Première partie
Trente ans avec Ma Ananda Moyî
La première partie, sur Mâ Ananda Moyî, intéressera tous ceux qui veulent se rendre compte concrètement et en termes simples de ce que peut représenter un sage vu de près ; ils percevront mieux comment il peut allier la perfection de l'humanité à la perfection de la divinité. Le témoignage de Vijayânanda a l'intérêt d'un document de première main. Ses réflexions m'ont inspiré dans la rédaction de mon ouvrage Le Maître et le Thérapeute (Jacques Vigne, Le Maître et le Thérapeute, Albin Michel, 1991).
Vijayânanda apporte en particulier de nombreuses précisions sur les événements parapsychologiques qui se déroulaient autour de Mâ et sur la manière dont il convient de les interpréter. Les articles sur Mâ ont été écrits pour le public de l'édition anglaise d'Ananda Vârta, le journal de l'organisation de Mâ Ananda Moyî. Il est bon que le lecteur français se souvienne de cela pour resituer dans son contexte le style qu'a utilisé Vijayânanda, qui laisse parfois transparaître une émotion, une dévotion intense. Celui-ci considère comme acquis une certaine confiance de base en Mâ et dans la vérité de ses dires. Cette confiance n'était pas le fruit d'un acte de foi aveugle, mais le résultat d'un contact direct et prolongé avec Mâ et de l'évidence de son amour désintéressé pour ses disciples, même si cet amour se manifestait parfois sous forme de fermeté.
Chapitre I - MA ANANDA MAYI: UNE INTRODUCTION
NAISSANCE ET DÉBUT
Peut-on parler de naissance pour celle qui de son vivant déjà était entrée dans la légende ? Les humains (et tout ce qui a nom et forme en général) naissent, vivent et meurent, puis renaissent selon l'inexorable loi du karma. Nos pensées et nos actions façonnent notre vie future, et les conditions physiologiques et sociales dans lesquelles nous sommes nés sont le résultat de nos vies antérieures. C'est le prarabdha-karma, pour employer le terme technique. Pourtant, rien de tout cela en ce qui concerne Shrî Mâ Ananda Moyî. Car elle avait exprimé clairement à plusieurs reprises qu'elle n'avait pas eu de vie antérieure, et que si elle avait pris en charge un corps humain, ce n'était pas pour recueillir le fruit d'un karma quel qu'il soit, mais en réponse à une aspiration collective des humains.
Néanmoins, si nous nous limitons à l'aspect empirique des choses, nous dirons que celle qui devint plus tard Mâ Ananda Moyî (Ce nom lui fut donné par Shrî Jyotish C. Roy, mieux connu sous le nom de Bhaiji, l'un des principaux disciples de Mâ (Cf Bhaiji," Matri Darshan En compagnie de Mâ Ananda Moyi" , éd. Terre du Ciel, 1996) est née le 30 avril 1896 dans le village de Khéora, appartenant au district de Tripurah dans l'est du Bengale (maintenant le Bangladesh). Son père Shrî Bipin Bihari Bhattâcharya, un brahmine du clan renommé de Kashyapa, était respecté et aimé pour sa droiture, son honnêteté et son esprit de détachement. Sa mère, Srimati Mokshada Sundarî Devî, avait toutes les nobles qualités qui font de la femme hindoue la gardienne de l'antique tradition. Avant et après la naissance de l'enfant, la mère vit souvent en rêve des dieux et des déesses venant lui rendre visite dans son humble demeure et l'illuminant de leur splendeur. Chose curieuse, l'enfant en venant au monde ne pleura ni ne proféra aucun son, comme le font presque tous les nouveau-nés.
A ce sujet, Mâ dit plus tard en riant: « Quelles raisons avais-je ? Je regardais le manguier à travers les fissures du mur » (c'est-à-dire à travers les interstices du mur de la cabane faite en bambou). Mâ avait aussi rappelé un détail qui eut lieu quelques jours après sa naissance, et qui a été vérifié. Ce qui nous permet de conclure qu'elle est née en pleine conscience de soi. L'enfant nouveau-né fut appelé Nirmala Sundarî. En grandissant, elle s'avéra être une enfant tout à fait hors de l'ordinaire, ne proférant jamais de mensonges, obéissant à ses aînés d'une manière tellement scrupuleuse qu'elle les déconcertait parfois. Sa gentillesse et son tact avec qui que ce soit lui attiraient l'amitié de tous. Son passe-temps préféré était le chant religieux en compagnie de son père.
