Extrait
chapitre
numéro
2

En voyage vers l'Inde

Témoignages et réponses d'un disciple français de Mâ Anandamayî

Chapitre 2


En voyage vers l’Inde



[Vijâyananda raconte maintenant son départ du port de Marseille pour un séjour en Inde qui se poursuit encore à l’heure actuelle - c'est-à-dire cinquante-deux ans plus tard.]


C’est le 12 décembre 1950 que j'ai quitté Marseille et la France à bord du Felix-Roussel. Quelques jours avant mon départ, un entrefilet dans les journaux m'avait appris la mort de Shri Aurobindo à Pondichéry. Hélas ! C'était le deuxième sage qui s'était réfugié dans le nirvana juste avant mon arrivée. [Le premier avait été Ramana Maharshi en avril de la même année] Si mes préparatifs n'avaient pas été aussi avancés, peut-être aurais-je ajourné le voyage. Le 12 décembre soir, peu avant le coucher du soleil, le Félix-Roussel s'est éloigné lentement du port de Marseille. Presque tous les passagers regardaient en arrière comme si de nombreux fils invisibles nous reliaient encore à cette terre. Un à un, les fils se rompirent. D'abord les amis qui agitent leurs mouchoirs sur le quai, les uns essuyant une larme qui a fait un sillon sur une pommette, d'autres souriant silencieusement, certains criant peut-être quelques mots d'adieu. Puis le quai n'est plus qu'une ligne grise, avec quelques taches colorées qui bougent. Et maintenant, c'est la gracieuse silhouette du port de Marseille qui attire les regards, la corniche, les jetées, Notre-Dame de la Garde et tout ceci se fond bientôt dans bleu de la Côte. La plupart des passagers quittent le pont. Il semble que les fils qui nous reliaient à la terre se soient rompus et c'est une nouvelle vie qui commence.

Pendant ces trois semaines, de nouvelles amitiés vont se lier, il faudra s'adapter à un mode de vie différent : les heures de repas, la promenade sur le pont, la partie d'échecs ou de bridge avec les amis, les soirées, les flirts, l'imprévu des escales, etc. etc. Ceux qui ont vécu à bord d'un bateau savent à quel point l'esprit est absorbé par cette vie sociale à bord, qui, bien qu'éphémère, donne l'impression de permanence. La durée de notre vie comparée à l'éternité est également éphémère. Et pourtant, nous travaillons comme si nous bâtissions sur le roc. Les uns amassent des richesses, les autres des honneurs ou des connaissances mondaines. Pourtant nous savons qu'un jour la mort viendra et que tout cela s'évanouira comme de la fumée. Ceux qui ont lu le Mahabharata se souviennent sans doute de la fameuse question posée par le Yaksha au roi Youdhisthira : Youdhisthira, le célèbre roi, était en exil dans une forêt avec ses frères pour une période de quatorze ans. En tant que nobles guerriers, leur devoir était de défendre les brahmanes. Un jour, un brahmane vint se plaindre qu'on lui avait dérobé un fagot de bois sacrificiel qu'il avait caché dans un arbre. Youdhisthira, l’aîné et le chef, envoya ses quatre frères, Arjouna, Bhima, Nakoula et Sahadév à sa recherche et lui-même partit de son côté. L’un après l'autre, les frères arrivèrent au bord d'un étang à l'eau limpide. La longue marche dans la forêt les avait terriblement altérés, et cette eau providentielle était une tentation presque irrésistible. Mais une voix du haut d'un arbre se fit entendre : "cette eau m’appartient ; si tu bois sans répondre à mes questions, tu mourras".

C‘était un Yaksha, une sorte d'esprit supérieur qui vivait en ces lieux. On dit que "ventre affamé n'a pas d'oreille". C'est encore bien plus vrai pour la soif, car aucun des quatre frères n'écouta l'avertissement et l'un après l'autre ils tombèrent sans vie au bord de l’étang. Youdhisthira arriva à son tour, également assoiffé et il entendit le même avertissement. Néanmoins, il était non seulement un grand roi, mais aussi un sage renommé pour sa vertu et sa maîtrise de soi. Il accepta le défi du Yaksha qui, comme le sphinx lui posa un certain nombre de questions auxquelles il répondit à l'entière satisfaction de l'esprit. Le Yaksha lui permit de boire, lui rendit le fagot de bois du brahmane - car c'est lui qui l'avait dérobé – et en plus lui accorda le droit de formuler un vœu. Youdhisthira le pria de rendre la vie à ses frères. Ce qui fut fait. Une des questions du Yaksha - et c'est là que je voulais en venir - était :


"Quelle est la chose la plus étonnante dans ce monde ?" Youdhisthira répondit :

"C'est que tous les jours nous voyons des gens mourir et que personne ne croit réellement qu’il mourra lui aussi un jour".


