Extrait
chapitre
numéro
9

Mâ et la transmission spirituelle

itinéraire avec Mâ Ananda Moyî, textes rassemblés et présentés par Jacques Vigne
Lyon : Ed. Terre du ciel, 1997

Troisième partie

Les Entretiens de Kankhal

Vijayananda s'entretient régulièrement avec des visiteurs indiens ou occidentaux, près du samâdhi de Mâ Ananda Moyî, à Hardwar. Sa vie de disciple auprès de Mâ lui a permis d'aller loin sur le chemin spirituel sans avoir à s'identifier à une religion ou à un dogme donnés. Son itinéraire est l'exemple vivant du fait que l'intériorité est capable de transcender les cultures, est au-delà de l'espace.
Vijayânanda connaît les chercheurs spirituels intéressés par l'Inde : cela fait quarante-cinq ans qu'il en voit passer, qu'il voit leurs bons côtés et leurs points faibles, leur diversité aussi. J'ai évoqué, quand cela me semblait utile, la personnalité de celui qui posait la question, car Vijayânanda ne donne pas d'enseignement ex cathedra, mais, à la façon de Mâ, ne fait que répondre aux questions, en s'adaptant au niveau de ceux qui les posent.
Ce qui transparaît peu ici, c'est l'ambiance des conversations à bâtons rompus qui abordent bien d'autres sujets que les sujets spirituels. C'est bien sûr pour que les visiteurs se sentent à I 'aise, puissent progresser dans la voie par ce que l'on appelait au Moyen Age le « gai savoir », mais il y a aussi une réalité métaphysique sous-jacente : le monde et le spirituel sont un, et les bouddhistes parleraient à ce propos de l'union du samsâra et du nirvâna.
Il y a certaines idées exprimées dans les réponses qui suivent qu'il ne faut pas hésiter à bien replacer dans le contexte général de l'ouvrage, L'ambiance d'humour et d'amour qui règne dans les entretiens de Kankhal aide les chercheurs à développer joyeusement l'esprit de détachement, tellement fondamental pour un progrès spirituel réel. En ce sens, la compagnie des hommes de Dieu (satsang) est indispensable au moins pendant toute une partie du chemin spirituel. Cela a toujours été ainsi, et n'a pas de raison de changer. Par rapport au contact vivant, pareiIs au goût de la mangue fraîche, les écrits sont comme des mangues séchées.
Quoi qu'il en soit, même s'ils ont moins de saveur, ils n'en sont pas moins nourrissants, surtout pour ceux qui ont une base d'expérience spirituelle suffisante pour bien les assimiler. Il y a deux facteurs, en plus des mots, qui font la qualité d'une réponse : d'une part, I'énergie de la présence, fondée sur l'expérience et la sincérité de celui qui répond, et d'autre part, I'à-propos de la réponse, en fonction des circonstances, du niveau et de l'état émotionnel de celui qui pose la question. Il faut reconnaître que cela est difficile à rendre dans un livre, même si on les sent quand on est avec Vijayânanda.
Je pense plus de bien de lui que je n'en dis, mais je m'abstiens de le dire, car je sais qu'il censurerait en lisant le manuscrit de cette introduction... Quand on lui demande quel est son niveau spirituel, il répond en général que le niveau qu'il a atteint est l'effet de la grâce de Mâ. Je n'ai pas retranscrit certaines réponses quand j'ai senti qu'il s'agissait de conseils de sâdhanâ donnés à une personne précise, à un moment précis, et qu'elles n'avaient pas forcément de valeur plus générale. La forme des questions réponses peut sembler, à certains moments, un peu artificielle.
On aurait pu directement noter les pensées séparées de Vijayânanda, mais elles correspondent malgré tout à une réalité : Vijayânanda exprime des pensées en réponse à des questions. Il revient souvent sur les mêmes thèmes sous des angles un petit peu différents. Il s'agit d'un style en spirale qui permet, mieux qu'un style linéaire, d'intégrer à la méditation des notions fondamentales. J'espère que le lecteur saura comprendre les différences d'ordre de grandeur, quand il réalisera qu'il va lire en quelques heures des réponses que j'ai mis six ans à recueillir, et qui correspondent à une pratique du yoga commencée il y a plus de soixante ans par Vijayânanda, et poursuivie d'une manière intensive en Inde, auprès de Mâ, depuis quarante-cinq ans.