Elle fut mariée à l'âge de treize ans avec Shrî Ramani Mohan Chakravarti, du village d'Atpara, dans l'est du Bengale, qui fut connu plus tard sous le nom de Baba Bholanâth. Mais ce fut en réalité un mariage blanc, car le nouveau mari comprit bien vite que son épouse n'était pas un être ordinaire, et ses rapports avec elle furent ceux d'une vénération souvent mêlée de crainte. Plus tard, elle lui donna l'initiation et il devint sannyâsin sous le nom de Tibhatânanda. « SADHANA » Je mets le mot ‘sâdhanâ ‘entre guillemets, car le terme est impropre en ce qui concerne Mâ. Elle avait affirmé à plusieurs reprises -et de façon tellement catégorique qu'aucun doute ne peut subsister à ce sujet - qu'elle avait toujours été la même depuis l'enfance, et que les modifications dans son comportement n'étaient que des jeux de surface, n'ayant affecté en rien son état réel. En ce qui concerne sa sâdhanâ, Mâ parlait de « sâdhanâ khel » (« jeu de sadhana »), c'est-à-dire une attitude semblable à celle d'un acteur jouant consciemment un rôle, ou si l'on préfère celle d'un docteur qui s'amuserait à se présenter à l'examen du baccalauréat. Pour que le jeu fut complet, il fallait - comme l'a dit Mâ elle-même - que son esprit se couvre momentanément d'un voile d'ajnâna (ignorance), qui néanmoins n'a jamais affecté l'état de Réalisation parfaite dans lequel elle a toujours vécu.
Cette sâdhanâ commença par une dîkshâ (initiation rituelle) une nuit à Jaulan-pûrnîma (la pleine lune précédant l'anniversaire de la naissance de Krishna). Mâ a décrit tous les détails de cette initiation qui fut faite avec la minutie complète du rituel de l'Inde ancienne. Néanmoins, ce fut fait sur un plan subtil, visible seulement à ceux doués d'une vision astrale, et le guru n'était autre que l'invisible et omniprésent Pouvoir divin. Puis commença une hallucinante sâdhanâ faite pour donner le vertige aux yogis les plus audacieux. Toutes les méthodes de sâdhanâ anciennes et modernes - nous dit Shrî Mâ -, depuis leur alpha jusqu'à leur oméga, c'est-à-dire jusqu'à leur culmination (siddhi) ont été pratiquées par Shrî Mâ, quelques-unes pendant une certaine période, d'autres - comme un film tourné à une vitesse vertigineuse - dans l'espace de quelques secondes. La raison de cette étonnante acrobatie spirituelle, Shri Mâ nous l'avait donnée : quel que soit le sâdhaka (pratiquant d'une voie spirituelle) qui demandait conseil, quelle que soit l'expérience qu'il lui décrivait, elle pouvait l'aider et le diriger comme un guide qui indique au voyageur les jalons d'une route qu'il connaît parfaitement. Pendant une période de plusieurs années, toutes sortes de phénomènes extraordinaires se manifestèrent à travers la personne de Shî Mâ Ananda Moyî: des bhâva, des pouvoirs yogiques et des états de samâdhi. Ils apparurent principalement quand Mâ entendait des kirtans. Il semblait alors qu'un pouvoir divin avait pris possession de son corps et le faisait mouvoir avec une grâce surnaturelle. Elle dansait, courait vers le lieu où se tenait le kirtan, quelquefois animée d'un mouvement ondulant, d'autres fois avec une vélocité presque impossible à suivre des yeux. Parfois son corps roulait sur le sol où elle était emportée comme une feuille morte par le vent ; d'autres fois encore, avec une grâce extraordinaire, elle restait en équilibre sur le bout des orteils, ou dansait.
