Extrait
chapitre
numéro
10

Le yoga et l'Occident

Témoignages et réponses d'un disciple français de Mâ Anandamayî

III) LE YOGA ET L’OCCIDENT


Q : Dans l'hindouisme, on tolère le fait qu'un des membres du couple prenne le sannyâsa même si l'autre n'est pas d'accord. Cela ne pose-t-il pas un problème éthique dans la mesure où le mariage, comme dans le christianisme, est considéré comme un engagement pour la vie ?

V : En règle générale, le sannyâsa ne doit pas être pris sans la permission ou l'assentiment du conjoint ; et il me semble qu'un maître ne donnera pas l'initiation du sannyâsa en sachant que le conjoint n'est pas d'accord. Mais il y a des cas exceptionnels. Quand l'esprit de renonciation est extrêmement intense, plus rien ne  compte. C'est alors comme quelqu'un qui s'échappe  d'une

maison en flammes.


Q : La Kumbha-Mela est en cours à Hardwar (il s’agit d’une question posée au printemps 1998) ; comment vous situez-vous par rapport à cette forme de l'hindouisme pour les masses ?

V : La Kumbha-Mela est une grande réunion (je dirais presque une foire) qui a lieu tous les douze ans à quatre endroits différents (Hardwar, Allahabad, Ujjain et Nasik) à des dates différentes. Elle attire d'énormes foules de pèlerins et de sâdhous (on dit une dizaine de millions ou plus). La tradition dit que c'est un devoir religieux pour les sâdhous de sortir de leur retraite pour venir y assister. C'est donc une occasion de rencontrer des sages qui le reste du temps seraient inaccessibles. Et même si on ne les rencontre pas, leurs vibrations associées à la ferveur religieuse des grandes foules créent une atmosphère spirituelle formidable qui vous imprègne qu'on le veuille ou non. C'est une occasion importante de parfaire sa vie spirituelle soit par les vibrations soit même par les conseils pratiques si on a la chance de rencontrer un grand sage. En outre, le bain dans le Gange à l'endroit sacré et à l'heure de bon auspice est censé donner la libération du cycle des naissances et des morts (post mortem) ou du moins purifier des péchés les plus sérieux.

La légende veut qu'au début de la création quand il y eut le barattage de la mer de lait, il en sortit entre autres merveilles une jarre (kumbha) pleine de nectar d'immortalité. Une grande bataille commença entre les dieux et les démons ; chacun voulant prendre possession de cette jarre. Au cours du combat, quelques gouttes du précieux liquide tombèrent à quatre endroits en Inde : Hardwar, Allahabad (Prayag), Ujjain et Nasik. Et la Kumbha-Mela veut commémorer ces évènements.

La foi intense des pèlerins et des moines crée une énorme atmosphère spirituelle qui influence même ceux qui ne croient pas à ces légendes. Et cette imprégnation peut être le départ d'une vie spirituelle ou intensifier les pratiques de ceux qui sont déjà sur le chemin.


Q : Le livre "Un Français dans l'Himalaya” vient d'être publié. Connaissant les Français de France pour en voir passer à l'ashram pratiquement chaque semaine, sur quel point du livre pensez-vous être bien compris, et sur quel point vous attendez-vous à ne pas l’être ?

V : Ce livre est un assemblage d'écrits les plus divers rédigés depuis 1951. La plus grande partie en a été écrite avec en vue un public très restreint, c'est à dire le groupe d'ardents fidèles qui étaient avec Mâ à l'époque, des hindous, surtout bengalis, et très peu d'Occidentaux Ceux qui suivent une discipline spirituelle pourront néanmoins trouver dans cet ouvrage des bribes qui pourront leur être utile.

Quant aux questions-réponses, la partie la plus récente de ces écrits, elle s'adressait surtout à des visiteurs occidentaux et correspond à chaque fois au niveau et à l'attitude mentale de l'individu qui pose la question ; mais comme les réponses sont toutes du domaine de la vie spirituelle, un sâdhaka pourra y découvrir quelques renseignements utiles.


Q : Dans les pays riches comme la France et la Suède, le taux de suicide est beaucoup plus élevé qu'en Inde ; Pourquoi cela ?