Chapitre I - MÂ ET LA TRANSMISSION SPIRITUELLE


On dit souvent qu’un enseignant spirituel doit attendre la demande de ceux qui viennent le voir. Mais le pouvoir d'un sage n'est-il pas justement d'éveiller cette demande latente ?

Oui, il est vrai qu'un enseignant doit attendre la demande de ceux qui viennent le voir. Prêcher ou enseigner ceux qui ne sont pas réceptifs, c'est comme semer sur un terrain rocailleux ; mais le sage est capable de transformer ce terrain rocailleux en une terre féconde. Pour certains, il peut le faire tout d'un coup, pour d'autres ce sera un travail progressif ; mais cela, il ne le fait ordinairement pas avec des mots ou avec un enseignement. Un seul regard d'un sage est suffisant pour transformer un athée en homme religieux, un débauché en yogi. C'étaient les miracles presque journaliers que faisait Mâ, mais cette transformation se faisait par l'éveil du pouvoir divin qui est latent en tout le monde. Une fois que cet éveil est réalisé, il y aura aussi un terrain fécond pour l'enseignement verbal, s'il est encore nécessaire.

L'éveil de l'énergie intérieure, donné par le guru, peut-il mener dans certains cas à l'intensification des désirs ordinaires ?

Quand l'énergie intérieure (c'est-à-dire le pouvoir de la kundalinî) est éveillée, soit par le guru, soit par les exercices de yoga, ou même spontanément, le premier effet est une intensification considérable des désirs et même des désirs les plus grossiers. Mâ m'avait dit un jour: « Kâma, krodha et bhagavan ki shakti' cheminent côte à côte », et avec ses doigts elle me1. Kâma, le désir sexuel, krodha, la colère, et bhagavan ki shakti, termes par lesquels Mâ désignait le pouvoir de la kundalini. Il montrait deux mouvements intimement liés, mais cheminant en sens inverse. Ce que nous recherchons dans la satisfaction de nos désirs, c'est (en réalité) le bonheur du soi. Mais en essayant d'obtenir ce bonheur dans les objets des sens, nous faisons fausse route, car ces objets ne sont qu'un reflet de ce bonheur.
C'est comme un enfant qui voudrait embrasser sa propre image qu'il perçoit dans un miroir. Ce qu'il faut donc, c'est renverser le dynamisme du désir et le ramener vers sa source qui est en nous-mêmes. Quand le guru éveille l'énergie intérieure, il donne de l'intensité à ce double mouvement. C'est au disciple de choisir sa direction : vers le haut ou vers le bas. Mais le guru n'éveillera la kundalini que quand il aura mis à l'épreuve maintes fois son disciple, pour être sûr qu'il sera capable de maîtriser les passions violentes que cet éveil risque de produire au début. Il y a tout un procédé de préparation pour cela. À part la discipline morale, I'effort de maîtrise de soi, la discrimination, etc. il y a toute une technique pour la purification et l'ouverture des nerfs psychiques ; alors seulement il sera possible de ne pas être emporté par les raz-de-marée d'une kundalini en mouvement.

Pourquoi l'enseignement à propos de la kundalinî est-il traditionnellement considéré comme secret ?

La kundalinî est un pouvoir primordial, au-delà de la pensée parlée. Quand elle s'éveille, le sâdhaka l'habille, en quelque sorte, du vêtement des pensées emmagasinées dans son inconscient. Par exemple, pour un hindou, elle prendra la forme de sa déité préférée (Krishna, Durgâ, etc.); pour un chrétien, ce sera Jésus ou Marie, etc. à condition bien sûr que la personne soit un véritable sâdhaka, et qu'elle ait déjà atteint un degré de purification mentale ; car un Éveil accidentel ou forcé de la kundalini sans l'aide d'un guru peut amener une catastrophe. Vous demandez pourquoi l'enseignement de la kundalini est secret. À vrai dire, il ne peut pas y avoir d'enseignement de la kundalini, car on ne peut exprimer en mots ce qui est au-delà des mots. Et si on essayait de le faire, I'interlocuteur interpréterait ces mots selon son propre fonds mental. Ce serait comme dans l'histoire de Râmakrishna au sujet de l'aveugle-né qui voulait qu'on lui explique ce que voulait dire « blanc comme du lait ». Un ami lui explique que le lait a la couleur du cygne, et pour lui expliquer ce que c'est qu'un cygne, il évoque par un geste la forme du cou du cygne; I'aveugle tâte le bras et s'en va tout content raconter aux autres : « Je sais ce que c'est que « blanc comme du lait » (et il montre le geste que faisait son ami), c'est comme la forme du bras fléchi. »