Puis, souvent, elle perdait la conscience du monde extérieur et restait des heures immergée dans le bonheur du samâdhi. C'est aussi durant cette période que se manifestèrent des pouvoirs yogiques qui semblaient un défi aux lois naturelles. Un jour son corps se rétracta au point de devenir une minuscule masse de chair couverte par des vêtements ; d'autres fois, elle prenait une stature démesurée ; un jour, elle fut entourée d'une auréole lumineuse éblouissant les regards humains, etc.
Vers 1925 commencèrent des règles restreignant son alimentation, sans que sa santé subisse la moindre modification. Par exemple, pendant une certaine période elle ne prenait que trois bouchées de nourriture le lundi et le jeudi, et le reste de la semaine neuf grains de riz. Pendant une autre période, de plusieurs mois, elle ne prit qu'un seul grain de riz par jour sans que son corps subisse le moindre amaigrissement. Toutes ces manifestations étonnantes - voire déconcertantes pour un esprit occidental semblent entrer dans le cadre du sâdhanâ khel dont parlait Shfi Mâ Ananda Moyî.
Je n'ai rencontré Mâ qu'au début de 1951, c'est-à-dire à une époque où ces manifestations extraordinaires étaient terminées. Aussi je n'en parle que par ouï-dire, d'après des lectures et en prenant appui sur les déclarations de Shrî Mâ elle-même. Mais la manifestation la plus extraordinaire que j'ai notée dans la personnalité de Shrî Mâ était la plus touchante aussi: elle était particulièrement naturelle et humaine... suprêmement humaine.
SA PERSONNALITÉ
Si j'emploie le terme de « personnalité », c'est plutôt en tant que concession au langage commun que dans son sens véritable. Car pour avoir une personnalité il faut aussi avoir un sens de l'ego, chose tout à fait absente chez Shri Mâ Ananda Moyî. Aussi il s'agit donc de décrire ici plutôt une personnalité apparente, c'est-à-dire telle qu'elle semble être du point de vue d'un spectateur encore immergé dans la dualité. Mais, là encore, la chose n'est pas aussi simple qu'il paraît à première vue, car l'impersonnel, quand il prend l'aspect d'une personne, varie selon le spectateur qui inconsciemment lui impose ses limitations, qu'il a tirées de ses aspirations conscientes ou subconscientes. Autrement dit, il ne s'agit pas de décrire ici la personnalité apparente de Ma Ananda Moyî d'une manière objective - ce qui est impossible -, mais telle qu'elle est apparue sous l'angle de la vision de celui qui écrit ces lignes. Ainsi donc, imaginez une dame ayant passé les quatre-vingts ans (mais qui paraît beaucoup plus jeune), aux longs cheveux noirs tombant sur les épaules à moins qu'ils ne soient roulés en un gracieux chignon au sommet de la tête, et qui est presque toujours vêtue d'un sârî blanc impeccablement propre. Dire que cette femme est encore belle serait faire offense à celle qui insistait tant sur l'évanescence des choses d'ici-bas.
Toujours est-il que jadis (des photos en font foi, ainsi que mes souvenirs), son extraordinaire beauté évoquait la beauté de l'au-delà. C'est pour cela peut-être que ses intimes - qui comme beaucoup d'hindous pensent que la beauté physique est un des attributs du divin quand il descend sur terre - ont vu en elle l'incarnation de la Mère Divine. Mais il y a quelque chose de remarquable dans ce visage fin et aristocratique aux yeux qui vous regardent droit en face. Ce n'est pas seulement son regard que personne à ma connaissance n'a pu soutenir longtemps sans baisser la tête ; car il exprimait une douceur où il n'y avait pas la moindre trace de faiblesse ou de compromis et évoquait cette immuable conscience qui est la source et le but de toutes nos aspirations, mais aussi la terreur de notre ego. Ce n'est pas non plus seulement l'expression volontaire de la lèvre inférieure qui révélait une énergie indomptable et formait un contraste remarquable dans ce visage spécifiquement féminin. Je veux parler d'autre chose. Dès mes premiers contacts avec Ma, j'ai été frappé par son extraordinaire faculté à modifier les traits de son visage. Quelquefois il semblait que - par une sorte de mimétisme - elle s'identifiait à son interlocuteur. D'autres fois, comme si elle avait deviné en un clin d'œil la note affective fondamentale d'un fidèle, elle lui apparaissait sous l'aspect qui lui était le plus cher. Quelquefois je lui ai vu prendre l'aspect d'une jeune fille de vingt ans à la radieuse beauté, puis un quart d'heure plus tard le visage tiré et fatigué d'une femme âgée, ou bien l'expression virile d'un homme d'âge mûr, et d'autres fois encore le visage, les gestes et le rire argentin d'un enfant.