Vijâyananda arrive à Ceylan, et en début janvier 1951, il se retrouve à l’Island Hermitage, un petit monastère bouddhiste théravada à Dodanduwa près de Gale sur une île près de la côte au sud de Colombo. Un journaliste bien intentionné avait annoncé de façon prématurée que Vijâyananda voulait se convertir au bouddhisme alors qu'il n'était venu que pour s'informer.




"Island Hermitage", le 7 janvier 1951

Ce matin, un moine cinghalais m'apporta le numéro du Daily News qui publiait l’information dont il avait été question hier soir. Les moines semblaient donner beaucoup d'importance à cet incident que je croyais insignifiant. Mercredi prochain, j'ai l'intention de quitter ce lieu pour Colombo. C'est certes un endroit rêvé pour ceux qui veulent mener une vie contemplative. Mais je ne suis pas encore "mûr". Mon esprit chérit encore des vasanas (impressions subconscientes de désirs) - comme disent les hindous – qu’il me faudra épuiser. Pourtant, il me semble, tant qu’à faire, que je choisirais plutôt la solitude complète qui aurait l'avantage d'une plus grande indépendance. Certes, la règle dans ce monastère n'est pas rigide et les moines sont libres de faire ce qu'ils veulent dans le cadre des obligations monastiques. Mais en ce qui concerne la vie spirituelle, je suis comme le cheval sauvage, intolérant de la moindre coercition. Car j'ai la conviction que la vie spirituelle, l'ascèse véritable passe par une route où il faut marcher seul. Certes, il faut avoir un cadre social et une étiquette à présenter au profane. Mais le chemin qui mène vers le Suprême est toujours nouveau, différent pour chaque individu. Chacun suit sa propre route qui ne ressemble à celle d’aucun autre.



"Island Hermitage", le 9 janvier 1951

Aujourd'hui, au cours de ma promenade dans l’île, j'ai rencontré le Bhikkhou S. qui a bien voulu me faire visiter sa maisonnette. Les chambres sont propres, riantes et agréablement meublées avec des fenêtres grillagées. J'ai été frappé par l'écart considérable qui existe entre le standard de vie matérielle d'un moine bouddhiste et celui d'un sannyâsin ou sadhou de l'Inde. Dans les pays bouddhistes -et en particulier à Ceylan, on pense que le moine doit vivre confortablement et agréablement. Ainsi, son esprit étant calme et libéré de soucis matériels, il

pourra se consacrer entièrement à la recherche du nirvana. Et les laïcs procurent généreusement à leurs bhikhous ce qui leur est nécessaire, et les traitent avec respect et vénération.

Mais aux Indes, le sadhou étant celui qui a renoncé au monde, on s'attend à ce qu’il vive le plus simplement possible. D'ailleurs, plus son dénuement est grand, plus on lui marquera de respect.

Shankarâchârya a popularisé l'idéal de parfait sannyâsin dans ses écrits et ses chants. Il décrit la vie glorieuse de l'homme qui a renoncé à toute possession dans les termes suivants, par exemple :


Un lieu de repos au pied d'un arbre leur suffit, Les deux mains leur servent d'assiette.

Ils méprisent les richesses comme si c'était un paquet de haillons. Les porteurs du kaupinam en vérité sont bienheureux.

(Chant des Kaupinavantas, second distique)


Le kaupinam représente le minimum irréductible de vêtements. C'est un linge servant de cache-sexe et maintenu par une corde autour de la taille. Kaupinavanta qui veut dire : le porteur de kaupinam est dans la littérature védantique synonyme de "l'homme ayant une renonciation parfaite". Le grand sage d'Arounâchala, Ramana Maharshi, était un kaupinavanta, au sens propre et figuré. On raconte à son sujet l'histoire suivante : un jour son kaupinam est déchiré. Il aurait facilement pu en demander un autre. Mais par esprit de renonciation et aussi sans doute à titre d'exemple il eut recours au procédé suivant pour le réparer : durant sa promenade sur la colline, il cueillit deux épines. Avec l'une d'elle, il transforma l'autre en aiguille en faisant un trou à son sommet. Puis il détacha un fil de son kaupinam, et avec ce fil et cette aiguille improvisés, il répara son unique vêtement.

