Extrait
chapitre
numéro
9

Sadhana

Témoignages et réponses d'un disciple français de Mâ Anandamayî
II) SÂDHÂNA


A – CONSIDERATIONS GENERALES


Q : Mieux vaut-il méditer à heure fixe en disciplinant son corps et son mental, ou méditer quand on le sent ?

V : Au début d'une sâdhanâ, il est très utile de se donner un programme précis, de méditer autant que possible à la même heure et rester en place pendant toute la durée qu'on s'est fixée, même si on n'a pas envie de méditer. De cette façon on prendra une habitude, une bonne habitude qui deviendra un besoin, presque une addiction.

L'habitude fait partie du tamo-guna (la force d'inertie) et c'est de là que vient sa force. La puissance du tamas vient de ce qu'il est l'image inverse du Suprême : immuable, inactif, toujours en repos. C'est pourquoi le tamas est un obstacle aussi formidable. Mais on peut utiliser cette force en se créant de bonnes habitudes ; et l'habitude de méditer régulièrement est une des meilleures.

Cela n'empêche pas qu'on peut méditer -en plus- à n'importe quelle heure quand on en a envie.


Q : Quel est le rapport du mariage et de la vie spirituelle ?

Pour ceux qui veulent atteindre le sommet de la voie spirituelle (moksha, nirvana, illumination, Réalisation du Soi), une chasteté parfaite est indispensable, mais ceux qui veulent et peuvent atteindre cet état sont très rares. La voie du célibat est donc une voie d'exception. C'est pourquoi les grands sages ont établi et enseigné des voies progressives qui permettent à la personne ordinaire d'aller d'étape en étape, jusqu'à ce qu'elle ait assez de maturité pour aborder le grand problème qu'est la découverte de la Réalité suprême, et le mariage est une de ces étapes. L'énergie sexuelle chez l'être humain commun doit être canalisée, puis être sublimée et divinisée. Les rapports entre un homme et une femme font partie de la nature, mais de la nature grossière (la prakritî inférieure). Il existe un niveau où cette union se fait au niveau de la pure conscience sans contact physique. Dans le mariage physique l'homme doit considérer sa femme comme un aspect de la Mère divine, et la femme doit voir dans son mari le Divin masculin. Ainsi pourra se développer un rapport d'amour et de respect mutuel qui pourra les préparer au véritable amour qui est impersonnel. Et les rapports sexuels doivent être aussi rares que possible afin de conserver une précieuse énergie qui pourra les aider à atteindre le Suprême quand le moment sera venu.


Q : Est-ce qu'on peut considérer la colère comme une drogue ? Comment la dépasser ?

V : Le mécanisme psychologique de la colère est le suivant : le point de départ est toujours une sensation pénible venant de notre corps qui nous met mal à l'aise. La tendance instinctive est de nous en libérer au plus vite et de revenir à un état d'euphorie. Ces sensations ne sont pas en général dans la conscience claire, et le mental cherche une cause dans le monde extérieur à laquelle il pourrait attribuer ce malaise, et en détruisant cette cause, il espère retrouver son équilibre. Survient tout à coup un individu qui vous insulte ou se conduit d'une manière grossière : ça y est ! C'est lui, la cause de mon malaise !

Le mental fait alors appel à cette énergie de base toujours présente dans le mulâdhâra et la transforme en une force destructrice qu'on appelle colère. Il la dirige vers l'ennemi. Le malaise étant projeté vers l'extérieur disparaît du champ de conscience clair. L'énergie libérée momentanément lui donne une impression agréable de puissance, mais quand la crise de colère est passée, elle est remplacée par une dépression et l'état de malaise redevient conscient.

Une autre crise de colère et le même processus a lieu. Il se crée donc une association d'idée entre les malaises et la colère qui les soulage pour un moment. II y a alors chez certaines personnes une addiction aux crises de colère où ils trouvent une euphorie relative et une impression de puissance. Naturellement, il y a tout le mauvais karma qu'on a créé dans ces colères et qu'il faudra payer par d'autres souffrances. Comment se guérir de la colère ? Tout d'abord, bien prendre conscience du mécanisme de projection d'une sensation pénible vers un objet extérieur. Et aussi comprendre tout le mal qu'on fait aux autres et à soi-même quand on se met en colère. La colère, comme disent les Ecritures, est une des portes de l'enfer.




B – LES QUALITES DE BASE DU YOGA


Q : Quelle est la place de la non-peur dans la sâdhanâ ?