V : La personne qui se suicide le fait pour échapper à la souffrance soit physique soit le plus souvent mentale. Une personne qui va se suicider (à moins que ce soit un aliéné mental) a longuement réfléchi avant de prendre cette décision. Ce sont en général des athées nourris par la philosophie existentialiste qui pensent qu'après la mort c'est le grand néant. Ce type est commun en Occident ; en Inde, les véritables athées sont très rares. Chaque hindou a quelque part dans son subconscient la croyance en un Pouvoir divin ou au moins dans le fait que chaque action produit un karma, qu'il y a des vies futures conditionnées par les actes que l'on fait. Le suicide est considéré comme un crime, et il est censé produire des renaissances très fâcheuses. Le suicidé, dit-on, devient un preta, un fantôme très misérable qui a toujours faim et soif et a une bouche trop petite pour satisfaire ses besoins. Quand ces croyances vous ont été inculquées dès l'enfance, on réfléchit à deux fois avant de mettre fin à sa vie.


Q : De nos jours, le terme spiritualité est si souvent utilisé qu’il semble perdre de son intensité. Comment le définiriez-vous ?

V : La spiritualité, la vraie, est l’attitude mentale qui permet de révéler le Divin éternel qui est en chacun de nous et qui est en fait notre Soi le plus intime. Ce Divin est voilé par des émotions négatives, par la tendance du mental à rechercher la Paix et le Bonheur dans la réflexion du Soi sur les objets des sens ; il faut donc faire une réversion du mouvement mental vers le sujet ; Comme le dit la Kathopanishad, c’est avritti chakshu, le regard tourné vers l’intérieur.


Q : Que pensez-vous des écoles de psychologie occidentale qui disent que quelqu’un en bonne santé psychique doit affirmer son ego ?

V : Cela dépend du type de personnalité. S’il a une personnalité tamasique (asthénique), et que vous lui demandez d’effacer son ego, il va s’endormir. Il vaut mieux lui demander de s’affirmer. S’il a une personnalité rajasique (excitée), il faut lui demander, au contraire, de mettre son ego en veilleuse.

Détruire l’ego ne signifie pas tout détruire, puisque l’ego n’est qu’une coquille autour du Soi. Il s’agit plutôt d’une dissection permettant de retirer la coquille et de laisser apparaître le Soi. Il ne faut pas comme dit le proverbe anglais ‘ jeter le bébé avec l’eau du bain ’. Il faut être déjà sattvique pour détruire son ego. Un sujet ordinaire qui veut détruire d’emblée son ego risque de devenir idiot.


Q : On peut se demander si, à vouloir tuer l’ego en ne faisant rien qui puisse le mettre en valeur, on n’empêche pas aussi l’existence de fleurir, librement, dans toute sa générosité bigarrée…

V : Quand ‘l’existence fleurit dans toute sa générosité bigarrée’, cela n’est jamais dû à l’ego. C’est qu’alors l’ego a laissé filtrer à travers son voile épais quelque chose de la gloire de l’Atman (le Soi, l’Eternel).

Tout ce qui est Lumière, Joie, Beauté, Pouvoir, vient de l’Atman. L’ego ne fait que les déformer. Chez un sage qui n’a plus d’ego, cette lumière brille dans toute sa splendeur.

Il ne s’agit pas de tuer l’ego. Ce n’est qu’une ombre. On ne peut pas tuer une ombre. Par la discrimination, on finit par découvrir que cette ombre n’a aucune existence réelle. Alors, elle s’évanouit dans le néant.

Opposer l’humilité à l’orgueil peut être utile dans certains cas. Mais tous deux sont des aspects de l’ego.

Pourquoi voulons-nous nous mettre en valeur, être flamboyant ? Pourquoi cherchons-nous la joie, la richesse, le pouvoir, la beauté, la santé ? Parce que c’est notre véritable nature ; la gloire de l’Atman qui essaye de se révéler. Mais nous sommes identifiés au complexe corps - force vitale - mental et nous tentons d’obtenir l’immortalité dans ce qui est périssable ; le bonheur dans ce qui est sujet à la maladie et à la souffrance ; le pouvoir dans ce qui est si vulnérable ; la beauté dans ce qui est instable et toujours changeant.

C’est une erreur ! On ne lutte pas contre une erreur. Il suffit simplement de la reconnaître pour en être débarrassé.


Q : En Occident, la ‘ fusion ’ suscite toujours l’idée de régression. Il semblerait que nos mystiques aient tous traversé des difficultés psychologiques et que la recherche du Divin ne soit

qu’une sublimation. Qu’en est-il ?

V : Certainement, les mystiques (tous ou presque tous) doivent traverser des difficultés psychologiques considérables, car le chemin qui mène vers le Divin est extrêmement difficile et rares sont ceux capables de surmonter ces difficultés.