Cependant, la vie de sadhou en Inde est assez dure, car le pays est plus pauvre que Ceylan et les laïcs sont méfiants étant donné qu'il existe un nombre considérable de moines qui ne revêtent la toge orange, le vêtement de sadhou, que pour vivre sans travailler.


Comprendre le "culte des idoles"

Les "dieux de l'Inde", leurs idoles et leurs rites religieux (poujâ) ont souvent scandalisé les missionnaires chrétiens et ont été un motif de sarcasmes pour beaucoup d'Occidentaux. Mais ce serait une grave erreur de croire que les hindous sont des "idolâtres" dans le sens péjoratif que nous donnons à ce mot et de les comparer aux noirs d'Afrique ou aux "païens" dénoncés dans de nombreux passages de la Bible.

L'adoration des images et des idoles semble relativement récente dans l'hindouisme. Elle ne date probablement pas de plus de deux mille ans ; dans les védas et dans les Oupanishads, on n'en trouve guère de traces. Les anciens aryens adoraient certes les forces de la nature personnifiées : Indra, Arjouna etc. mais ce n'était pas un culte de bhakti, de dévotion, mais plutôt des rites magiques dont le but était de se les rendre favorables. Il ne semble pas qu'ils aient fait usage d'autres symboles visibles que celui de la flamme. Il est probable que ce soit aux aborigènes, dravidiens et autres, qu’est dû l'apport du culte des idoles.

Le culte des idoles est indissolublement lié à la science de la dévotion (bhakti). J'emploie à dessein le mot science, car la dévotion telle qu'elle est pratiquée aux Indes dans les milieux cultivés est loin d'être une manifestation déréglée d'émotions religieuses. Les émotions religieuses et de dévotion, la manière de les diriger, de les purifier et de les entretenir ont été soigneusement étudiées dans de nombreux ouvrages, en particulier ceux du vishnouïsme et ceux du dakshinâchârya tantra, et dans les hymnes alvars du sud de l’Inde. Je me souviens

qu'un jour, à Vrindâvan - la capitale du vishnouïsme et du culte de la dévotion – un pandit vishnouïte bien connu a fait une démonstration à ce sujet au cours d'un de ses katha-s, (conférence religieuse). En développant le thème de la conférence, le dit pandit passa tour à tour par des états d'émotions religieuses des plus variés, depuis la tristesse et des larmes invoquant le Bien-aimé jusqu'à la joie délirante que donne la première vision du Divin. Le pandit pouvait à volonté donner libre cours à une émotion, et brusquement la couper et passer à une autre. Il nous démontra ainsi que la véritable bhakti signifiait "jouer avec les émotions, et non être leur jouet". Le but fondamental de la bhakti est de maîtriser l'élément affectif et de le dévier vers le divin. L’idole n'est qu'un point d'appui, un diagramme, pour fixer l'esprit sur un point tangible.