Elle parlait souvent, sans économiser les mots. Sa voix au timbre musical cadrait bien dans l'ensemble de cette personnalité où tout était harmonie. Pour ceux « qui ont des oreilles pour entendre » elle ne disait que quelques rares paroles dont chacune avait une valeur profonde qu'il fallait savoir peser. Pour d'autres, elle parlait parfois avec une grande abondance de mots. Elle n'avait reçu qu'une éducation primaire élémentaire et pourtant elle discutait avec les grands pandits de Bénarès sur les sujets métaphysiques les plus ardus. En quelques mots simples, elle savait dénouer les problèmes philosophiques les plus emmêlés et souvent ses réponses entraînaient une conviction comme s'il s'agissait d'un fait évident, car sa sagesse n'était pas pensée dans les livres, mais venait d'une vision directe de la vérité.
Mais ce qui frappait avant tout dans la personnalité de Mâ Ananda Moyî, c'était son rayonnement d'amour, un amour pur et lumineux qui ennoblit tout ce qu'il touche, qui le divinise, et qui donne une valeur nouvelle aux individus et aux choses. Mais mieux que cela encore, elle connaissait le moyen, par je ne sais quelle alchimie mystérieuse, d'ouvrir la fontaine d'amour divin qui est en nous-mêmes.
Et pour ceux qui ont été touchés par sa grâce, le chemin spirituel devient facile, car elle leur a donné les ailes de l'Amour divin, sans lequel même le vichâra marga (la voie de la connaissance) n'est qu'une stérile gymnastique intellectuelle. Un autre point saillant de la personnalité de ce Grand Être était son sens psychologique extrêmement affiné et son extraordinaire habileté à manier les humains. Elle savait quand elle le voulait tirer à sa guise les ficelles des marionnettes humaines que nous sommes. Mais les ficelles répondaient à une main qui connaissait la compassion divine et qui voulait transformer les pantins en êtres libres et conscients.
Shrî Ma était née, avait été élevée et continuait à vivre entourée par les rites de l'antique tradition hindoue. Elle les recommandait, les conseillait pour ceux à qui une vie religieuse peut servir d'appui pour des pratiques spirituelles. Mais elle-même planait majestueusement au-dessus du rituel comme l'aigle des montagnes regarde se mouvoir les gens de la plaine.
Elle ne faisait ni puja, ni méditation, ni pratique religieuse, quelle qu'elle soit, à moins que ce ne fût à titre exceptionnel, comme une mère faisant semblant de s'intéresser aux jeux de ses enfants. Elle vivait en effet constamment dans le sahaja avasthâ et prenait son appui sur le roc immuable de l'Absolu.
SON ENSEIGNEMENT
Le profane n'est satisfait que s'il a pu classer un grand sage dans une catégorie : celui-là c'est - ou c'était - un bhakta, celui-ci un jnânin, cet autre un karma-yogi, etc. mais le sage qui a atteint le sommet repose sur un terrain où tous les sentiers fusionnent. Et s'il s'appuie sur un chemin pour guider ses disciples, ce sera de préférence (mais pas forcément) celui qu'il aura parcouru pour atteindre le but. Mais Mâ Ananda Moyî - comme elle l'a souvent déclaré elle-même et aussi étrange que cela puisse nous paraître - n'a jamais été dans l'état d'ajnâna (ignorance) et l'état de perfection a toujours été son état naturel. La classer dans une catégorie serait donc une tentative futile. Son enseignement s'adressait à une variété extrême d'individus. Dans son entourage, il y avait des sadhaka pratiquant le vichâra marga (la voie de la connaissance), des bhakta, des shakta, des karma-yogi; des gens vivant dans le monde et pratiquant une discipline spirituelle, des sâdhu très avancés côtoyant des gens balbutiant le b.a.-ba du chemin spirituel ; des hindous, quelques jaïns, des chrétiens et des juifs ; des Européens et des Américains. Car elle était avant tout la Mère et ne réservait pas son enseignement seulement à des individus, mais voulait sauver un aussi grand nombre de personnes que possible.