La sublimation des émotions inférieures n’est qu’une étape sur le chemin mystique. C’est en fait une sorte de transfert affectif (pour utiliser un terme de la psychanalyse). L’attraction, l’amour qu’on éprouve pour les choses mondaines, on les dirige vers un aspect du Divin ou vers le Gourou parfait. Mais finalement, cet amour sublimé doit disparaître et le mental doit devenir totalement silencieux, vide. Et c’est dans ce vide que se révèle le Suprême, qu’on ne peut pas nommer, qu’on ne peut pas décrire, car il est totalement au-delà de toute conception mentale.

Ce que vous appelez la ‘fusion’ c’est l’union avec le Divin. Dans un sens, on pourrait dire (en se plaçant du point de vue de la psychanalyse) que c’est un retour à la vie intra-utérine, c’est-à- dire à notre origine en tant qu’individu distinct des autres. Car pour atteindre cette fusion avec le Divin (qui est en fait notre Moi supérieur), il faut remonter la chaîne de nos formations mentales jusqu’à leur origine et atteindre alors le Grand Silence.


Q : La psychologie réfute totalement l’idée de dépersonnalisation et pourtant Râmakrishna ne donnait-il pas souvent à ses disciples l’image de la poupée de sel qui fond dans l’océan ?

V : La ‘dépersonnalisation’ dont parle la psychologie est un phénomène pathologique qu’on rencontre chez les psychopathes. L’image de la poupée de sel qui fond dans l’océan que donnait Râmakrishna fait allusion à la fusion du moi individuel dans le Divin, qui est le Moi cosmique, la fusion de la conscience individuelle dans l’océan de chidânanda (conscience- bonheur). L’âme individuelle se fond dans cet océan de Bonheur qui est sa nature véritable comme la poupée de sel se dissout et se mélange avec le sel de l’océan.


Q : Jung applique le terme Atman pour qualifier la réalisation du Soi en tant que nouveau centre de la personnalité, embrassant conscient et inconscient (par opposition au moi, centre du conscient). Mais ce qu’il appelle ‘processus d’individuation’ correspond-il à l’Atman, au Soi des hindous ? Est-ce que la réalisation du Soi de Jung ne se rapprocherait pas plutôt de ce qu’Aurobindo appelle l’être psychique ou du ‘ je Suis ?

V : Jung est un psychanalyste et il y a une différence fondamentale entre la psychanalyse et l’étude du mental telle quelle est enseignée dans les disciplines spirituelles, bien que ces deux méthodes paraissent similaires à première vue. Toutes deux, en effet, veulent étudier le mental et l’analyser. Mais le but de la psychanalyse est de guérir un mental malade, de transformer un psychopathe en un homme normal, capable de fonctionner dans le milieu social moderne. Et l’objectif de l’analyse dans les techniques spirituelles est d’amener le mental au silence total, à sa racine même qui est le nœud central de l’ego. Pour la psychanalyse, le mental est l’instrument précieux qui nous permet de mener une vie sociale normale. Mais pour le Sage, le mental est le voile qui masque le Réel. Et il lui faut déchirer ce voile.

Le mot ‘Atman’ prend plusieurs significations différentes dans les textes sacrés hindous. Quelquefois, il signifie simplement la personne, l’individu. D’autres fois, on l’emploie pour désigner le Soi individuel. Enfin, ce terme peut être aussi utilisé pour désigner le Soi Universel qui réside dans le cœur de chacun. C’est cette dernière signification qui est généralement acceptée dans les traductions en langues occidentales. Je ne suis pas assez familier avec la pensée de Jung pour répondre à votre question. Mais je doute que le ‘processus d’individuation’ corresponde à la Réalisation du Soi. Car dans la Réalisation du Soi, il n’y a plus d’individu. C’est un état impersonnel d’omniprésence dont le centre est partout et nulle part.

Je ne pense pas non plus qu’on puisse trouver des correspondances entre Aurobindo et Jung, autrement que dans des similarités superficielles. Car spiritualité et psychanalyse sont deux disciplines fondamentalement différentes.


Q : Quelle est la place de l’Art dans la sâdhanâ ?

V : L’art est essentiellement (ou devrait être) une expression de la Beauté. La Beauté étant un aspect du Divin, la peinture et la sculpture peuvent être utilisées comme une sâdhanâ. C’est-à- dire en partant de la Beauté objective, essayer de découvrir la Beauté transcendantale qui est le Divin Lui-même. Une fois qu’on a découvert l’essence de toute beauté, ses objectivations apparaissent comme de pâles reflets et perdent leur attrait. Peut-être dans certains cas, un sage qui a un passé d’artiste pourrait transmettre quelque chose de son expérience par la peinture ou la sculpture. Mais je n’en connais pas d’exemple.