V : La non-peur, c’est la Réalisation. C’est ce que dit Yâjñavalkya dit à Janaka dans la Brihad- aranyaka Oupanishad. La non-peur est une sâdhanâ en soi. La peur vient de la dualité, la non-peur réside dans l’Unité. Quand j’étais isolé dans mon ermitage au milieu de la forêt himalayenne, il y avait un certain risque d’être attaqué. Non seulement par des bêtes sauvages comme les léopards, mais surtout par des brigands, car j’étais loin de tout. J’ai pu travailler sur la maîtrise de la peur bien sûr dans toutes ses manifestations physiques, mais aussi dans ses moindres traces mentales. L’important est d’aller droit sur ce qui fait peur, au lieu d’éviter. Au début, Mâ essayait de me faire peur, pour voir si j’étais impressionnable : Elle prenait son grand air ; mais je ‘surréagissais’ : du coup, elle n’a pas insisté. Ceci dit, la peur chez un sâdhaka est utile vis-à-vis de certains facteurs. L’aspirant spirituel doit se protéger contre toutes sortes d’influences s’il ne veut pas voir se dissiper son énergie. Les brahmines ordinaires vivent dans la peur constante de l’impureté, de la contamination : c’est un stade de leur sâdhanâ. Mais il est important pour eux, de savoir que la Réalisation est au-delà de toutes les peurs. Cela crée un équilibre entre la peur du débutant qui veut tout bien faire et la non-peur complète de l’être réalisé.


Q : N’est-ce pas du scrupule que de vouloir dire la vérité (satya) en toutes circonstances ?

V : Dire la vérité est une qualité fondamentale dans l’hindouisme. La devise de l’Inde est ‘Satyam eva jayate’ ‘La seule vérité vaincra’. Dans la Bible, ce n’est pas tant le cas. Abraham a plus ou moins menti au Pharaon, en lui faisant croire que Sarah n’était pas sa femme. Jacob a trompé son père Isaac en lui donnant le change et en se faisant passer pour son frère Esaü. Il y a chez les hindous, derrière ce culte de la vérité à tout prix, une compréhension des mécanismes en jeu dans le pouvoir spirituel. Ils expriment souvent l’idée selon laquelle ‘Celui qui ne dit rien que la vérité pendant douze ans voit ensuite toutes ses paroles se réaliser’, c’est ce qu’on appelle le vak-siddhi, le pouvoir de la parole.

L’utilité de ce respect complet est claire dans la mesure où la transmission spirituelle est concernée : les expériences intérieures sont difficiles à évaluer du dehors ; il est facile de faire croire qu’on a un certain niveau de réalisation alors que ce n’est pas vrai. La seule sécurité est l’honnêteté complète de celui qui témoigne à propos de son expérience. Plus le sâdhaka est avancé, plus les moindres détails ont de l’importance. Ce qui n’est pas une faute pour un homme ordinaire le devient pour un aspirant spirituel avancé. C’est comme un mot un peu vulgaire qui ne choque pas dans la bouche d’un chauffeur de poids lourds, mais fait mauvais effet dans celle d’un membre de la bonne société. Cette notion est joliment exprimée dans un des contes des Jatakas (les naissances antérieures du Bouddha) : un jour, le Bouddha, qui était dans cette vie-là un simple moine, s’installe sous un arbre pour méditer, en face d’un bel étang avec des fleurs de lotus qui répandaient tout leur parfum. Il se lève pour aller sentir l’odeur de ces lotus. ‘Voleur !’ entend-il soudain. C’était l’esprit de l’arbre qui l’interpellait. ‘Voleur de quoi ?’ ‘Voleur du parfum des fleurs de lotus ! Personne ne te l’a donné !’. Le moine reste coi. Un peu plus tard arrive un gros rustaud qui rentre dans l’étang et arrache toutes les fleurs de lotus. ‘Et lui, n’est-ce pas un voleur ?’ ‘Non’ répondit l’esprit, ‘parce que lui, c’est un lourdaud, pour lui ce n’est pas un péché, alors que toi, tu es un aspirant spirituel’.


Q : Mâ disait une fois qu’il fallait éviter complètement la colère. Quelqu’un a fait alors remarquer que les Rishis (les sages hindous) se mettaient souvent en colère. Mâ a répliqué qu’être Rishi n’était qu’un stade sur le chemin de la Réalisation. Que pensez-vous de cela ?

V : Le pouvoir qu’on obtient par la pratique de la vérité peut être utilisé de manière négative, destructrice. Colère et désir sexuel représentent les deux grandes déviations de la koundalinî quand elle commence à s’éveiller. L’énergie se dissipe par ces deux voies, et l’on manque ce qu’il y a de véritablement intéressant, la porte qui peut nous faire passer dans la chambre suivante. On devra attendre un temps plus ou moins long que les conditions soient de nouveau favorables.




C – PSYCHOLOGIE DE LA SADHANA

Q : Quelle est la nature exacte de l'ego ?

