III) LE YOGA ET L’OCCIDENT
Q : Depuis quarante ans que vous voyez passer en Inde des Occidentaux en quête du Yoga, quels sont à votre avis les principaux défauts de leur approche ?
V : Premièrement, ils ont un fort ego. Deuxièmement, ils veulent des résultats tout de suite. Ils n’ont pas la patience de faire une sâdhanâ prolongée et soutenue. Troisièmement, dès qu’ils ont eu deux, trois expériences spirituelles, ils veulent ouvrir un centre et se mettre à enseigner.
Q : Que pensez-vous du métier de professeur de hatha-yoga, qui est certainement plus développé en Occident qu’en Inde actuellement ?
V : Si l’enseignant se contente de donner une technique pour développer la forme physique, c’est bien. Mais s’il veut se comporter comme un Gourou en laissant croire aux gens qu’il peut les prendre en charge à vie, il ne fera pas le poids. C’est l’histoire de Râmakrishna qui a entendu un jour un crapaud gémir désespérément. Il vit qu’il était coincé dans la gueule du serpent. Quand il repassa par là une heure plus tard, il entendit de nouveau le gémissement, il s’approcha et vit que le crapaud était trop gros pour un serpent trop petit. Tous les deux étaient en train d’agoniser. Il retira de cet incident l’image du vrai maître qui est comme un grand serpent, et qui ‘avale’ le disciple en une bouchée.
Pour Mâ, on ne peut donner un enseignement spirituel avant d’avoir la Réalisation. Au moins, pas avant d’avoir atteint le savikalpa samâdhi (l’état de concentration complet sur une forme donnée). Ceci n’empêche pas un pratiquant du Yoga de donner des conseils spirituels à l’occasion aux gens qui lui en demandent, à condition qu’il ait l’honnêteté de dire quand il ne sait plus, et qu’il exprime nettement le fait qu’il n’est pas un Gourou. C’est vrai que les Gourous authentiques disent souvent, par modestie, qu’ils ne le sont pas. C’était le cas de Mâ Anandamayî, de Râmana Maharshi, de Râmakrishna, et d’autres moins connus. Mais l’enseignant du Yoga n’est un Gourou ni en apparence, ni en réalité, il faut qu’il soit clair là-dessus.
Q : Peut-on dire que le Gourou psychanalyse son disciple ?
V : A un moment après quinze ans en Inde, j’ai pensé revenir en France et pratiquer une sorte de psychanalyse yoguique avec des patients. Un collègue m’avait déjà proposé d’utiliser son cabinet. Mais finalement, j’ai réalisé que ce n’était pas possible. Le mental est un monde fermé, même le Gourou ne peut y pénétrer, c’est à chacun de faire son auto-analyse par la méditation, en se souvenant que les constructions mentales sont faites d’une substance très particulière, qui croît et se développe dans la proportion exacte où l’on y fait attention. Il ne s’agit donc pas de se laisser entraîner dans ces constructions en définitive irréelles, comme le fait souvent la psychanalyse, mais de revenir à l’instant présent. Tout ce que peut faire le Gourou, c’est de témoigner qu’il existe, au-delà du mental, quelque chose et donner une énergie pour l’atteindre.
Q : Comment le Gourou considère-t-il le sujet ‘normal’ d’après la psychologie ?
V: Il le considère comme pathologique, parce qu’il est plein d’avidité, de peurs et de désirs sexuels. L’homme ‘normal’ au sens ordinaire du terme doit dépasser son propre mental pour devenir ‘normal’ au sens réel du terme. Quant aux gens pathologiques d’après les critères de la psychologie, le Gourou n’a en principe pas à s’en occuper. Un Sadgourou peut cependant essayer d’aider certains d’entre eux. Mais ça ne marche pas toujours.
Dans l’entourage de Mâ, il y avait un chanteur qui était un peu simple d’esprit, et en plus atteint d’asthme chronique ; cela lui a donné un important fond d’anxiété, qu’il a projeté sous forme d’hallucinations : des voix l’insultaient, et lui disaient de se suicider. Il a essayé plusieurs fois, et a fini par réussir en se jetant sous un train. A ce moment-là, tout le monde dans l’ashram a critiqué Mâ, même les plus proches, en disant qu’elle aurait dû le sauver. Mais moi, j’ai essayé de la défendre : la maladie mentale est une réalité, et l’on ne peut pas toujours tirer les gens d’affaire.
Q : Que signifie pour les hindous ‘être un enfant de la Mère Divine’ ?
V : En Inde, les hommes peuvent résoudre leur complexe d’Œdipe par le culte de la Mère Divine qu’ils voient partout et avec laquelle ils apprennent à ‘fusionner’ intérieurement en tout temps et en tout lieu. En Occident par contre, la seule manière que connaissant les gens pour résoudre leur Œdipe et retrouver la fusion est de s’engager dans une relation amoureuse avec une femme. Ils n’ont pas inventé d’autres solutions, sauf sans doute les catholiques avec le culte de la Mère de Dieu.