Q : Krishnamurti dit : ‘ La conscience est le contenu… Il n’y a pas de centre. Là où il y a un centre, il y a prison (même décorée du nom de Brahman) ’. Nisargadatta, lui dit : Je Suis est le centre de la conscience… ’. Cela veut-il dire que Krishnamurti parle d’un niveau au-dessus du Je Suis ’ ?

V : Le mot ‘ conscience ’ est employé avec des significations différentes selon les sages et, quelquefois, le même sage lui donne une valeur différente selon le questionneur ou le contexte. Par exemple, dans le livre de Pupul Jaykar sur Krishnamurti (version anglaise), je lis : A la page 167

K : Pouvons-nous étudier la conscience à partir du centre ? ’
Rao : ‘ Y a-t-il un centre ? ’
K : ‘Le centre est là seulement quand on fixe l’attention… Le centre est formé par un point dans la périphérie. La périphérie, c’est nos possessions, notre femme, célébrité…’ Il s’agit bien ici de conscience individuelle qui n’existe qu’en fonction de l’univers que nous créons autour de nous.

A la page 376, Krishnamurti définit la conscience ainsi :

‘ La conscience est la totalité de la vie. Pas seulement ma vie, votre vie, mais aussi la vie de l’animal, de l’arbre. La totalité de la vie ’. Ici, il est évident que Krishnamurti parle de la conscience universelle.

A la page 429

‘ La conscience d’un être humain est son contenu et tout le mouvement de pensée : apprendre une langue, croyances, rites, dogmes, solitude, un mouvement désespéré de peur. Tout cela est conscience. Si le mouvement de la pensée se termine, la conscience, comme nous la connaissons, n’est plus … ’. Ici, il s’agit de l’aspect de la conscience individuelle qui n’existe qu’en fonction du mouvement mental. Dans la phrase que vous citez, il est difficile de se rendre compte qu’elle valeur Krishnamurti veut donner au mot ‘ conscience ’ dans ce cas. Il faudrait la lire dans son contexte.

Quant à Nisargadatta, il s’exprimait en maharathi et les mots techniques qu’il utilisait étaient très probablement du sanscrit. Ici encore, il faudrait lire la phrase que vous citez dans son contexte pour comprendre ce qu’il entend exactement par le mot ‘ conscience ’.


Q : Le ‘ Je Suis ’ est-il une finalité ? Peut-on œuvrer dans le monde après la dissolution de l’individualité ?

V : Le ‘Je Suis ’ est présent en tout le monde, même chez l’homme ordinaire. Mais pour l’homme ordinaire, le ‘ Je Suis ’ est son corps et la personnalité qui en découle. Le sâdhaka -dans le chemin de la Connaissance (le Jñâna-marga)- part de cette idée ‘Je Suis’ et cherche à la dissocier de son rapport physique. Sur son chemin, il passe par des étapes d’identification plus subtiles : avec son corps astral, la Lumière, etc… mais c’est toujours un ‘ moi ’ limité. Mais quand il arrive à se maintenir sur le pur ‘ je Suis ’ sans support, c’est-à-dire sur le Conscience Pure sans limitation- alors son individualité se dissout dans le Moi universel, le Chidânanda (la Conscience- Bonheur). Dans le chemin de la dévotion, le Moi universel devient le ‘ pouvoir de l’Autre ’ : Dieu, l’Eternel Bien-Aimé sur lequel il médite et pense constamment, avec amour, jusqu’à ce que son moi individuel se dissolve dans l’océan du Bien-Aimé. Mais le résultat final des deux voies est le même. Les grands sages comme Mâ Anandamayî, Râmana Maharshi, par exemple, sont des canaux du Pouvoir Divin qui œuvrent à travers eux pour le bien du monde. Tout ce qu’ils font se fait spontanément et sans qu’intervienne aucune volition de leur part. Quant aux réformateurs, aux fondateurs de religions, ils sont à mon sens à un niveau inférieur car ils doivent conserver une certaine individualité sattvique. Ils sont inspirés par le Divin mais ces inspirations sont interprétées par un mental purifié. Les divisions entre sectes et religions sont nécessaires pour le jeu du monde, mais n’ont aucune signification pour un être parfait.

De toute façon, un sage agit pour le bien du monde par sa seule présence. Même s’il vit caché dans une retraite solitaire, son rayonnement bénéfique se fera sentir.