À l'intérieur d'une voie donnée de méditation, qu'elle soit dévotionnelle ou non-duelle, vous avez mentionné l'existence de kriyâ, d'exercices de méditation spontanés qu'on trouve par soi-même et qu'on pratique pour une certaine durée. Pouvez-vous préciser cette notion ?

Les kriyâ sont des exercices (le plus souvent du prânâyâma associé ou non à un mantra) dont le but est de provoquer l'état de méditation, quand on ne peut pas l'obtenir d'emblée. Elles sont très utiles pour la majorité des sâdhaka mais ne sont pas nécessaires à ceux pour qui l'état méditatif vient spontanément ou sans beaucoup d'efforts. Un jour, dans une entrevue privée avec Mâ, elle m'avait donné quelques exercices (des kriyâ). Je ne sais pas pourquoi j'ai dit, à ‘mezza-voce’, comme me parlant à moi-même : « Vouloir faire quelque chose, voilà vraiment l'obstacle. » Immédiatement, Mâ a dit : « Kriyâ alasya ke Iye hein », « les kriyâ sont conseillées pour combattre la torpeur ». Néanmoins, quand le guru vous a donné des kriyâ, il faut les faire, qu'on le juge utile ou non, par vénération et par amour pour le guru. En ce qui concerne ce que vous appelez les « kriyâ spontanées », elles ont été mentionnées par Mâ au cours de ce qu'elle appelait son « sâdhana ka khel » (le jeu de la sâdhanâ). Elles consistaient surtout en postures de méditation - âsana ou madra, qui venaient spontanément. Elles se produisent quelquefois chez le sâdhaka ordinaire au cours de l'éveil de la kundalinî. Mais en ce cas, elles ont peu d'intérêt et risquent de produire des déviations pathologiques si on s'y attache trop.

Mâ donnait des exercices de méditation et de yoga à certains de ses visiteurs ou disciples.
De son vivant, elle demandait qu'on les garde secrets, mais maintenant qu'elle a quitté son corps, pourquoi ne les écrit-on pas comme on a écrit, par exemple, les Six Yoga de Nâropâ après sa mort ?


Mâ donnait en effet des kriyâ à certains de ses disciples. Elle demandait que cet enseignement soit tenu secret et ne soit communiqué à personne. Il est difficile de savoir si elle a demandé le secret à tous ceux qui ont reçu ces instructions, car il y a probablement un certain nombre de personnes qui ont obtenu ces kriyâ de Mâ et ne voudraient même pas le dire. C'est-à-dire que je ne peux parler avec certitude que de mon cas particulier. Quand elle m'enseignait une kriyâ, elle ajoutait toujours à la fin : « Kisi ko mat bolna » (« Il ne faut le dire à personne »). Une fois même elle a ajouté : « Ye gupta kriya hei » (« Ceci est une kriyâ secrète »). Vous demandez si maintenant que Mâ a quitté son corps, ces instructions secrètes pourraient être mises par écrit et publiées. Je ne crois pas que cela soit possible. Une recommandation d'un guru ne perd pas sa validité quand le guru a quitté son corps. De toute façon, le guru est toujours présent même s'il a quitté son corps physique. Si l'un des disciples de Mâ, ayant atteint la Réalisation du Soi, avait lui-même des disciples, il pourrait alors leur communiquer ces instructions, mais ce serait probablement aussi sous le sceau du secret.

Peut-on dire qu'un guru séduit ses disciples pour les amener à Dieu ?

