu’elles soient déjà associées d’une manière ou d’une autre.

L’amour, la dévotion, sans connaissance mènent à un déséquilibre émotionnel qui peut aller jusqu’à la folie, la connaissance sans dévotion est un intellectualisme desséché. C’est une erreur que de pratiquer la connaissance sans aucun élément de dévotion, comme tendent à le faire certains enseignants en Occident. Il ne faut pas châtrer les émotions. A l’intérieur du bhakta, il y a un jnani qui se cache, et à l’intérieur du jnani, il y a un bhakta qui se cache.


Q : Quel est le rôle des émotions dans la sâdhanâ ?

V : Elles sont importantes. Elles donnent de l’élan à la sâdhanâ. Simplement, il faut les maîtriser, les sublimer, les diriger vers l’intérieur. Quelle est la racine de l’émotion ? Un désir intense de bonheur, qui est lui-même le reflet du Soi. De purification en purification, cette émotion peut emmener le sâdhaka jusqu’au Soi.


A un sâdhaka qui, avant de partir en retraite, explique à Vijayananda certaines de ses recettes de méditation, et lui demande son avis, ce dernier répond :

V : Vous savez, la méditation c’est comme une bataille. On fait de beaux plans à l’avance, mais dans la réalité de l’action, ça ne se passe jamais comme prévu, il faut trouver des solutions au coup pour coup.


Q : Y a-t-il lieu d’aller au-delà du mental qui se répète, dans le but d’obtenir un changement ?

V : En psychologie, on est contre la répétition du mental et l’on cherche un changement. En Yoga, il y a un seul vrai changement : la Réalisation. D’un autre point de vue, on s’aperçoit que le mental, quand on l’observe attentivement, ne se répète jamais exactement, il est toujours changeant, fondamentalement impermanent. Et même si on a l’impression qu’il se répète, où est le mal ? On peut profiter de la prise de conscience de cette répétition pour s’en désidentifier complètement, et s’absorber dans ce qu’il y a au-delà du mental. Dans sa recherche de l’agréable et sa fuite du désagréable, le mental est comme un moucheron qui se cogne toujours sur la même vitre. Le rôle de l’effort spirituel, du renoncement à l’objet de désir est de prendre ce moucheron et de le faire passer par la porte qui avait été constamment grande ouverte. C’est de créer une souffrance, non pas pour la souffrance en elle-même, mais pour stimuler la conscience. Quand la souffrance qui remonte à la surface, n’est plus évitée par une fuite dans des bonheurs de rechange, l’individu est poussé à se demander pourquoi il souffre ; il trouve ainsi plus rapidement la cause et le remède véritable de cette souffrance. La frustration est inévitable dans la sâdhanâ, mais elle est temporaire ; elle n’est là que pour activer le processus de conscience. Du point de vue du corps, les désirs et les peurs créent une agitation constante que l’on sent très bien. C’est comme la tunique de Nessus, dont on parle dans les ‘Travaux d’Hercule’ : c’est une tunique qui vous brûle et dont vous ne pouvez pas vous débarrasser. Grâce à la méditation, on peut ‘décoller la tunique’ et se désidentifier de ce mouvement constant.


Q : Si l’on veut quand même se défaire de certaines pensées répétitives qui perturbent la méditation, comme des pensées d’attachement ou de colère par exemple, comment s’y prendre en pratique ?

V : Observez ; et puis revenez au corps. Il n’y a pas de perturbation mentale qui n’ait à son origine un malaise du corps ; ce malaise entraîne un trouble du prâna, de l’énergie qui à son tour est projetée sur forme d’images mentales de peurs ou de désirs. Si vous revenez au corps et que vous le calmez, vous ôter le maillon principal de cette chaîne mentale. Pour amener le mental loin du corps, les techniques de concentration comme l’observation de la respiration, le mantra ont toute leur utilité. Mais lorsqu’on est bien fixé dans l’observation, la désidentification du corps et du mental, on n’a plus guère besoin de toutes ces techniques.


Q : Peut-on observer le mental directement ?

V : C’est très difficile. C’est bon d’avoir un support comme le mantra ou l’attention du souffle, et d’observer le mental du coin de l’œil. Le mental est comme un enfant : s’il voit que vous le regardez, il commence à faire son intéressant. Sinon, il jouera normalement. Si le mental, qui est éminemment malléable, est observé directement, il va subir des distorsions artificielles. Le méditant croira qu’il a trouvé le chemin, alors qu’il n’a fait que retrouver ses propres traces, comme un voyageur perdu dans le désert de sable pense qu’il est sur la bonne voie alors qu’il n’a fait que tourner en rond.


Q : Qu’est-ce qui peut rendre un sâdhaka sérieux dans sa sâdhanâ, à part le fait d’avoir souffert ou de souffrir à ce moment là ?

V : Une profonde compréhension de la vanité du monde, de son évanescence. Rien n’est permanent. On aime une femme, elle vous laisse tomber. On réussit à l’épouser, elle vieillit et devient laide. Beaucoup de gens réalisent cette vérité quand ils prennent de l’âge, mais comme ils ne connaissent rien d’autre, ils ne voient pas de lumière au bout du tunnel, ils deviennent dépressifs, pessimistes, amers. Le sâdhaka voit la lumière au bout du tunnel. Il réalise que le permanent, ce qui est au-delà du changement, ne peut être coupé, cassé ou détruit.


Q : Les gens ne risquent-ils pas d’être mécontents, blessés par l’attitude détachée du Yogi ?