L'ego est cette entité (ahamkar en sanskrit) qui nous fait croire que nous sommes une personnalité différente des autres, qui nous donne le sens du 'moi', du 'je suis'. Il est aussi la racine de notre mental sur laquelle toute la superstructure de nos pensées et émotions est basée ; mais il n'est qu'une réalité empirique et n'existe qu'aussi longtemps que nous n'avons pas découvert le jeu de l'illusion qui le crée : Notre mental est une machine très compliquée mais qui n'a pas de conscience par elle-même. Le sommet du mental, c'est l'intellect (buddhi), la faculté qui décide et discerne entre ce qui doit être fait et ce qui ne doit pas être fait ; mais l'intellect est dépourvu de Conscience, laissé à lui-même. Il est animé quand la Conscience pure, l'Atman, se réfléchit sur lui. Il devient alors cette entité composée qu'on appelle l'ahamkar, l'ego. Il participe à la nature de l'Atman, c'est à dire Conscience-Bonheur, mais avec les limitations que lui donnent son support, le mental, ainsi que le corps pranique et physique.


Q : N'y a-t-il pas de danger à constamment contrôler le mental ?

V : Tout dépend de la méthode qu'on emploie. Il faut le faire avec beaucoup d'adresse en s'adaptant aux différentes variations du mental. C'est un peu comme un cavalier se comporte vis-à- vis d'un cheval qu'il veut dompter. Il faut le frapper et le brimer le moins possible. La répression de l'émotion doit être évitée autant que possible, mais dans certains cas elle est nécessaire et l'on ne doit pas prendre comme axiome qu'on ne doit jamais le faire. Il y a des circonstances où il est moralement et socialement nocif de céder à une émotion, ou à un acte défendu. Dans ces cas la répression est de rigueur, mais il n'y a aucun danger à contrôler le mental constamment. Le danger serait de lâcher le contrôle. Le mieux serait de traiter son mental comme un enfant qu'on aime et de lui faire comprendre ce qui est pour son bien. Le mental cherche toujours le bonheur et la paix, parce que c'est sa nature intime et il en est conscient ; mais il cherche le bonheur dans la fausse direction, dans des images réfléchies comme sur le miroir. Il faut lui faire comprendre son erreur. Et quand il l'aura compris il se comportera comme un ami et mettra toute son attention dans la bonne direction.


Q : Mais qui contrôle réellement le mental ?

V : Il faut distinguer entre contrôle du mental et extinction du processus de pensée. Le contrôle du mental consiste à tenir en échec les émotions négatives, la peur, le désir sexuel, l’avidité, l'angoisse, l'anxiété, la jalousie, etc.…Ces émotions font partie du mental tamasique ou rajasique. Il faut donc cultiver les états mentaux sattviques, la sérénité, la douceur, la bonté, la paix intérieure, les pensées allant vers le Divin, etc.…Ce travail est fait par l'intellect purifié, c'est à dire l'ego sattvique. On se sert de l'ego pour éradiquer les émotions négatives. Quand une épine nous est rentrée dans la chair on peut se servir d'une autre épine pour la sortir. Ceci fait, les deux épines peuvent être jetées. Quand le mental est purifié il reste un ego sattvique à travers lequel transparaît le Réel, comme on peut voir quelqu'un à travers un voile translucide. Cet ego sattvique doit aussi s'éteindre pour qu'on puisse s'identifier au Réel. Car c'est une cage dorée qui vous lie encore par la joie, par la satisfaction d'être une personne pure et sainte. En général, c'est seulement par la grâce du Gourou que ce dernier lien peut être rompu.


Q : Peut-on indirectement dissoudre l'ego sans passer par le contrôle des différentes couches mentales ?

V : Oui, cela est possible mais dans ce cas les couches mentales se révèlent d'elle-même à mesure qu'on progresse. Par exemple, dans le chemin de la dévotion le but final est la dissolution de l'ego dans le Bien-Aimé ; mais avant d'arriver à ce point final, de nombreux obstacles apparaîtront, et ces obstacles viendront d'un mental qu'il faudra apprendre à connaître et maîtriser.

Dans le Karma-Yoga, on attaque d'emblée l'ego à sa racine. Cette racine est la croyance (fausse) que c'est 'moi qui agis’ ; 'c'est moi qui jouit des fruits de mes actions'. Il faudra se débarrasser de cette illusion en agissant simplement pour la joie d'un travail fait parfaitement, sans s'occuper des résultats. Etre indifférent au succès et à l'échec. Là encore, les obstructions produites par le mental nous forceront à le connaître et à le maîtriser. Dans la voie de la Connaissance en suivant la méthode indiquée par Râmana Maharshi, on s'attaque directement à l'ego en se posant le problème du 'Qui suis-je en réalité ?' Mais avant de réussir à trouver la solution de ce problème, il faudra affronter la tempête du mental, le connaître et le maîtriser.