Q : Pourquoi le sage ressemble-t-il à un enfant ?
V : Parce qu’il a une pensée proche du corps. Il s’agit de revenir en enfance, et non pas d’y retomber. Voir remonter au fond de soi les expériences préverbales, les souvenirs enfouis de l’éducation sphinctérienne par exemple, et voir de quelle manière ce conditionnement influence la base affective de notre mental actuel. Le sage descend dans son corps comme l’enfant, mais contrairement à l’enfant, il est attentif à se désidentifier à tout ce fonctionnement automatique. Ce travail de retour, de démontage du mental, est un travail à la fois logique et psychologique que le sâdhaka accomplit durant sa pratique.
Q : Le sâdhaka peut-il se concentrer pour guérir les autres dans leur corps ou dans leur esprit, comme le font les guérisseurs ou certains thérapeutes en Occident ?
V : Non, ce n’est pas recommandé en Yoga. Ceci revient à l’utilisation des siddhis (pouvoirs) qui résultent en une perte d’énergie psychique et une régression dans la sâdhanâ. De plus, d’un point de vue yoguique plus global, en cherchant à soigner, on empêche les gens d’aller au travers de leur karma, et l’on retarde donc la vraie guérison par des traitements symptomatiques. Mâ prescrivait souvent des remèdes de village à ses fidèles, mais c’était très sûrement le fait d’être en communication avec elle par l’intermédiaire du remède qui était la vraie cause de guérison. L’Etre Réalisé ne se concentre pas pour agir sur les autres. Cela vient spontanément. Tout est intensifié autour de lui, y compris le désir de guérison de certaines personnes qui l’approchent. Et c’est ce désir des patients qui les améliore ou les guérit pour de bon. J’ai souvent remarqué cela avec Mâ ; c’est aussi la phrase du Christ : ‘Va, ta foi t’a sauvé’.
Q : Le vœu de bodhisattva signifie-t-il qu’il faut partir en mission sur les routes du monde ? V : Non, il s’agit d’un vœu très élevé : Faire sa sâdhanâ intensément, sans se préoccuper de prêcher, jusqu’au moment où l’on atteint les portes de la Réalisation, disons le savikalpa samâdhi (avec forme) juste avant le nirvikalpa samâdhi (sans forme). A ce moment-là, on fait le vœu de redescendre pour aider les autres. Certes, on peut objecter à cela que le Bouddha a envoyé prêcher des moines qui n’étaient pas réalisés. On peut critiquer cette idée de bodhisattva d’un autre point de vue : dans la conception indienne traditionnelle, l’univers est cyclique, et il y aura toujours des êtres à libérer. Le bodhisattva fait donc le vœu de n’être jamais libéré, ce qui contredit la démarche même du Bouddha. Et puis, lorsque le sâdhaka arrive à un certain niveau, il commence à se demander ‘Qui est à libérer ? Qui est là pour libérer ?’. Comme disait un Maître Zen : ‘Il faudrait que les bodhisattvas se lavent la tête avec l’eau fraîche du zen’. Il n’en reste pas moins que le vœu de bodhisattva est un vœu très élevé.
Q : Quelle différence y a-t-il entre pensée matérialiste et positiviste, telle qu’elle s’exprime généralement en Occident actuellement, et pensée traditionnelle, telle qu’on la trouve de nos jours chez de nombreux hindous qui savent la juxtaposer avec un certain développement économique et scientifique ?
V : Il y a une grande différence. Les Occidentaux sont intellectuels, croient qu’on peut résoudre tous les problèmes philosophiques et religieux, par des discussions sur les concepts. Pour l’homme traditionnel, cette attitude paraît étrange. Il voit plutôt dans l’enseignement spirituel et philosophique qu’il reçoit des vérités scientifiques, auxquelles il faut faire confiance, puisqu’elles sont expérimentées par des millions de personnes avant lui. Son seul travail est de les vérifier, de les réaliser dans sa propre expérience. Imaginez que vous alliez voir un chimiste et lui demandiez : ‘Qu’est-ce qui se passerait si Lavoisier s’était trompé dans l’énoncé de ses lois ?’. Il vous regarderait avec des yeux ronds et vous répondrait sans doute : ‘Ne me posez pas de questions inutiles et demandez-moi plutôt quel produit vous souhaitez que je vous fabrique…’.
Q : Que pensez-vous des enseignants spirituels qui donnent l’initiation ‘au nom de…’ comme les moines de la Mission Râmakrishna donnent l’initiation au nom du sage de Dakshineshvar, les chrétiens au nom du Christ ? Est-ce qu’ils ont le plein pouvoir d’un maître spirituel qui tire son autorité de sa propre Réalisation ?