Aussi son enseignement était adapté au niveau d'évolution de chaque individu : pour l'adhikari (le sâdhaka arrivé à maturité) elle conseillait le chemin de l'Advaita, aux gens simples, I'adoration d'une image, le japa, etc. Néanmoins, son enseignement verbal se limitait strictement aux données de l'antique tradition hindoue, le sanâtana Dharma, et revenait toujours au concept central de l'Advaita. Elle disait souvent : « Connaître Bhagavan (Dieu), c'est se connaître soi-même, et se connaître soi-même, c'est connaître Dieu ».
Son originalité n'était pas dans la nature de son enseignement, mais dans sa manière fraîche, vivante et spontanée de l'exposer. Car ce qu'elle disait, bien qu'en parfait accord avec les Écritures, n'était pas puisé dans les livres, mais était l'expression directe de la Vérité. Son langage était simple, sans mots ronflants. Elle ne faisait pas de discours, mais répondait à des questions posées par des individus. Le ton de la conversation était enjoué ; jamais on n'y sentait l'ennui qui transparaît si souvent dans les discussions philosophiques. De temps en temps, une histoire amusante réveillait l'attention de ceux qui n'étaient pas capables de se mettre au niveau d'une discussion philosophique, et une touche d'humour savoureux, ou un éclat de rire cordial, nous rappelait ce qu'elle exposait : le « Gai Savoir ».
SES MÉTHODES
L'enseignement ésotérique ne peut être enfermé dans des mots ni codifié dans des formules, car c'est une chose vivante qui varie avec les individus et les circonstances. Aussi l'enseignement verbal d'un sage est loin d'être l'essentiel dans son rôle de guide spirituel, de guru. Mais Shrî Mâ était-elle réellement un guru ?
Elle ne donnait pas d'initiation officielle, c'est-à-dire de transmission d'un mantra avec le rituel qui l'accompagne. Aussi, si l'on s'en tient au ritualisme traditionnel, personne (à la seule exception de son mari) ne peut prétendre être son disciple. Quand une semblable initiation était nécessaire ou demandée, elle la confiait souvent à sa mère, Didimâ, qui avait pris les vœux de sannyâsa, ou bien envoyait l'aspirant à un autre guru. Mais, au cours des dernières années, l'initiation était donnée par des brahmachâris de l'âshram, en présence de Mâ. En effet, pour jouer le rôle de guru, un reste d'ego doit persister, chose totalement absente en ce qui concernait Shrî Mâ.
Pourtant, un nombre considérable d'individus recevait d'elle des instructions régulières en ce qui concerne leurs pratiques spirituelles. Et si elle ne donnait pas de dikshâ officielle, elle transmettait le pouvoir spirituel, et c'est cela la véritable initiation. Les gens qu'elle guidait étaient dirigés vers l'épanouissement de leurs propres tendances spirituelles et non selon une ligne imposée par le guru. Aussi l'on ne peut pas dire que Shrî Mâ avait des méthodes et des techniques qui lui étaient propres. Pourtant, elle utilisait une « technique » (si j'ose employer ce terme) qui la caractérisait et donnait un cachet spécial à son enseignement.
Dès les premiers contacts avec Mâ Ananda Moyî, on ne pouvait pas manquer d'être frappé par son extraordinaire pouvoir d'attirer les cœurs. Elle savait d'emblée reconnaître la note affective dominante de ceux qui l'approchaient, et, entrant dans le jeu, elle devenait en quelque sorte celle ou celui qui comble le vide de leur cœur. A certains, elle apparaissait comme une mère, à d'autres comme une amie, à d'autres encore comme une enfant. « Je suis votre petite fille », disaitelle souvent aux personnes d'âge mûr qui venaient la voir. Elle formait ainsi un lien d'amour avec ceux qui étaient venus chercher refuge à ses pieds. Ce lien est souvent très puissant et devant lui les attractions mondaines se flétrissent une à une. Car cet amour pur et lumineux donne une joie qu'aucun plaisir du monde ne peut égaler. Et cet amour, elle le dirigeait vers le Divin, car il venait du Divin.