Q : Dans les Oupanishads, on parle du rasa (l’essence du bonheur) qui motive toutes nos actions et pensées. Pouvez-vous développer ce point ?

V : Les mots sanskrits ont souvent des significations différentes selon le contexte dans lequel ils sont utilisés. Il en est ainsi pour le mot rasa ; mais la Taittiriya Oupanishad, ce mot est utilisé avec un sens spécial (II, 7). Rasa est ici la substance même dont le Suprême est fait. Raso veisa ‘cela en vérité est rasa’. Dans tous les objets de nos désirs, ce que nous recherchons, c’est le plaisir qu’ils nous donnent, c’est à dire le rasa, le ‘goût’ de ces objets. Ces plaisirs sont seulement une réflexion de ce Rasa suprême ; ‘celui qui obtient ce rasa devient heureux’ dit l’Oupanishad, ananda bhâvati ; Tous nos mouvements, toutes nos pensées, même notre respiration sont mus par ce bonheur Suprême qui remplit l’espace.


Q : (Un visiteur italien) Où se trouve la félicité ?

V : La Félicité, l'Ananda est partout, elle est la base, le motif essentiel de toutes nos activités, en fait de toute vie. La Taittiriya Oupanishad dit :'Qui donc agirait, qui donc respirerait si cette Félicité n'était pas dans l’espace ?' Cette base de toute existence, le 'champ unifié' des physiciens est fait d'une masse indivise de Conscience-Bonheur (chidananda). Nous la percevons à travers l'épais voile de notre agitation mentale. Les nuages nous cachent le soleil ; mais même leur couleur noire n'est visible que parce que le soleil est derrière eux.


Q : Parfois, vous dites qu’il faut regarder ses peurs, voire même ses désirs en face, et à d'autres moments qu'il est meilleur de regarder le mental du coin de l’œil. N'est-ce pas contradictoire ?

V : Oui, c'est vrai que la bonne méthode pour observer le mental est de le regarder 'du coin de l’œil’ en concentrant l'attention sur un support (un mantra ou une image, etc..) parce que si on regarde le mental de face, il risque de créer des formations artificielles ; c'est en effet sa nature de proliférer quand on tente de l'analyser. Quand je disais qu'il faut faire face à une peur, car si on essaye de la fuir elle ne fera que s'intensifier, c'est que dans ce cas il s'agit de regarder en face l'objet qui a produit cette peur et non la pensée peur. Il ne faut pas se concentrer sur le sentiment-peur, car cela risque de l'intensifier, mais sur la cause qui a produit cette peur. En lui faisant face, on peut vaincre la peur plus facilement.


Q : Pourquoi la souffrance ? Une mère véritable ne peut pas tolérer que ses enfants souffrent.

V : Oui, n’est-ce pas, ce serait si merveilleux de vivre dans un monde où il n’y aurait que bonheur et joie ! Oui, pourquoi un Dieu que nous imaginons plein d’Amour a-t-il créé un monde si plein de douleur ? Mais qu’est-ce donc que la Création ?

Au début, il n’y avait que l’Un-sans-Second qui est paix et bonheur absolus. Quand l’Un- sans-Second s’engage dans le jeu de la multiplicité, alors apparaît ce que l’on appelle l’Univers, la Manifestation. Cet Univers est caractérisé par la diversité. Tous les éléments de cette diversité forment un bloc et sont inséparables les uns des autres, puisqu’ils ont tous leur source dans l’Un. Par exemple, quand la lumière du soleil apparaît comme un arc-en-ciel, les sept couleurs de l’arc- en-ciel sont inséparables les unes des autres. On ne peut pas demander que l’arc-en-ciel n’ait qu’une seule couleur, celle que nous préférons (rouge ou bleu, etc…). Pour revenir à l’unité, les sept couleurs doivent se fusionner. Ainsi dans notre monde, les opposés : le bien et le mal, le plaisir et la peine, etc… ne sont pas séparés les uns des autres, ce ne sont que les deux aspects de la même chose, comme les deux faces d’une pièce de monnaie. Si nous acceptons le plaisir, il faut aussi accepter sa sœur jumelle, la souffrance. La seule manière d’échapper à la souffrance, c’est d’aller au-delà du plaisir et de la peine, là où il n’y a plus que l’Un-sans-Second. Mais, qui est-ce donc qui souffre ?

C’est Lui-même, le Suprême qui joue le jeu de la dualité, qui joue le jeu du plaisir et de la peine. C’est lui qui a fait les règles du jeu et qui les observe.