V : Oui, c’est tout à fait possible. Prenez le cas de Didi, par exemple. Bien qu’ayant été très proche de Mâ, son assistante principale dans toutes les questions pratiques durant toute sa vie, elle reprochait à cette dernière d’être distante et insaisissable. Avec Krishnamurti, c’était pareil. On ne peut pas attraper le sage dans la cage d’une relation personnelle, qui est synonyme de dualité, d’exclusivité, de jalousie et parfois d’inversion émotionnelle, de passage rapide de l’amour à la haine. Le sage peut être très proche, s’intéresser à vous dans de petits détails, puis à nouveau devenir insaisissable.

Q : Quelle attitude avoir vis à vis des souvenirs qui remontent dans la méditation ?

V : Si ce sont des souvenirs banals, laissez-les tomber. Si ce sont des souvenirs gênants, qui reviennent, qui font peur, il est bon de les regarder en face. Le mieux c’est d’avoir l’esprit vide.


Q : Que pensez-vous de l’histoire du gourou qui fait avaler un kilo de ras-goulas (une sorte de sucrerie indienne) à un de ses disciples pour le libérer du désir qu’il avait des sucreries ?

V : Je me souviens de cette histoire ; il faut bien la comprendre, bien l’interpréter : le disciple avait un petit désir pour des ras-goulas, ce n’est pas bien méchant, et beaucoup de peur aussi. La peur de tomber dans le péché de la gourmandise. Cette peur intensifiait le désir, car nos désirs sont toujours faits d’un complexe peur-désir qui s’intensifient mutuellement. Le gourou a vu cela, et l’a libéré de cette peur en lui permettant de satisfaire un petit désir.

Mais pour les gens du monde la proportion est exactement inversée : ils sont pleins de gros désirs et très peu de peur autour. S’ils essaient d’épuiser leurs gros désirs en les satisfaisant, ils vont ouvrir la porte à des désirs encore plus gros et ne s’en sortiront plus. Ils ne feront que rajouter de l’huile sur le feu. Les gens ordinaires pensent que le yogui se ‘serre la ceinture’. Ils ne peuvent imaginer qu’il existe un bonheur plus grand que celui qu’ils éprouvent en satisfaisant leurs envies. Ce qu’ils peuvent faire de mieux c’est de souhaiter au yogui le seul genre de bonheur qu’ils aient été capables d’expérimenter. Mais le yogui n’a pas besoin de leurs souhaits. Il est comme la mère de famille dans l’histoire suivante : ‘Une mère de famille reçoit un sâdhou (un religieux errant) et le nourrit avec beaucoup d’affection. Le sâdhou, pour la remercier, lui dit ‘je te souhaite d’avoir dix garçons’. La mère s’exclame immédiatement ‘Non, Non ! je ne veux pas de ton souhait’ ‘comment, tu as l’audace de refuser ma bénédiction ?’ et le Sadhou s’en va furieux. Sur le chemin il se plaint à un villageois. Ce dernier lui explique ce qu’il ne savait pas : ‘Ton hôtesse a déjà douze beaux garçons. En lui en souhaitant dix, cela revient à dire que deux vont mourir prochainement’.


Q : Est-ce normal de se protéger lorsqu’on fait une sâdhanâ ?

V : Oui, parce qu’on devient très sensible. Le Gourou, lui, n’a pas besoin de se protéger. Il est là pour tout le monde, c’est son rôle de prendre le karma des gens. Mais le sâdhaka atteint, à certaines phases de sa pratique, une telle sensibilité qu’il réagit physiquement, sous forme de brèves maladies, aux perturbations du corps et de l’esprit de ceux qui l’approchent. C’est normal qu’il se protège. Les règles de pureté des brahmines n’étaient au début rien d’autre que des mesures de protection pour des gens engagés dans des sâdhanâs intenses. Mais maintenant, la plupart ne font plus de sâdhanâ intense, et leurs règles ressemblent à un bataillon qui protègerait une banque où les coffres sont vides.


Q : Comment être un avec quelqu’un d’autre sans épouser ses défauts ?

V : Il ne s’agit pas pour le yogui d’être un avec quelqu’un d’autre, que ce soit sur le plan physique ou psychologique, il s’agit d’être un avec la Conscience universelle.


Q : Il y a de nombreuses expériences et sâdhanâs possibles, les sons, la lumière, la contemplation de Dieu avec forme, l’observation du souffle, des sensations cutanées, la question ‘Qui suis-je’, le mantra. Que faire ?

V : Il n’est pas bon de faire plusieurs sâdhanâs à la fois, il est mieux de s’en tenir à une seule. Mais à travers cette sâdhanâ, vous pouvez avoir des expériences de tous les types qui viennent naturellement, par exemple des expériences de son et de lumière si vous pratiquez l’observation du souffle, etc… Beaucoup d’expériences peuvent survenir spontanément, c’est bien, cela ne veut pas dire que vous faites des mélanges de sâdhanâs.


Q : Pourquoi la solitude peut-elle faire perdre la raison à certains sâdhakas ?