L'hindou cultivé ne vénère pas tant l’idole en pierre ou en bois que le symbole qu'elle représente. La fête annuelle de la Durga poujâ (aux environs du mois d'octobre) célébrée avec beaucoup d'éclat au Bengale illustre bien ce fait : la fête commence le 7e jour de la lune ascendante et finit le 10e, une nouvelle idole est généralement commandée spécialement pour cette occasion à un artiste, elle est constituée d’une figure humaine en argile peinte et richement décorée et entourée de ses idoles satellites. Le rituel du premier jour de la fête est centré autour de ce qu'on appelle le prâna-pratishthâ, effectué par un prêtre brahmane expert dans les poujâs en face d'un public plus ou moins nombreux selon les circonstances. Le deuxième jour, l'idole étant censée être devenue une jagrat mourti, une idole éveillée, le rite régulier d'adoration se fait selon les formules consacrées spéciales à la Durgâ poujâ . Le troisième jour, c'est la cérémonie des adieux à l'idole. Les mantra-s et moudrâ-s (formules sacrée et gestes rituels) du prêtre ont pour objet de retirer l'insufflation de vie qu’il a donnée le premier jour. Enfin le quatrième jour de la fête, le vijaya dashami le dixième jour de la lune ascendante, l’idole, ayant joué son rôle, est noyée en grande pompe et avec beaucoup de vénération dans le Gange ou une autre rivière, selon les localités. Un autre aspect de la dévotion des hindous est particulièrement frappant pour les observateurs venant d’Occident, c'est l'attitude de tendre familiarité qu'ils ont avec leurs dieux et le divin en général. Car Dieu est avant tout et en dernière analyse l’antaryamin, le maître intérieur, Celui qui réside dans notre propre cœur et qui n'est autre que l'essence même de notre personnalité. D'ailleurs, les hindous ne manquent pas de "blaguer" leurs dieux à l'occasion. Il est vrai que le plus souvent, il s'agit de ceux des sectes secondaires. L'histoire suivante racontée dans les Pourana-s en est une illustration : Shiva, dans son aspect propice, est réputé être un "bon enfant". Son culte est des plus simples. Un peu d'eau, quelques feuilles de l'arbre bel offertes avec dévotion suffisent pour le rendre favorable. D'ailleurs, il est touché par la moindre marque de dévotion et sa bonté frise quelque fois la naïveté : parmi ses fervents adorateurs, il y a même des démons, asoura-s.

L'un de ces démons (ou titans) nommé Basmasoura fit jadis de sévères austérités afin d'obtenir un darshan, une vision de Shiva. Au bout d’un certain temps, touché par cette persévérance, il lui apparut et lui demanda ce qu'il désirait, l'autorisant à formuler un vœu. Basmasoura répondit qu’il désirait un pouvoir magique, le don de pouvoir réduire en cendres qui que ce soit, sur la tête duquel il poserait sa main. Shiva lui accorda ce don. Basmasoura, ne se tenant plus de joie, voulut essayer immédiatement l'efficacité de ce pouvoir et tenta de poser sa main sur la tête de Shiva lui-même. Ce dernier, ne pouvant retirer le don qu’il avait octroyé, n'eut qu'une solution... C'est de s'enfuir à toutes jambes ! Et Basmasoura de le poursuivre afin de vérifier l'efficacité des pouvoirs magiques qu’il venait d'obtenir. Vishnou, voyant Shiva en difficulté, entreprit de venir à son secours. Il prit la forme d'une mohinî (une femme séductrice) et apparut devant le démon, lançant des regards aguichants. Basmasoura, aveuglé par l'amour, en oublia de courir après Shiva et suivit la mohinî ; la "séductrice" ne refusa pas ses avances, mais lui dit qu’un rite purificateur serait de rigueur. Elle lui fit prendre un bain dans un étang tout proche, et l'assura qu'une danse rituelle était nécessaire. Elle recommanda à Basmasoura de bien la regarder faire et d'imiter scrupuleusement tous ses mouvements. Elle commença la danse et Basmasoura, toute son attention tendue, imita ses gestes : la cadence des jambes, le mouvement ondulant des bras... Elle posa une main sur sa tête. Basmasoura en fit autant... Et le pouvoir magique que lui avait accordé Shiva se montra efficace, car il fut lui-même réduit en cendres…

La familiarité des hindous envers leur ishta-deva (déité préférée) est calquée sur les relations inter-humaines sublimées. Chaitanya Mahâprabhou, le grand réformateur du vishnouïsme au XVIe siècle classifia les relations entre les adorateurs et Dieu en cinq catégories, les cinq bhâva-s, ou attitudes mentales : … celle du serviteur, du parent envers un jeune enfant, de l'ami, puis le shanti-bhava étant considéré comme un havre de paix. Ceci correspond peut-être à l'aspect paternel du Divin qui, assez curieusement, n'est pas mentionné par les vishnouïtes, et finalement le madhourya-bhava qui est considéré comme la forme la plus haute d'adoration et où Dieu est adoré comme le bien-aimé suprême et très cher. Le fait que les hindous adorent beaucoup d’idoles n’invalide en rien leur monothéisme. Pour l'individu éduqué religieusement, toutes les formes sont simplement différents aspects d'un seul Dieu. Ils voient clairement l'unité dans cette multiplicité.