Mais en fait, vu d’un angle plus terre-à-terre, la souffrance est peut-être le meilleur élément dans ce jeu. Car elle nous rappelle -durement quelquefois- (comme on secoue un homme qui s’endort dans la neige et qui risque d’en mourir), que ce jeu est transitoire, qu’un jour il y aura la mort, puis une renaissance pleine d’imprévus et de nouvelles souffrances et qu’il faut nous hâter de nous échapper de ce tourbillon.

Q : Si le désir originel n’avait pas existé, il n’y aurait pas eu de création. Peut-on vivre sans désir ? S’il n’y a pas l’Amour, il n’y a pas d’existence

V : L’Amour et le désir sont deux choses différentes. L’Amour (le vrai) surgit de la plénitude, de la richesse intérieure. Il veut donner, toujours donner et ne demande rien en échange.

Le désir est une souffrance, un état de besoin. La personne qui désire sent qu’il lui manque quelque chose ; que si elle réussit à obtenir cette chose, elle pourra enfin goûter de la paix et du bonheur. Mais elle est toujours déçue et va chercher satisfaction dans d’autres désirs, le désir a son utilité dans la création inférieure. Il secoue l’inertie (le tamogouna) et la transforme en un mouvement (le rajogouna). Ce mouvement est le résultat de deux forces opposées. D’une part, l’espoir d’un plaisir, d’une jouissance et, d’autre part, une peur, en l’occurence la peur de la souffrance et cette terrible peur de retomber dans l’inertie de la brute.


Q : Et si la question sous-entend le désir ultime, celui de la soif du Divin, ce que le Maharshi appelle le besoin réel ?

V : Le désir primordial qui a créé la manifestation du monde et la soif du Divin sont deux mouvements à direction opposée. Le désir primordial a tendance à créer la multiplicité, avec de plus en plus de désirs secondaires. La soif du Divin tend vers l’Unité qui passe par l’extinction de tous les désirs.


Q : L’esprit de service aux autres est inhérent à ma nature et cependant la vie me tient à l’écart de tous, vivant seul depuis près de quarante ans. Cela me paraît une frustration parfois, bien que ne vivant que pour la sâdhanâ et la réalisation.

L’esprit de service aux autres sert à purifier le mental. Le plus grand service qu’on peut rendre à l’humanité, c’est de travailler pour la réalisation du Soi. Ceux qui ont besoin de votre service viendront naturellement sur votre chemin.


Q : Vijâyananda répond à quelqu’un qui voulait prendre le sannyâsa

V : Vous désirez prendre le sannyâsa ? Mais qu’entendez-vous exactement par là ? Est-ce simplement l’attitude mentale qui y correspond ou bien l’initiation cérémonielle du sannyâsa ? L’attitude mentale correspondante est bien sûr la chose la plus importante et, en fait, la seule qui compte réellement.

Sannyas veut dire littéralement renonciation totale. Cela vient quand on a compris, au plus profond de soi-même, la vanité de toutes les entreprises mondaines quelles qu’elles soient. Et qu’on s’est donné pour objectif unique la Réalisation de la Vérité suprême, celle qui vous libère de la nécessité de mourir et de renaître encore et encore. Et qui vous fait participer à la vie éternelle et au bonheur que personne et rien ne peut plus vous arracher.

Quant à l’initiation cérémonielle au Sannyas, elle fait partie intégrante de la religion hindoue. C’est, pour le brahmane (et aussi pour les autres castes supérieures), une culmination d’une vie religieuse. C’est le dernier des quatre ashramas : le premier étant celui de brahmacharya, une jeunesse dédiée à l’étude et à la vie pure et chaste. Le deuxième étant celui du grihastha, l’homme marié qui fonde une famille pour transmettre à ses enfants la connaissance qu’il a acquise. Puis, le troisième, l’avant dernier, le Vanaprastha, quand ses devoirs familiaux ont été accomplis et qu’il se retire (le plus souvent avec son épouse) dans la solitude.

Cultivez l’attitude mentale du sannyâsa là où vous vivez, ‘ comme la feuille de lotus qui vit dans l’eau sans être mouillée ’.


Q : Swamiji, dîtes-nous quelques mots de cette joie au-delà de la joie et de la peine.

V : Mais elle est tout à fait au-delà de la pensée et des mots, et ne peut pas être exprimée en paroles. C’est cette même joie qui se reflète imparfaitement dans les choses mondaines. Mais les plaisirs des sens nous mènent vers l’extérieur, et cette joie est à l’intérieur, purement subjective. Ce sont deux directions opposées. Pour que le ballon captif puisse s’envoler, toutes les attaches doivent être coupées. S’il ne reste qu’une seule corde il ne pourra pas s’envoler. De même aussi longtemps qu’il existe une seule attache mondaine CELA ne peut pas se révéler.


Q : Si quelqu'un de proche ne va pas bien mais ne veux pas écouter ce qui peut l'aider, que faire ?