V : Parce que la solitude intensifie tout. Il faut avoir un esprit très solide pour tenir le coup dans la solitude. Ce qui fait perdre la raison à l’ermite, c’est surtout la peur. Il y a des bruits autour de lui. Il les interprète comme une menace. Et de menace en menace, il se construit un délire paranoïaque complet. En dehors de la peur, il y a le risque de s’enfermer dans un système complètement imaginaire. Il y a également les ‘démons’ ; on peut être possédé quand on est en état de faiblesse ou de demi-sommeil. Mais je suis passé à travers tout cela. L’essentiel là encore, est de n’avoir pas peur, et ne pas créer une relation avec l’adversaire. Ne pas chercher à combattre ou à chasser l’adversaire, ce qui reviendrait à accentuer sa réalité. Seulement revenir au calme complet. Et puis j’aime bien le danger : tous mes sens sont en alerte, c’est un éveil.


Q : Le samâdhi a-t-il quelque chose à voir avec un état de demi-sommeil ?

V : Non, ce n’est ni le sommeil, ni la torpeur. C’est un état d’ânanda (bonheur) intense, mais sans aucune perte de chit (conscience), un état d’hyperconcience. Les vrais samâdhis sont très rares.


Q : (Un Allemand qui avait visité quelques védantins) Pour me débarrasser de l’ego, j’observe ma colère, toutes mes émotions et je me dis qu’au milieu de tout cela il n’y a pas d’ego.

V : Ce sont des mots. Là où il y a de la colère, il y a de l’ego, là où il n’y a pas de colère il n’y a pas d’ego. Ceci dit, il est vrai qu’il ne faut pas chercher à ‘tuer’ un ego qui de toutes façons n’a pas d’existence fondamentale. Ce serait comme prendre un bâton et essayer de tuer une ombre en lui administrant de grands coups.


Q : Vous vous êtes mis à la sâdhanâ pendant la guerre où votre vie était constamment en danger et après où les horreurs de cette guerre ont dû revenir à la surface de votre mental. N’en avez-vous pas été perturbé ?

V : Non, pas même pendant que cela ce passait. Je prenais cela comme un jeu, les uns poursuivaient les autres, c’était comme une partie de gendarmes et de voleur ; Et puis après les évènements, comme le passé n’a plus de réalité, il n’y avait pas lieu d’en être perturbé non plus.


Q : Si le passé n’a pas de réalité, quel sens reste-t-il à la Tradition ?

V : En fait, la Tradition est vécue dans le présent, quand on suit ce que le guru nous dit de faire. Du point de vue relatif et empirique, la question du passé et de son héritage existe, mais du point de vue absolu et dans l’expérience du sage, ce genre de questions ne se pose plus. Si vous vous les posez, c’est que vous êtes encore sur le plan empirique.


Q : Comment différencier l’être mental et l’être vital ?

V : Pour connaître l’être mental d’une personne on se base sur son visage et sur sa voix ; pour percevoir son état vital, il suffit d’être proche physiquement de l’autre ou de lui prendre la main pendant quelque temps. Le corps yoguique est atteint quand il y a l’union du masculin et du féminin à l’intérieur ; le corps causal est appelé ainsi car il correspond à cette partie de l’ego qui passe d’une existence à l’autre, et représente donc la cause des renaissances. A un stade de la sâdhanâ, le corps subtil peut être vécu comme un manteau merveilleux donné par le Gourou ; on voudrait que personne ne vienne y toucher ; Mais c’est de l’orgueil, on doit aller au-delà. Tout ceci est une question d’expérience.


Q : Peut-on dire que le samâdhi est une forme de sommeil ?

V : J’ai trouvé une façon d’être complètement conscient alors que le corps est comme endormi, par exemple quand je reste allongé au petit matin, ou même assis. Ceci dit, ce n’est pas le samâdhi, car dans celui-ci il y a en plus une joie intense. Les expériences proches de la mort ne sont pas réellement des expériences de mort mais donnent une expérience de bonheur et de lumière comme on peut avoir dans le sommeil profond.


Q : Beaucoup de gens venaient à Mâ pour des guérisons. Peut-on dire que ces sages voient les maladies ?

V : Ils voient l’origine spirituelle des maladies sous forme d’esprits qui possèdent le corps et apparaissent dans certaines parties.


Q : Comment peut-on savoir si ce qui paraît un souvenir de vie antérieure n'est pas de l'imagination, une construction mentale ?

V : Le premier critère est son apparition spontanée, quand on n'était pas concentré sur ce sujet. Il y a de nombreux exemples de personnes qui avaient des images et des notions claires d'une vie antérieure récente et qui ont pu retourner sur les endroits où elle s'était déroulée et vérifier les faits. Cependant, il n'y a pas lieu d'attribuer une si grande importance à des images précises. En fait tout le monde se souvient de ses vies antérieures, mais cela peut se manifester de façon non- imagée, comme par exemple à l'occasion d'un choix professionnel, etc.… ou d'une tendance inexplicable par ailleurs, ce qu'on appelle samskara en Inde. Par exemple, si quelqu'un a une passion pour les sujets militaires alors que personne autour de lui n'est dans l'armée ni n'est intéressé par ce domaine, cela peut indiquer une vie antérieure comme soldat (la conversation avait commencé car Vijayânanda avait dit récemment à un visiteur indien d'âge mûr qui avait des lobes d'oreilles particulièrement longs, comme le Bouddha, qu'il avait dû faire beaucoup de pratiques spirituelles dans des vies antérieures. Cette personne est revenue aujourd'hui en disant combien elle avait été remuée par cette réflexion, et on sentait à son ton de voix que c'était vrai. Vijayânanda a alors ajouté :) Il s'agit d'un signe corporel décrit par la tradition. Les personnes qui ont fait beaucoup de Yoga dans une vie passée mais n'ont pu atteindre la libération à cause d'un désir survenant au moment de la mort, se réincarnent pour essayer de satisfaire ce ou ces désirs. Ceux-ci prennent alors la forme de samskaras ou vâsanas (inclinations profondes qui remontent en force à la surface de temps en temps), mais quand ils sont épuisés, le yoga-brashta, celui qui a « manqué le yoga » -c'est ainsi que s'appellent ces personnes- redécouvre son entraînement antérieur et se met à progresser rapidement vers le but. Ceci dit, il faut bien avouer que la plupart des souvenirs que les gens croient venir d'une vie antérieure sont en fait des fantasmes, des constructions mentales auxquelles ils adhèrent.