DANS LA VIE DE TOUS LES JOURS
« Une activité intense, et au milieu de cette activité, le calme éternel » : c'est ainsi que l'on pourrait définir l'attitude de Shrî Mâ dans la vie courante. L'organisation qui porte son nom et qu'elle dirigeait comprend près de trente âshram, ainsi que des constructions faites à l'usage de Ma dans des maisons privées. Elle restait rarement plus d'un mois au même endroit. Sans cesse elle voyageait, comme le faisaient jadis le Bouddha ou Shankarâchârya, et allait porter la bonne parole, son amour rayonnant à ceux qui en avaient besoin. Partout des foules - quelquefois immenses - venaient se presser pour avoir son darshan. Mais, pour elle, ce n'étaient pas des foules anonymes, car dans chaque individu elle savait reconnaître le Divin. Personne ne lui était indifférent, et tous ceux qui l'approchaient recevaient quelque chose de cette manne divine, dans la mesure où il était capable de l'absorber. Quand elle voyageait - et cela arrivait très souvent -, elle était accompagnée d'un nombre plus ou moins grand de sâdhus et de brahmachârin. Il y avait le bruit et l'agitation des gares, la foule qui se pressait devant son compartiment à presque chaque station, des gens qui s'énervent, d'autres qui s'affolent, la fatigue des nuits passées dans le train, mais pour elle toujours ce sourire qui repose dans l'infini... et le grand calme éternel. Ses journées étaient parfois tellement chargées qu'on se demandait comment un être humain (mais était-elle bien un être humain ?) - fût-il même génial - pouvait être capable de contenir tout cela sans broncher.
Un jour, c'était l'inauguration d'un temple ou une grande fête religieuse (Durgâ-pûjâ, Shivârâtri, etc.) qu'elle présidait : une autre fois, elle était invitée par un mahâtmâ et se pliait à un programme surchargé ; ou bien c'était un bhâgavata sapta ou encore le samyam sapta annuel, à moins que ce ne fût les fatigantes cérémonies à l'occasion de son anniversaire, et que de choses encore. Jamais vous ne pouviez la voir perdre son sang-froid, ne serait-ce que l'espace d'une seconde, ni même s'énerver, et elle témoignait toujours d'une infinie douceur et d'une infinie bonté. Souvent, elle passait une quinzaine de jours ou plus dans l'un de ses âshram, que ce soit Bénarès ou Vrindâvan, Dehra-Dûn ou Calcutta.
Certains sont d'imposantes constructions avec des dépendances, et tous sont habités par des sannyâsin ou des brahma-chârin, car une chasteté absolue est une condition sine qua non pour être admis dans l'un quelconque de ces ashram. Mais elle n'y prenait aucun repos, et même quand il arrivait, à de rares intervalles, ce repos n'était que relatif, car il y avait toujours cet énorme courrier auquel il fallait répondre, les problèmes de l'âshram, le darshan pour les visiteurs, etc. Qu'une personne puisse supporter sans fatigue apparente une activité aussi intense est étonnant, mais ce qui l'est encore plus, c'est que non seulement elle s'occupait des plus minutieux détails, mais que tout ce qu'elle faisait portait la marque de la perfection. Que ce soit les détails d'une pûjâ qu'elle arrangeait, ou des instructions pour la construction d'un temple ou d'un âshram, ou bien tout simplement un plat délicieux, qu'elle préparait elle-même. Jamais il ne lui arrivait d'oublier quelqu'un, même quand les foules représentaient des milliers de personnes.
Un visiteur qui rentrait chez lui était reçu pour les adieux au moment exact ; une entrevue privée demandée était octroyée à une heure favorable, etc. Elle semblait pleinement identifiée à chaque circonstance, et vivait intensément dans le moment présent.
Chaque individu qui avait une requête recevait une attention totale comme si lui seul existait à ce moment-là. Si quelqu'un était en difficulté, elle était entièrement présente pour résoudre ses problèmes. Ainsi, elle nous démontrait que dans la vie de tous les jours on peut jouer le jeu de l'activité à la perfection tout en reposant dans le Suprême.
Mâ a quitté son corps physique, mais sa présence est toujours en nous. Ceux qui ont été touchés par sa grâce ne pourront jamais l'oublier.