V : La question se pose.
Q : A votre avis, quel est le type de méditation qui peut se développer en Occident à long terme ?
V : Un type de méditation très indépendant de tout contexte religieux, comme le ‘ Qui suis-je’ ou ce qu’enseigne Krishnamurti. Mais il faut que ce soit un enseignement vécu et pratiqué, pas seulement lu. Dans ce sens, la fonction du Gourou garde sa valeur en Occident. Le Krishnamurti des discours critiquait les Gourous, mais le Krishnamurti privé agissait tout à fait comme un vrai Gourou indien, renvoyant les gens à eux-mêmes constamment. S’il y avait un centre pour un tel type de méditation en Occident, on n’aurait pas besoin d’y avoir aucune activité rituelle ou religieuse.
Q : Y a-t-il une différence réelle entre le Soi du védânta et la vacuité du bouddhisme ?
V : Il s’agit d’un état suprême, que les mots ne peuvent atteindre. Tout ce qu’on peut dire, c’est, comme Mâ : ‘Ja ta’ ‘C’est ce que c’est’.
Q : Y a-t-il un moment dans la sâdhanâ où il est bon de prendre la décision du Bouddha à Bodhgaya : s’asseoir et décider de ne plus se relever avant d’avoir atteint la Réalisation ?
V : Il faut être mûr pour cela. Un jour j’ai pris cette décision. C’était lorsque nous étions avec Mâ à Rajguir (haut lieu du Bouddhisme) ; j’avais été très impressionné par l’exemple du Bouddha, et je me suis mis dans l’esprit de faire pareil ; sans rien dire à personne, je me suis assis dans ma chambre ; au bout de quelque temps Mâ est entrée dans la pièce, a commencé à parler avec mon voisin de chambre de sujets sans intérêt, à tourner autour de moi ; en un mot, à tout faire pour me déranger. Ce n’était pas son habitude : si elle voyait quelqu’un en train de méditer, elle se retirait. Bien qu’ayant décidé de ne pas broncher, j’ai bien été obligé à la fin de me relever et de me prosterner pour la saluer. Peu de temps après j’ai fait un nouvel essai, toujours sans rien dire à personne ; de nouveau, Mâ est revenue et m’a empêché de méditer. Quand on a un Sadgourou, il veille au grain : il vous fait savoir si vous êtes mûr ou non pour vous lancer
Q : On parle maintenant souvent du védânta en Occident. Pensez-vous que le passage d’une culture à l’autre se fasse dans de bonnes conditions ?
V : Les deux piliers du védânta sont vairagya, le détachement et viveka, le discernement. S’il n’y a pas cela, c’est du védânta occidentalisé qui risque de se terminer dans les mots. Il ne suffit pas de lire Shankaracharya ou d’apprendre du sanskrit, il faut pratiquer. Après une période de début où l’on peut étudier toutes les voies, il est mieux d’en choisir une et d’étudier les Ecritures sacrées de cette voie précisément. Par exemple le védânta est la culmination des Védas et des Oupanishads et est lié au quatrième des ashramas (stades de la vie), qui est le sannyâsa. En passant d’une voie, ou d’un guru à l’autre, les occidentaux finissent par prendre des itinéraires qui paraissent étranges et par s’imaginer qu’ils suivent des enseignements très élevés alors qu’ils n’ont aucune base solide. Pour prendre un autre exemple, dans le judaïsme, il y a une tradition de sexualité sacralisée, mais il faut pratiquer cela avec toute la base de la Torah. De toutes façons je ne connais pas les détails de cela, ce n’est pas ma ligne. On raconte qu’à la mort de sa femme, le Baal Shem Tov a dit :’je pensais que si je mourais le premier je pourrais monter au ciel dans un char de feu’. Mais maintenant qu’elle est morte, j’ai perdu la moitié de mon pouvoir’. J’ai un ami qui avait acheté une vraie montre Rollex très coûteuse, mais comme il avait peur de se la faire voler, il a aussi acheté une Rollex d’imitation qu’il porte habituellement. En Occident, c’est comme cela. Les gens font une sâdhanâ d’imitation car ils ne savent même pas les exigences de la vraie sâdhanâ. En Inde aussi, il y a peu de vrais sâdhakas, mais au moins les gens connaissent les exigences de la sâdhanâ authentique. Les occidentaux souvent intellectualisent de trop. C’est un grand obstacle, surtout quand on approche un sage. En face de lui ou d’elle, il faut savoir être comme un enfant. Si Saint François d’Assise est si populaire en Occident, je ne crois pas que ce soit seulement à cause de son amour ou de son contact étroit avec la nature, je pense que c’est surtout grâce à son humilité.
Q : A votre avis, pourquoi y a-t-il beaucoup plus de suicides en Occident qu’en Inde ?