Vijayânanda, en parlant d'une personne qui a un tempérament plutôt batailleur :

Je lui ai conseillé de ne plus méditer sur l'ajña, car cela peut accroître une colère de base quand celle-ci est présente. En fait, c'est un des conseils que Mâ m'a donné lors de notre première entrevue (il y a juste un demi-siècle). Je me suis donc mis à méditer sur le cœur, mais par la suite elle m'a demandé de nouveau de me concentrer sur l'ajña.

Q : On dit dans certains textes de Yoga ou de Tantra qu'il y a en fait deux ajña, l’un inférieur à la racine du nez et l'autre supérieur vers le milieu du front, et que le premier est relié à l'ego et à la colère, alors que le second est associé à l'âtma et à la sublimation ; avez-vous aussi cette notion ?

V : C'est vrai, cela peut aider de méditer plus haut que la racine du nez pour dépasser une tension de l'ego reliée à une méditation mal avisée sur l'ajña inférieur ; cependant, ces centres sont surtout des supports pour la rencontre des nadîs. Ils mènent à une conscience au-delà du corps.


Q : Quelle est notre vraie nature ?

V : Au fond de notre cœur notre vraie nature est perfection, pour la retrouver il faut enlever "l'écorce", les voiles qui la cachent du fait que nous vivons dans la forme, dans la dualité. Les voiles sont faits de nos émotions négatives, de nos peurs, de nos désirs, etc....

C'est comme un bol en or qui est resté longtemps dans la terre il faut enlever la saleté, mais l'or lui- même ne s'altère pas.


Q : Quelle partie de nous se réincarne ?

V : C'est le corps subtil qui s’en va et qui ensuite se réincarne. Il s'agit d'un agglomérat de désirs. Au moment de la mort c'est notre désir le plus puissant qui s'élèvent et qui détermine la prochaine réincarnation. D'où l'utilité d'avoir des pensées pures, de maîtriser le mental et au moment de la mort de rituels comme l'extrême-onction ou d'un autre accompagnement spirituel puisqu’ainsi le mourant pense à Dieu au moment de quitter son corps.


Q : Comment fonctionne la prière ?

V : Ce qui compte, c'est l'attitude mentale. Si on appelle sincèrement, la réponse vient forcément. De même pour la méditation, elle ne vaut rien en l'absence de compassion, d'amour dans la vie quotidienne. Méditer est seulement un moyen vers la maîtrise du mental.


Q : Quelle est la différence entre amour mystique et amour humain ?

V : L'amour humain a forcément son ombre, l'hostilité, puisqu'il se situe dans la dualité. Donc il reste limité et personnel, attaché à la forme. L'amour mystique (pour le Gourou, le divin) est pur, tend vers l'union mystique. Pour rendre l'amour humain plus pur, on peut s'efforcer de voir le divin en l'autre. De toute manière il vaut mieux de l'amour avec attachement que pas d'amour du tout. Puis, quand l'amour divin se développe, le besoin d'amour humain tombe spontanément, car le premier est tellement plus pur et plus fort. Ne pas forcer, cela vient quand c'est mûr.


Q : Pourquoi nous attachons-nous au corps ?

V : On croit y trouver le bonheur, à travers les plaisirs comme le sexe, et la nourriture etc. En réalité ces plaisirs sont des réflexions déformées de la joie absolue qui est en nous, qui est notre nature. Tout bonheur recherché à l'extérieur déçoit, car il n'est qu'une réflexion déformée du vrai bonheur qui est en nous. Il s'agit d'en prendre conscience et de lâcher petit à petit les habitudes qui datent souvent d'innombrables vies : avec patience, tolérance, vigilance et persévérance !-


Q : Est-ce difficile d'être un disciple ?

V : Très difficile. Un vrai disciple se dédie totalement. Il y a beaucoup plus de gourous que de vrais disciples.


Q : Comment maintenir une orientation spirituelle dans la vie quotidienne ?

V : Par le karma yoga. Il s'agit de ne donner aucune importance aux succès ou échecs, et se libérer de la croyance que "c'est moi qui agis"; en gardant le mental indifférent aux résultats, on agit en prenant conscience que l’on n’est que l’instrument du divin : "ce n'est pas moi qui tire les fruits de mon action". On agit de manière parfaite pour la joie de l'action parfaite, peu importe ce qui en résulte. On peut aussi se souvenir de ces dictons pleins de bon sens :

« Tout ce que Dieu fait est pour le mieux. »

« Fais ce que dois, advienne que pourra. »


Q : Est-ce que le désir est nécessairement lié à la peur et à la colère ?

V : Oui, ce sont les deux côtés de la même chose. Quand le désir est très fort vers quelque chose et qu'il y a un obstacle, surgit alors naturellement la colère contre cet obstacle, ou la peur ne pas atteindre le fruit de son désir.