Dans un sens, je crois qu'on peut répondre par l'affirmative, bien que le mot « séduire » puisse prêter à confusion. Il s'agit plutôt d'un « transfert affectif », une méthode bien connue des psychanalystes. L'homme ordinaire est lié par toutes sortes d'attachements et d'affections mondaines. Il aime sa femme, ses enfants, ses possessions, sans parler de son propre corps et de son confort, et cela parce qu'il y trouve quelques moments de bonheur passager. Tous ces attachements attirent le mental vers l'extérieur dans toutes les directions. Pour découvrir le Divin qui est en chacun de nous, il faut changer la direction du mental et le ramener vers l'intérieur. Mais cela est extrêmement difficile. C'est là qu'intervient la grâce du guru. Il éveille dans le cœur du disciple un attachement tellement intense que tous les attachements mondains perdent de leur pouvoir d'attraction. Au début, c'est un amour pour l'aspect physique du guru ; mais néanmoins, c'est l'amour pour un être qui est le symbole du Divin Omniprésent. Mais le disciple - par la grâce du guru - finira bientôt par découvrir le Divin qui est dans son propre cœur, et comprendra que les plaisirs des sens n'ont de valeur que parce qu'ils sont momentanément illuminés par une réflexion de ce Divin.

Pourquoi le corps d'un sage, qui est sattvique, tombe-t-il malade et pourquoi meurt-il ?

Comme l'homme ordinaire est identifié au corps physique, le sage parfait est identifié au tattva, cette substance impérissable faite de pure Conscience-Bonheur. C'est cela son véritable corps. Quant au corps physique, il fait partie de prakriti (la nature) et il est sujet aux lois de la nature : naissance, croissance, maturité, dégénérescence et mort. Pour le sage, ce corps physique est comme un instrument qui lui permet de prendre contact avec les individus qui sont encore enchaînés par les lois de la nature et les aider à s'en libérer. Le sage n'est pas plus identifié à son corps physique qu'un cavalier l'est à son cheval ou le chauffeur à sa voiture. Quant aux maladies, par exemple, qui surviennent au corps physique du sage, elles sont dans la nature des choses : ce qui fait partie du monde périssable doit par la force des choses dégénérer et mourir finalement, mais pour les grands sages, certaines de leurs maladies sont dues aussi au fait qu'ils absorbent les mauvais karmas de leurs disciples. Néanmoins, il existe des yogi qui n'ont pas encore atteint la perfection et qui se donnent comme but de perfectionner le corps physique et de le mettre à l'abri des maladies.

Vous dites que si nous nous concentrons sur Mâ, nous pourrons la voir devant nous. Cette concentration sans doute exige un certain engagement, et le résultat n'est-il pas seulement la forme de notre pensée, une projection mentale ?

La concentration sur Mâ (comme la concentration sur l'image d'une déité, d'une ishta-devatâ) est l'une des méthodes qu'on conseille pour calmer le mental. Le mental court naturellement vers ce qu'il aime : plaisirs, nourriture, sexe, etc. et se disperse dans de nombreuses directions. En le dirigeant vers un objectif divin, on peut le détourner de ses poursuites mondaines. En outre, quand la dévotion pour le guru, pour Mâ, est profonde, la concentration est facile et on peut ramener le mental à un état de paix heureuse sans grands efforts. Mais, en plus de cela, dans le cas d'un grand sage comme Mâ, qui a laissé une présence résiduelle, on peut entrer en contact avec cette présence. Et ce contact peut devenir une aide considérable pour notre poursuite spirituelle. Le guru transmet du pouvoir et il peut le faire même après avoir quitté sa forme physique. Il y a encore un autre bénéfice qui peut être obtenu par cette concentration. Quand vous pensez à Mâ, vous évoquez automatiquement ses qualités, ses vertus, sa pureté, sa compassion, etc. Il se produit alors une sorte de mimétisme et nous nous imbibons un peu de ces qualités, même si nous ne le sentons pas consciemment. Voir effectivement I'image de Mâ devant nous nécessite, comme vous le dites, un grand entraînement, et ne réussissent que ceux qui ont une capacité de visualisation. Mais il n'est pas nécessaire de la voir réellement devant nous. Simplement penser à elle avec dévotion est suffisant. Ce qui compte, c'est notre réaction mentale d'amour et de dévotion ; I'image n'est qu'un moyen pour produire cette réaction. Même si nous pouvons la voir, ce n'est qu'une forme de pensée, comme vous le suggérez. Mais cette forme de pensée est un support pour le Divin omniprésent dont le centre (pour nous) est ce qui réside dans notre cœur subtil. Quand on a réussi à fixer son attention d'emblée sur le Divin omniprésent, sur la Conscience universelle, alors le support n'est plus nécessaire.