V : Ce pourquoi les gens se suicident en Occident, c’est qu’ils ont exploré tous les désirs possibles, qu’ils voient que cela ne mène nulle part mais qu’ils n’ont rien à mettre à la place. Les gens qui savent se discipliner ont toujours de l’espoir et l’espoir fait vivre.
Q : L’Inde croit aux asouras, aux ‘démons’ qui peuvent cependant avoir de bons côtés comme les dieux ont leurs mauvais côtés, mais elle ne croit pas au ‘Prince des Ténèbres’, au Mal absolu comme le christianisme ou le judaïsme récent. Quel est l’avantage du point de vue indien ?
V : La croyance au Diable des premiers moines chrétiens par exemple est bonne pour les gens qui ont un tempérament agressif, cela leur donne un ennemi pour se battre. En fait, dans la Bible, le Diable n’est qu’un petit bonhomme, c’est Dieu qui a tout créé, le Bien et le Mal, le Diable n’est qu’un serviteur. Par contre, dans la Cabale, il devient si important qu’on n’ose même pas prononcer son nom de peur de l’invoquer. On l’appelle par les deux premières lettres de son nom, Samaël c’est-à-dire samachem. Ce nom signifie l’ange aveugle, et on le désigne par ‘l’autre côté’. Il y a sans doute une influence manichéenne sur le judaïsme tardif. Un jour, le Baal Shem Tov a prononcé le nom complet de Satan malgré l’interdit. Celui-ci est venu furieux, en protestant : « je n’ai été dérangé que deux fois par les appels des hommes, la première fois par Eve au Jardin d’Eden, et la seconde lors de la destruction du Temple ; que me veux-tu ? » A ce moment-là, le Diable se met à voir la lumière sur le front des disciples du Baal Shem Tov, et il en est tellement impressionné qu’il est bien obligé de remercier celui-ci de l’avoir fait venir.
Q : Pensez-vous que le bouddhisme puisse beaucoup apporter à l’Occident ?
V : Oui. Déjà, dans le bouddhisme ancien on insiste sur la vigilance qui est effectivement le fondement de la sâdhanâ. Cependant il faut bien comprendre le sens de vipassana : ramener ses émotions, son activité mentale au corps pour les calmer et maîtriser. Mais le corps n’est pas une fin en soi, sinon ce serait une sorte d’hypocondrie ; et quand on sent qu’on perd le contrôle pendant des périodes de méditation intensive, il faut savoir arrêter tout de suite, sinon il y a un danger de ‘dérailler’; le zen peut aussi beaucoup apporter aux occidentaux, il est proche du védânta, il coupe à la racine la tendance intellectualisante ; il a bien les pieds sur terre et pourtant la tête dans le ciel. Un jour un maître zen a posé une question à son disciple et celui-ci lui a répondu en citant les Ecritures bouddhistes, etc… Le maître a seulement dit : ‘il y a trop de bouddhisme dans ce que tu racontes’….
Q : Une visiteuse occidentale qui était souvent à l’ashram de Mâ entendait parler au satsang de la beauté de la veillée Pascale dans le judaïsme et le christianisme ; elle demanda :’Mon manque de formation religieuse de base ne me crée-t-il pas un grand handicap sur la voie spirituelle ?’
V : Non. Religion signifie relier, unir, comme le mot Yoga. Vous suivez le Yoga, donc vous avez une religion. On peut aussi dire que vous avez la religion de Mâ, puisque vous passez longtemps ici pour suivre son enseignement… Il n’y a pas besoin d’attendre la Réalisation pour être complètement indépendant du guru extérieur. Cela se fait quand il y a l’éveil du guru intérieur.
Q : En cette période de début du troisième millénaire, on est porté à méditer sur la nature du temps. Est-il un absolu, ou une construction du mental?
V : Le temps présuppose un mouvement. Le mouvement des aiguilles de la montre nous donne la notion de l'heure. Le mouvement de soleil (en fait la rotation de la terre) nous donne celle du jour et de l'année. La modification de notre corps nous fait dire que nous avons vieilli. Cette croyance dans l'idée de temps fait partie des vérités empiriques qui sont vraies au moment où nous les vivons parce que le Soi suprême qui réside en chacun de nous leur donne le cachet de la vérité temporaire. Mais ce «Soi» est immuable, toujours le même, et de son point de vue le temps est un concept illusoire, un jeu du mental. Nous pouvons reprendre l'exemple que donnait Râmana Maharshi, celui du cinéma: le Soi est l'écran inchangeable et le jeu du mental, les images qui apparaissent sur cet écran.. On ne peut pas dire que le temps soit une «construction du mental», c'est une illusion qui confond le changeant avec l'immobile. «La corde est prise pour un serpent» (comme on dit dans le védânta).
Révision, avril 2003
Automne 2018