Q : Quels sont les avantages de l'aspect féminin du Divin ?

V : Donner la place à l'aspect féminin du Divin est plus équilibré et plus naturel. L'amour naît de la rencontre du masculin et du féminin, pour qu’il y ait l'amour de Dieu et l'amour en Dieu, la présence des deux pôles est une grande aide.


Q : Un bouddhiste parle à Swamiji du poids du passé :

V : le passé n'a pas d'existence réelle, c'est une construction mentale. C'est la perception du corps dans l'instant présent qui est réelle avec son cortège de malaises pré-conscients qui engendrent le mal-être et les tensions du mental. Il faut voir profondément dans la perception présente de son corps : en tant que bouddhistes, vous avez vipassana qui est une excellente méthode à cet effet.




d) La bhakti


Q : Peut-on vivre sans désirs ?

V : Pour la plupart, les désirs, le rajas, sont nécessaires; C’est ce qui peut les sortir de la torpeur, du tamas. Tout dépend du niveau des gens. On ne peut pas vivre sans amour. L’amour mystique est le seul où l’on puisse obtenir la fusion totale. La fusion de l’amour physique ne dure pas.


(A un vieil homme qui souffrait de glaucome) Pour vous, il vaut mieux vous concentrer sur le cœur que sur l’ajña; mais ce n’est qu’un stade, un marche-pied pour pouvoir ensuite visualiser l’énergie dans le cœur de tous les autres et puis après de tout l’univers. A ce moment-là, vous débouchez sur le Sans-forme.


Q : Est-ce que finalement tout n’est pas l’effet de la grâce ?

V : Cela dépend de ce que vous mettez exactement sous le mot grâce. Quand vous appelez ce que vous considérez être le Dieu personnel, il y a un écho qui vous revient qui en fait n’est pas différent de vous-même mais qui est au-delà de votre ego.


Q : Parfois, je réussis à pacifier mes émotions pendant un peu de temps, mais ensuite cela reprend de plus belle !

V : Il ne suffit pas d’atteindre une sorte de ‘paix intellectuelle’; il faut donner à la base du mental ce qu’il aime, c’est à dire par exemple un rasa intense de joie, pour qu’il soit vraiment attiré et stabilisé. Quand on est dans les émotions on est emporté. Quand on les dépasse, l’accent passe sur la conscience pure accompagnée de joie.

Q : Mais la joie est aussi une émotion ?

V : Non, dans ce cas-là les émotions sont changeantes mais la joie de la pure conscience est stable; ceci dit, il y a des jours où l’on n’a pas d’émotions à diriger vers le Divin, à ce moment-là on peut pratiquer l’atma vichâra, le ‘qui suis-je’ par exemple. Si cela ne vient pas non plus, il y a quelque chose que vous pouvez faire pour arrêter le mental au moins momentanément ; c’est d’arrêter votre respiration poumons vides ou poumons pleins, comme vous sentez. Vous rassemblez toute l’énergie dans le cœur et de rester comme cela le plus longtemps possible. On peut aussi faire ses pratiques de méditations habituelles avec des concentrations sur différents chakras, mais se les représenter dans une sorte de double de son corps à un ou deux mètres en avant de soi.


e) Le jñâna


Q : Faut-il voir le monde comme une illusion, comme une réalité, ou alors comme le corps de la Mère divine ?

V : Râmakrishna avait un maître védantin qui s’appelait Totapuri. Celui-ci avait eu le nirvikalpa samâdhi. Râmakrishna n’avait pu l’obtenir à cette époque, mais il voyait le jeu de la Mère divine dans le monde, qui était rejeté par Totapuri comme illusion, mâyâ. Chacun a enseigné à l’autre ce qui lui manquait. Râmakrishna avait pu faire le lien, la navette entre le samâdhi et la samsara. Védânta signifie l’accomplissement des Védas. En Inde, c’est la métaphysique qui correspond à la culmination des trois premiers ashramas dans le quatrième, c’est à dire le sannyâsa. C’est le résultat de toute une formation du comportement et de pratique de la bhakti pendant le stade d’étudiant, de maître de maison et de vanaprastha (en retraite dans la forêt). Le védânta ne consiste pas en des discussions interminables plus ou moins psychologiques comme on le croit en Occident. Les occidentaux n’aiment pas trop l’idée ‘le monde n’est qu’un rêve’: Il faut comprendre qu’il ne s’agit que d’un stade, après on retrouve une réalité au monde mais avec un point de vue autre en ce sens qu’on n’y voit que la pure conscience. C’est ce que dit le zen : ‘au début les montagnes sont les montagnes, ensuite elles ne le sont plus puis vient un stade où elles le sont de nouveau.’ Si on cherche à se concentrer directement sur la conscience pure, au bout d’un certain temps on s’endort. C’est pour cela qu’il faut un élément affectif, une joie, un amour dans la méditation.


Q : Il semble qu’il y ait beaucoup de ‘pensées positives’ dans le védânta. Râmana Maharshi par exemple conseillait souvent à ses disciples de lire la Ribhu Gita qui répète sans cesse ‘je suis le Soi, l’infini, le sans-limite’… Qu’en pensez-vous ?

V : C’est pour les débutants. Pour ceux qui sont plus avancés, observer le mental sans le contrer est suffisant, c’est le meilleur moyen de le calmer.