V : Ramakrishna disait qu'il y avait quatre sortes de guides spirituels comme il y avait quatre sortes de médecin.

  1. Le médecin ordinaire fait son ordonnance, donne des conseils à ses malades puis ne s'en occupe plus.
  2. Le médecin de la seconde catégorie va revoir son malade et s'enquiert s'il a bien suivi ses conseils et s'il a pris ses médicaments ; mais s'il voit que le malade est réticent, il ne s'en occupe plus.
  3. Le médecin de la troisième catégorie essaye de convaincre son malade, lui explique tous les avantages qu'il a à suivre son régime, et y consacre beaucoup de son temps. Mais s'il voit que l'individu est complètement bouché, il le laisse finalement tomber.
  4. Mais le médecin de la quatrième catégorie (la meilleure selon Ramakrishna) ne se décourage pas. S'il n'a pas réussi à convaincre son malade, il l'immobilise et lui fait avaler les médicaments de force. Maintenant ; si un de vos proches ne vous écoute pas, à vous de choisir la méthode qui convient le mieux. Cela dépend de la nature de la personne et du degré d'amour qu'on a pour elle. Mais qui sait ce qui est bien pour telle ou telle personne ? Seul un sage parfait peut le savoir. Et si ce sage parfait a une relation authentique avec ce disciple, il emploiera la force, si nécessaire, pour le ramener sur le bon chemin.


D - AMOUR ET BHAKTI

Q : On dit souvent que la relation de maître à disciple est au-delà de la personne, mais ne serait-il pas plus exact de dire que la relation est d'abord très personnelle, et qu'ensuite seulement elle arrive à l’impersonnel ?

V : La relation entre un vrai maître et un authentique disciple est une chose merveilleuse. Il faut l'avoir vécue pour la comprendre. C'est à la base une relation d'amour mystique. Elle est très différente de l'amour humain, qui recherche le contact physique. L'amour mystique est sur le niveau de la Conscience pure. L'étincelle de la Conscience divine qui est dans le disciple est attirée comme par un puissant aimant par le Divin Omniprésent qui rayonne à travers la forme physique du Maître Parfait.

Mais au début le disciple souvent confond ou plutôt limite le Divin à la forme physique du maître. Il se crée alors une relation personnelle, mais qui n'existe que du point de vue du disciple. Cette relation est utile au début d'une sâdhanâ car elle agit comme un transfert affectif et permet de se libérer des attachements mondains. Quand le disciple est arrivé à une certaine maturité, le maître le libère de l'attachement personnel en lui faisant découvrir le Divin qui réside dans son propre cœur et qui est un avec le Divin omniprésent.


Q : La plupart des Occidentaux inspirés par Mâ ne lui font pas de poujâ, alors que c'est une pratique très courante chez les hindous, qu'ils vivent dans les ashrams ou chez eux. Est-ce que les Occidentaux y perdent quelque chose ?

V : La vraie poujâ est une attitude mentale. Le rituel sert à éveiller cette attitude d'amour et de vénération. Les Occidentaux n'ont pas besoin d'utiliser le même rituel que les hindous ; mais quand on va commencer la méditation, il est bon de former un contact avec le maître (Mâ en l'occurence) pour qu'il (ou elle) vous transmette l'énergie spirituelle nécessaire. Et pour cela une certaine forme de poujâ peut être utile : réciter quelques mantras, allumer une baguette d'encens, faire le pranam, etc...


Q : a dit et redit qu'elle n'était pas 'ce corps'. Le culte du Samâdhi qui a lieu maintenant autour de son corps n'est-il pas une régression de l'enseignement védantique élevé qu'elle voulait faire passer à ses disciples à une forme de dévotion populaire passe-partout ? N'est-ce pas une attitude dépressive de la part de disciples qui ne peuvent pas faire le deuil du lien qu'ils avaient avec Mâ quand elle était dans son corps ?

V : Le tombeau d'un grand sage et à plus forte raison celui de Mâ émet des vibrations bénéfiques qui donnent le calme mental et facilitent une vie spirituelle. Ce qu'on vient rechercher auprès du tombeau de Mâ, c'est à se ressourcer. Bien sûr, ceux qui viennent s'asseoir auprès de Samâdhi ne sont pas tous au même niveau. Certains peut-être y trouvent une réminiscence des jours qu'ils ont vécu auprès de Mâ ; mais si cela les aide à obtenir une paix mentale, quel mal y a-t- il ?


Q : Vous dites parfois qu'une posture stricte est nécessaire quand on fait le yoga de l'éveil de l'énergie (koundalinî), mais qu'on peut faire le japa ou observer l'esprit dans n'importe quelle position. Pourtant, ces deux dernières formes de méditation ne demandent-elles pas elles aussi d'avoir une bonne énergie ?

