Chapitre III - DÉTACHEMENT
Comment êtes-vous venu à prendre le risque de tout quitter pour le surnaturel ?
Imaginez que vous marchez sur la route pour un long voyage à pied, avec un lourd sac sur le dos que vous croyez plein de choses précieuses. À une halte, vous ouvrez le sac et vous vous apercevez qu'il est plein de chiffons et de choses sans valeur. Et vous le jetez. Quel soulagement ! Ainsi, ce que j'ai quitté, ce sont les plaisirs et les richesses transitoires et éphémères, qui de toute façon s'évanouiront avec la mort du corps. Le « surnaturel » dont vous parlez est la chose la plus naturelle. La recherche est celle de notre propre Soi. Quoi de plus simple que le Soi le plus intime ? Où est le risque ? Peuton cesser d'être soi-même ? Être fermement établi dans le Soi suprême est le but de I'effort spirituel.
Peut-on dire qu'il y a différents degrés dans le silence intérieur ?
En effet, il y a plusieurs degrés de silence intérieur qui correspondent aux différentes couches de notre mental. Grosso modo, on pourrait dire qu'il y a trois différents niveaux dans la structure du mental. Le premier, c'est celui de la pensée parlée. C'est ce bavardage intérieur, presque incessant pour la grande majorité des gens, et ceux qui ont essayé savent que c'est très difficile de le faire taire. Le faire taire est un des premiers objectifs de la méditation. Quand on a réussi à mettre au silence la pensée parlée, alors apparaît une couche plus profonde qui est celle de la pensée en images ou en sons, c'est-à-dire que des formes et des couleurs ainsi que des perceptions auditives subjectives apparaissent dans le champ de conscience. Si on arrive aussi à éliminer ces perceptions subjectives, il ne reste plus alors que la couleur affective du mental (bhâva), c'est-à-dire des états mentaux d'euphorie ou de dépression, etc. qui sont basés sur des sensations venant à la conscience de notre corps, ou pour être plus précis du mouvement de la force vitale dans notre organisme. Quand le bhâva est rendu silencieux (et cela n'est possible que quand on réussit à dépasser la conscience physique), on est alors identifié au samarasa, un état ininterrompu de Conscience/Bonheur, et c'est cela le Vrai Silence. Les trois niveaux du mental s'interpénètrent. Ce ne sont pas des états isolés les uns des autres ; mais les niveaux superficiels voilent ce qui est en profondeur, comme par exemple les vagues d'un lac nous empêchent de voir le fond.
Comment l'humilité peut-elle être compatible avec le fait de dire, comme dans le Védânta: « Je suis le Soi » ?
J'avais posé une question similaire à Ma à l'époque où je me sentais très attiré par la voie de l'Advaita; je craignais que cette pratique puisse hypertrophier l'ego. Ma avait répondu par une expression de visage qui était plus éloquente que des mots. Cela signifiait qu'il n'y avait aucun risque et que de toute façon le guru est là pour veiller au grain, mais bien sûr la méditation sur le « Je suis le Soi » doit être faite correctement. Le Soi n'est pas l'ego. L'ego n'est que la coquille qui le masque. Le Soi est Pure Conscience. Cette « conscience » qui est en nous est aussi dans les autres, dans tous les êtres. Puisque nous sommes tous égaux au niveau de la Conscience Suprême, du Vrai Soi, il n'y a plus de place pour un complexe de supériorité et certainement pas pour l'orgueil. L'humilité a sa place quand l'ego reconnaît ce qu'il est en réalité: un tourbillon de désirs et de peurs, et de toutes sortes de petitesses. Alors il cède la place au Soi Suprême qui est notre véritable nature, qui est omniprésent, et qui est au-delà de l'humilité et de l'orgueil.
On reproche à certains méditants d'être tristes, qu'en pensez-vous ?