Q : Pourquoi ne mentionne-t-on pas ânanda, la félicité dans les Oupanishad majeures, à part dans la partie sur Brahmananda dans la Taittiriya Oupanishad ?

V : A mon sens c'est parce que les rishis étaient profondément heureux. Ils ne pensaient pas que le monde était impermanent, toute souffrance, comme dans le bouddhisme postérieur. Ils vivaient dans le satya yoga, l'âge d'or. Les bouddhistes sont venus dans le Kali Yuga. Les rishis, de leur côté, ne parlaient guère de la joie car ils étaient eux-mêmes la joie. Pour parler de la joie, il faut qu'il y ait une dualité. Dans l'évocation oupanishadique bien connue du Soi, on parle de vérité, connaissance et infini (satyam, jñânam, anantam), et non pas félicité (ânanda).

Pour ces rishis, le signe d'un développement avancé sur le chemin est d'avoir vaincu la peur, en particulier les peurs morales à propos du fait de ne pas avoir suivi toutes les règles ou de ne pas avoir fait tous les rituels parfaitement; d'ailleurs, les brahmanes de maintenant en sont encore un petit peu à ce point.

Les vishnouïtes, quant à eux, ne cherchent pas la libération, mais désirent pouvoir aimer indéfiniment un Dieu personnel qui est différent d'eux. Le plus important pour cela est d’établir une relation intense avec Lui -fût-elle de haine. On raconte l'histoire des trois rishis enfants qui étaient venus à la porte du paradis des Vishnou. Comme ils n'avaient pas l'air de rishis, ils ont été rejetés par les deux gardiens du seuil, Jay et Vijay ; ces rishis, furieux, leur ont lancé la malédiction de devoir redescendre sur terre. Mais finalement, ils ont eu le choix entre sept incarnations où ils pourraient aimer le Seigneur et trois où ils pourraient le haïr. Les deux les mèneraient tout autant de nouveau vers la libération et ils ont choisi la seconde possibilité. L'idée derrière cela, c'est que une relation intense, même de haine, peut mener rapidement au salut.


Q : Est-ce qu'on peut dire que le védânta consiste réellement en une méditation sans support ?

V : Même dans le védânta, il est bon pendant longtemps d'avoir un support, comme la lumière, de se représenter plongé dans une mer de lumière. On peut aussi faire cela avec le son. On peut ensuite se demander qui est celui d'où provient la lumière ou le son.



f) La koundalinî


Q : Que signifie ‘ouvrir les canaux d’énergie’ ?

V : Quand j’étais à Almora en 1954, j’ai travaillé pendant un an continûment sur l’ouverture des nadîs. Grâce à cela, je savais que je pourrais obtenir une chasteté parfaite sans conflit intérieur ni répression et aussi une immunité contre les maladies. L’ouverture s’est faite en plusieurs phases. Un jour j’ai entendu Mâ qui disait à sa mère en bengali : khuliatsé ce qui signifie ‘ça c’est ouvert’. J’avais ressenti quelque chose d’important.

Cela sert de lire des livres comme le Yoga Tibétain d’Evans-Wentz : Cela donne une base intellectuelle et traditionnelle aux expériences qu’on peut avoir. Sinon on les interprète de façon personnelle et cela peut donner des résultats bizarres. L’intérêt des gourous qui enseignent des techniques de méditations très précises comme les tibétains, c’est que leurs disciples ont le sentiment de suivre un chemin fréquenté et sûr.

Les nadîs latéraux s’ouvrent sur les côtés du cœur. Il faut d’abord bien confirmer l’éveil de ceux-ci, ensuite vient l’éveil du canal central qui correspond à un silence complet du mental. On parle aussi de l’éveil du Kurma nadi qui favorise une posture très ferme et bien redressée. De manière générale il faut repérer les pratiques qui mènent au silence du mental et les suivre à fond. Si l’on décide de faire descendre l’énergie jusqu’au mulâdhâra, il faut déjà avoir une bonne purification mentale pour soutenir l’éveil sexuel que cela donne, et ce sans régression dans la sâdhanâ.

Il faut distinguer dans l’éveil des nadîs s’il s’agit de la gauche ou de la droite. Leurs rasas, goûts, saveurs sont différents. C’est une expérience psychophysiologique qu’on sent clairement et qui correspond aussi à un état mental. L’énergie peut également se bloquer dans l’ascension des nadîs. Quand ceux-ci sont ouverts, il faut vivre en solitude. Les relations sexuelles sont impossibles.

Q : Dans ce cas-là, pourquoi le guru n’ouvre-t-il pas les nadîs à un maximum de gens ?

V : Il ne le fait pas, car s’il éveille l’énergie chez des disciples qui n’ont pas la pureté mentale nécessaire, elle va passer en direction des émotions perturbatrices.


Q : Est-ce que cette ouverture correspond à une pratique consciente ou est spontanée ?