V : Tout dépend ce que vous entendez par le mot "énergie". Dans le Yoga de la koundalinî, ce que l'on veut éveiller, c'est une "super-énergie" qui vous permet d'aller plus rapidement dans l'illumination. Cette énergie est une sublimation (ou plutôt une divinisation) du pouvoir qui chez l'homme ordinaire est gaspillé dans les relations sexuelles. Pour suivre ce Yoga, il faut donc observer une chasteté totale et une vie de reclus. Quand la koundalinî s'éveille et monte dans le canal central, une mauvaise position du dos risque de bloquer cette montée. De toute façon, quand cette montée se fait, la colonne vertébrale devient droite spontanément.

Quant aux méthodes basées sur le japa et l'observation de l'esprit, ce sont des méthodes préliminaires pour purifier le mental, et le préparer à la possibilité d'un éveil du pouvoir Divin. Elles peuvent être pratiquées dans les conditions de la vie de tous les jours. Elles sont encore du domaine de la pensée parlée. Quand la force vitale rentre dans le canal central (c'est à dire quand la koundalinî monte le long de la sushumna nadî), le mental devient silencieux et il n'est plus question ni de vichâra ni d'observation du mental.


Q : Certains voient dans le védânta un intellectualisme desséché. En quoi le védânta et l’amour sont-ils liés ?

V : C’est un reproche qui a été souvent fait à ceux qui pratiquent exclusivement la voie de la Connaissance. Dans cette voie, l’élément intellectuel est utilisé au maximum par la pratique de la discrimination entre ce qui est transitoire et ce qui est Réel, par l’observation du mental et la remontée à sa source, notre ‘moi’, ou bien aussi par la recherche du ‘qui suis-je ?’ comme l’enseignait le grand sage Râmana Maharshi. Mais se limiter seulement à l’élément intellectuel, c’est du faux védânta, c’est vouloir voler avec une seule aile. Il faut deux ailes pour voler, et la deuxième aile c’est l’élément affectif, c’est la bhakti. Le védantin en général n’adore pas de Dieu personnel (bien qu’il n’y ait aucun inconvénient à ce qu’il le fasse s’il en éprouve le besoin). Son amour est dirigé vers le Gourou, pas la personne physique, mais celui qui est Jñâna mourtî, l’incarnation de la Connaissance, Celui qui nous mène vers le Suprême Omniprésent, le Sans- Forme, l’Akshara Brahma qui est notre Soi réel. Pour le vrai védantin, l’amour qu’il a pour son Gourou s’adresse à travers lui à cet éternel Omniprésent impérissable, qui n’est affecté par rien, pas même par la dissolution finale. C’est un amour d’une haute qualité qu’il faut avoir éprouvé pour savoir ce que c’est. En réalité, il n’y a pas deux voies différentes, celle de la Connaissance et celle de la Bhakti. Jñâna et Bhakti sont les deux aspects de la même sâdhanâ, ils sont inséparables. Chez certains, Jñâna est en surface et Bhakti est dans les profondeurs ; chez d’autres, c’est l’inverse.


Q : Dans les vibrations de l’amour, le mental se calme. Le mot amour seul parfois suffit à faire passer dans le corps sa force centrifuge. D’où vient ensuite ce vide énorme, cette solitude ? V : L’amour est cette tendance irrésistible que nous avons de revenir à notre état primordial d’unité. Nous sentons (consciemment ou dans notre subconscient) qu’il nous manque quelque chose, que nous sommes incomplets et nous allons à la recherche de l’Autre et de la fusion qui nous ramènera à notre état naturel. Mais cet amour a besoin d’être purifié, comme la pépite d’or qu’on doit débarrasser de la boue et des cailloux.

Ce que la majorité des humains connaît et appelle le ‘ véritable amour ’, c’est celui entre un homme et une femme. Qui n’a pas rêvé d’aimer et d’être aimé comme Werther, comme Tristan et Yseult ? Mais cet amour limité et personnel ne peut pas mener au bonheur parce qu’il est éphémère, parce qu’il est souillé par la jalousie, par le sens de la possession, et que même quelquefois il se transforme en haine et finit toujours par une déception. Mais, si on sait le sublimer, en le transformant en amour pour le Divin ou en celui qu’on a pour un Gourou, il peut mener au-delà de la souffrance et de la mort, mais ceci aussi n’est qu’une étape qui peut et doit nous mener -par la grâce du Gourou, par la grâce du Divin- à l’amour impersonnel qui seul est le véritable amour. Cet amour se répand sur tous les êtres, sans distinction de bon ou de mauvais. Il est comme une fleur qui donne son parfum spontanément à tous ceux qui l’approchent.