On dit souvent qu'un saint triste est un triste saint... mais le débutant dans une sadhana n'est pas encore un saint. Il passe par toutes sortes de difficultés et quelquefois par des états très pénibles. Il a le droit d'être triste quand il expérimente une cuisante défaite ou une dégringolade. La tristesse peut être aussi l'expression d'un intense désir de réalisation, ou bien aussi de la nostalgie pour le BienAimé, ce qui s'appelle viraha dans les voies de la dévotion. Toutes ces tristesses sont de « bonnes » tristesses, pour ainsi dire. Les « mauvaises » sont celles qu'on a quand on regrette les plaisirs et le confort du monde qu'on a abandonnés. Néanmoins, un sâdhdka doit cultiver un état de joie intérieure indépendant de ce qui lui arrive ; et même s'il n'y arrive pas, il doit faire un effort pour arborer un sourire dans son contact avec les autres, et ne pas les incommoder par un visage morose.
Certains disent que, pour le méditant, le moment où il perd réellement son ego est un moment terrifiant. Qu'en pensez-vous ?
Oui, certainement, quand on en vient au face-à-face avec ce terrible moment où l'ego doit se laisser dissoudre - plus que cela, cesser d'exister, il faut avoir beaucoup de courage. La mort du corps physique est effrayante, mais ce n'est pas une mort totale, puisque le mental persiste ainsi qu'un sens d'individualité ; mais du point de vue de l'individu, la dissolution de l'ego est une mort totale. Néanmoins, cette dissolution vient rarement d'emblée, elle se produit après une longue préparation. Dans le gyana-mârga, les longues années de discrimination entre ce qui est le vrai « Moi » et le faux « moi » ont donné à l'esprit suffisamment de maturité pour faire face au grand évènement. Dans la bhakti; l'amour pour la déité bien-aimée va croissant jusqu'à ce que le dévot arrive à l'union totale et que son individualité se dissolve dans l'océan du Bien Aimé comme, pour reprendre l'exemple de Râmakrishna, la poupée de sel de dissout dans l'océan.
Bien méditer, est-ce apprendre à mourir ?
Oui ! On peut dire que méditer, c'est apprendre à bien mourir. Ceux qui suivent les voies de la kundalini (qui correspond au Saint-Esprit des religions occidentales) font entrer la force vitale dans le canal central et réussissent à sublimer les instincts animaux jusqu'à ce que la conscience individuelle se fonde dans le Divin. Au moment de la mort, la conscience quitte le corps physique, s'échappe par le sommet du crâne et elle est absorbée par le Divin omniprésent. Un état plus élevé est celui du nirvikalpa-samâdhi (extase avec extinction du mental). La force vitale est alors immobilisée dans le centre supérieur et le yogi est un avec un océan de Conscience-Bonheur. Dans cet état, le monde, y compris les centres et le canal central, disparaît comme une illusion. Le yogi qui a atteint cet état n'a pas besoin de sortir du corps au moment de la mort. Le corps tombe comme une feuille morte d'un arbre. L'arbre (la Conscience-Bonheur omniprésente) n'est pas affecté ; mais dans l'état de réalisation suprême, le sage, après avoir vécu l'extase, revient dans le monde et le marque du sceau de la Réalité. Il vit avec le Divin, qui est le même dans l'état d'extase et dans le monde manifesté. Le fond immuable de l'océan et les vagues ne sont rien d'autre que de l'eau. Ainsi, il voit que tout est fait de la même Divine Substance. Dans cet état de réalisation, la mort n'a plus aucune signification.
Le sage n'a-t-il pas une personnalité double, étant identifié à l'Absolu au-delà de tout, et en même temps respectant les conditionnements, grands ou petits, de la vie quotidienne en société ?
Il n'y a pas de contradiction : c'est comme l'eau et la glace. Le Moi omniprésent se cristallise sous une forme de moi individuel, sous une forme personnelle, pour pouvoir parler aux autres personnalités. Le corps, pour le sage, est un instrument qu'il choisit. Pendant le nirvikalpa samâdhi, il est identifié avec la base immuable de l'être, avec la masse de l'océan, et il oublie ce qui change ; mais ce n'est pas l'état suprême ; l'état suprême, c'est de voir en même temps la profondeur et la surface (sahajasamâdhi). Chez le sage imparfait, il y a contradiction entre les moments de samâdhi et les moments où il oublie qu'il est l'Absolu et où il s'identifie à la personnalité.