V : En fait, c’est une émotion intense qui pousse le prâna dans les nadîs. Cela peut être la colère, mais la meilleure émotion est un amour intense pour le Gourou. Des Sadgourous comme Mâ pouvaient ‘ouvrir le tunnel’ comme un géant percerait une montagne d’un coup de pouce en disant aux ouvriers :’Terminez le petit travail par vous-même’. Quand on n’a pas l’ouverture des nadîs, on n’est pas encore un vrai sâdhaka. Au début, j’avais du mal à ouvrir les nadîs quand les narines correspondantes étaient bouchées, après les deux phénomènes sont devenus indépendants. A un moment, je me suis mis à cesser de travailler les nadîs pour faire du védânta, de l’observation pure du mental. C’était plus confortable, il y avait moins d’intensité émotionnelle; mais Mâ me l’a reproché. Un jour, elle m’a dit en me regardant du coin de l’œil en satsang :nadi khulne se kitna labh hê. ‘Dans l’ouverture des nadîs il y a tant d’avantages’ J’ai donc repris la pratique d’ouverture des nadîs. Tous ces phénomènes de nadi ne sont pas de la théorie, je les vois comme s’ils étaient en face de moi. Par leur ouverture, on peut expérimenter les rasas à volonté; mais il ne faut pas se perdre dans ceux-ci, ce serait un obstacle au samâdhi que Patanjali appelle rasavada. Il faut expérimenter une première phase du retour sur soi qui revient de l’objet de sensation, par exemple du plaisir, jusqu’au plaisir lui-même qui reste une expérience localisée. Puis dans une seconde phase on revient à celui qui observe ce plaisir, et on arrive au niveau de la joie sans objet, à la subjectivité pure.


Q : Est-ce que le yogui visite les mondes subtils ?

V : Il y a sept mondes supérieurs, parmi lesquels le Devaloka, le Brahmaloka, etc. Cela est en lien avec la sâdhanâ des sept chakras, à chaque niveau on a des visions, on se promène dans des plans subtils, enfin on s’amuse… Cependant, dans le Jñâna, on ne tient pas compte de ces mondes subtils.


Q : L’ouverture des nadîs est-elle nécessaire pour obtenir le samâdhi ?

V : Oui, le samâdhi vient de l’union des deux courants d’énergie, positif et négatif. Lorsque ces deux énergies entrent en coalescence, il y a une félicité intense qui survient et c’est le samâdhi.


A propos d’une photo de Mâ où elle est jeune et a la tête penchée sur le côté, en extase:

V : Ce n’est pas un samâdhi, c’est un bhâv (un état intérieur spirituel passager et moins profond que le samâdhi). Dans le samâdhi, la colonne est droite, dans l’axe, cela facilite le passage de l’énergie jusqu’à l’âjñâ. Il y a perte de conscience du monde extérieur. En mettant la tête sur le côté, c’est à dire en s’appuyant sur une des deux nadîs latérales, on évite cette perte de conscience et on reste au niveau du bhâv.


Q : Est-ce que chez les Yoguis, il y a aussi des variations, des rythmes de l’énergie vitale ?

V : Oui, j’ai observé que cela arrivait assez régulièrement. Il y a trois jours dans un pôle, négatif ou positif, et puis ensuite, assez rapidement, parfois en quelques minutes, ou en quelques heures, ça s’inverse. Ce qu’il y a d’intéressant à remarquer, c’est qu’il y a le plus souvent un catalyseur extérieur à ce changement : même en solitude, vous pouvez avoir une visite, ou un petit problème, etc… Si on n’est pas conscient de ce rythme, on projettera sur le catalyseur extérieur l’origine du changement d’humeur. Par contre, si on en est conscient, on se contentera d’observer ce phénomène de dvandva, de paires d’opposés, qui fait partie des lois du corps, ou en Inde on dirait de notre prarabdha karma. En n’y réagissant pas, on ne crée pas de second karma venant compliquer le premier.


Q : Quelle est la voie la plus rapide ?  Est-ce le koundalinî yoga ?

V : N'importe quelle voie peut être rapide si vous y mettez tout votre être. Il faut être cent pour cent engagé dans la voie spirituelle. Solo Dios basta, Dieu seul suffit, comme l'écrivait Thérèse d'Avila.  Mais ce n'est possible que par la grâce d'un satguru.


Q : Que pensez-vous du tantra (de la main droite) ?

V : Les Tantras (ou Agamas) sont un groupe d'écritures sacrées qui traitent du tantrisme. Le tantrisme est une des voies principales en Inde qui mènent vers la connaissance du Soi, c'est-à- dire la libération. Mais alors que d'autres voies (par exemple le védânta) donnent beaucoup d'importance à la renonciation aux plaisirs du monde, le tantrisme les accepte comme point de départ, avec comme objectif de les diviniser. Ces jouissances deviennent (au départ) un objet de culte. Ce sont les cinq « m » (makaras) : l'union sexuelle, le vin, la viande, etc., mais dans le tantrisme de la main droite, ils sont évoqués seulement symboliquement. Les mots tantrika ou tantrisme ont une connotation négative dans le langage courant de l'Inde, car ils évoquent la magie, surtout la magie noire. On emploie plutôt les termes de shakti et saktisme. Shakti est un des aspects de la Mère divine qui est (avec Shiva) l'objet de culte dans cette voie. Arthur Avalon (Sir John Woodroof) a écrit plusieurs livres au sujet du tantrisme. Son livre Shakti est un exposé magistral sur ce sujet et est devenu un classique, même parmi les pandits hindous.




g) Vijayânanda sur lui-même


Q : Est-ce que vous pratiquez le mantra ?

V : Quand je vaque à mes occupations quotidiennes, la cuisine, etc…je le récite pratiquement constamment. Mais lorsque je m’assois pour méditer, je le laisse.


Q : Est-ce que vous avez eu des moments de doute ?