Mais aussi longtemps qu’on n’est pas établi dans l’amour parfait, il y aura des hauts et des bas. Quand la vague d’amour vient, on est suprêmement heureux. Quand elle passe, tout paraît triste et vide. Ceci est donc la nature des choses. La joie est toujours suivie de son opposé. C’est seulement quand on a atteint la perfection et qu’on est au-delà des gounas et des dvandas (les paires d’opposés), qu’on n’est plus touché par ces fluctuations.


Q : Comment reconnaître l’état du petit enfant qui est dans le sage et l’état enfantin de l’être immature ?

V : L’état mental du petit enfant a deux facettes, l’une négative, l’autre positive. L’enfant a un mental qui n’est pas encore développé. Par exemple, il manque de discrimination, ce qui lui fait faire et dire des bêtises. Sa faculté de concentration est faible, son attention se diffuse facilement et sa compréhension des choses un peu compliquées est difficile. Vous ne pouvez pas lui faire comprendre un problème mathématique ou une doctrine philosophique. En outre, il n’est pas encore adapté à son milieu social et fait des gaffes (qu’on prend en riant). Tout ceci est l’aspect négatif de la mentalité enfantine.

Son aspect positif est la simplicité, la spontanéité du petit enfant. Il n’a pas encore appris à dissimuler ses pensées. Il dit ce qu’il pense et pense ce qu’il dit. En outre, le petit enfant est sans souci, heureux (quand il est en bonne santé). Il n’a aucune obligation, pas de famille à nourrir, pas de travail, pas de devoir à accomplir. Il ne pense qu’à jouer.

Le sage, lui, n’a pas le côté négatif de la mentalité enfantine puisqu’il est suprêmement intelligent et que son amour pour tous ne lui permettra pas de prononcer des paroles blessantes, ni

de commettre des actes qui pourraient faire du mal à quelqu’un. Mais il a en commun avec l’enfant cette simplicité, cette franchise, l’absence de souci du lendemain. La vie est pour lui un jeu continuel, plein de joie et d’amusement, quoi qu’il advienne. Quant à l’individu immature à l’état enfantin, il est stupide, c’est un retardé mental ; il n’a pas en général la joie spontanée de l’enfant et pourra se livrer à des actes délictueux par ignorance des conventions sociales.


Q : Il semble facile d’être Un dans l’écoute d’un chant d’oiseau, l’observation d’un beau paysage… mais obtenir cette unité dans la solitude, la souffrance, etc… n’est pas chose facile. Etre le témoin d’un état de solitude, par exemple, ne suffit pas pour la résorber. Pourquoi ?

V : A l’écoute d’un chant d’oiseau, l’observation d’un beau paysage…, ceci est l’aspect plaisir de nos expériences. L’unité avec la solitude, la souffrance… représente l’aspect pénible des choses. Rechercher le plaisir et fuir la peine est la tendance fondamentale qu’on trouve chez tous les êtres vivants. C’est aussi le lien puissant qui nous lie à la ronde des naissances et des morts. Pour être libre, il faut donc aller au-delà du plaisir et de la peine. Comment ? Cela vous paraît facile d’être ‘ un dans l’écoute d’un chant d’oiseau ’, mais c’est plus difficile que ça en a l’air à première vue. Simplement goûter la joie que cela vous donne, c’est de l’hédonisme. Ce qu’il faut, c’est se servir de ce moment de joie pour vivre totalement le présent, avec un mental silencieux, sans nommer (Oh que c’est beau ! le bel oiseau ! etc…), sans y surimposer la mémoire d’expériences antérieures, ni projeter cette expérience dans un futur identique. Si l’on est capable de faire cela totalement, alors le Réel qui est sous-jacent à toutes nos perceptions se révèlera.

Etre le témoin d’un état de souffrance, c’est-à-dire lui faire face bravement est difficile, certes. C’est difficile surtout parce que notre mental surimpose une montagne de pensées sur cette souffrance. Il faut faire face au fait même de cette peine, telle qu’elle est dans le moment présent, avec un mental silencieux, complètement dénudé de la mémoire de ce qui s’est passé hier ou avant-hier, etc., et des craintes de ce que je deviendrais tout à l’heure ou demain. Après tout, le passé n’est que de la mémoire et le futur, de l’imagination basée sur nos expériences passées. C’est-à-dire qu’ils n’ont pas de réalité en dehors de nos pensées. Seul le moment présent a une réalité empirique.

Tout cela est très difficile certes et on ne réussit qu’après de nombreuses tentatives et échecs. Mais, une fois que l’on a réussi, l’état pénible se résorbera en ne laissant plus qu’un résidu de sensations physiques désagréables. Néanmoins, cette méthode est parsemée de pièges subtils et il est si facile de dérailler. Il est préférable -si vous désirez la pratiquer- de la faire de pair avec les disciplines classiques.