V : Jamais à propos de la sâdhanâ elle-même, j'ai toujours été convaincu que c'était la seule chose qui vaille vraiment la peine. Je n'ai jamais douté de la grandeur spirituelle de Mâ Anandamayi, mais quelquefois je me demandais si, étant complètement immergée dans l'orthodoxie hindoue, elle était capable de guider un occidental né et élevé dans une tradition totalement différente. Mais cela a été utile, parce que j'ai été obligé d'atteindre le «dénominateur commun», c'est-à-dire le niveau commun à toutes les religions.


Q : Un visiteur français qui vit depuis plusieurs années en Inde : Est-ce que vous avez senti dans votre méditation des points de non-retour où vous sentiez que vous ne pouviez plus régresser ou retomber ?

V : Oui, le jour où j'ai rencontré Mâ. Elle m'a donné le shaktipat, l'éveil du pouvoir intérieur que seul un maître authentique peut donner et qui crée une relation éternelle, indestructible entre maître et disciple.

Q : Est-ce que vous avez le sentiment malgré cela d'avoir fait des progrès par la suite ?

V : Bien sûr, à moins d'être au sommet de la Réalisation, il faut travailler. On dit, dans les Yoga Sutras de Patanjali il me semble, qu'il y a un moment où le rocher roule en bas de la montagne; il a trouvé son équilibre et ne peut plus remonter : c'est le sahaja sâmadhi, l'état naturel.

Q : Une visiteuse : Quand je vais chez quelqu’un et que je vois que les plantes sont mal soignées, c’est comme si je les entendais crier.

V : Moi non plus, je ne cueille pas de fleur, même pas une feuille, car j’aurais le sentiment de créer une souffrance pour la plante. A Calcutta, vers le début de mon séjour en Inde, j’avais une relation spéciale avec un arbre de l’ashram. J’allais le caresser tous les jours. Il avait une branche desséchée. Un jour, j’ai eu l’idée de la caresser en disant intérieurement :’Si Dieu veut, des bourgeons vont venir sur cette branche aussi’. Le lendemain, ils sont venus. L’intéressant, c’est que quelques jours plus tard ils n’y étaient plus, quelqu’un avait sans doute dû les arracher. C’est comme si je ne devais pas pouvoir me vanter d’avoir fait un miracle.


Q : Le dépouillement aide –t-il à la sâdhanâ ?

V : Quand j’habitais à l’ashram de Bénarès, Arthur Koestler est venu me visiter. A l’époque, je n’avais pas de lit et il l’a mentionné dans son livre. En lisant ce livre par la suite, le responsable de l’ashram, Panuda, a réalisé cela et il est venu protester auprès de moi en me disant : ’Pourquoi ne nous l’avez-vous pas dit plus tôt ? Nous vous en aurions donné un!’ Et finalement il m’en a donné. Je ne suis pas du genre à demander. Mâ elle-même vivait très simplement.


Q : Vous couchez-vous parfois pour cause de maladie ?

V : Très rarement; pendant un demi-siècle ou plus je ne me suis jamais couché, il n’y a qu’en 1993 que j’ai dû être hospitalisé quinze jours pour dysenterie. En me couchant, je trouve que ce serait reconnaître ma défaite devant la maladie.


Q : Vous souvenez-vous du nom des gens qui viennent vous voir ?

V : Non, pas tellement, car en fait, je réponds à des états de conscience, c’est à eux que je fais écho. Si les gens pouvaient modifier ces états, ils auraient des réponses différentes. Mais ce n’est pas facile de changer un état de conscience. Ceci dit, depuis quelques temps, je m’aperçois que je me souviens mieux de leur nom (Vijayânanda dit cela à 88 ans…)


Q : Pratiquez-vous un Yoga particulier avec vos rêves ?

V : Ce que les gens ordinaires considèrent comme la réalité est déjà un rêve. Le rêve est donc un rêve dans le rêve. L’important c’est d’atteindre la réalité. Evidemment, parfois, en méditation, on est dans un état intermédiaire entre sommeil et veille, avec des images de rêve qui remontent à la surface. Mais il s’agit d’un processus conscient, différent en cela du rêve nocturne. Je n’accorde pas d’importance spéciale à ce dernier. De temps en temps, j’entends des musiques, de temps en temps je rêve de Mâ, mais j’oublie le matin le contenu exact de tout cela, il n’en reste qu’une impression affective. Ce n’est qu’une manifestation de plus de l’activité mentale.


V : (Une disciple proche) Vijayânanda, je voudrais que vous nous écriviez des maximes de sagesse.

Q : Un sage n’ira pas   écrire des maximes de sagesse, cela ferait trop pédant. Ce qu’il y a de possible, c’est que ses disciples notent certaines de ses paroles.


Q : Qu’est-ce que ça fait de vieillir ?

V : C’est très bien; quand vous avez mis votre maison en ordre, vous retrouvez ce dont vous avez besoin tout de suite. Il en va de même avec votre mental quand vous avez travaillé sur

vous-même. De plus, si vous avez été très intense dans votre sâdhanâ, cette intensité même a pu être un obstacle. Avec l’âge elle diminue, et cela vous permet en fait de passer l’obstacle. Evidemment, je n’ai absolument pas peur de la mort. Cela m’aide aussi à profiter de mes vieux jours. Et puis, je peux communiquer avec de jeunes et jolies jeunes femmes sans qu’il n’y ait aucune trace d’ambivalence… Je suis également dans le même état quand je médite et quand je suis avec les gens.


Q : Quelle est votre attitude vis-à-vis de l'autre monde ?

V : Je suis déjà dans l'autre monde.