Chapitre III - QUI ÉTAIT MA ANANDA MOYI EN RÉALITÉ ?
Voilà une question qui a souvent été posée et à laquelle aucune réponse satisfaisante n'a été trouvée. Car comment donner une définition à ce qui est au-delà de toute forme de pensée et de toute conception mentale quelle qu'elle soit ? Ce pouvoir primordial qui se manifeste au travers de la forme physique que nous appelions Mâ Ananda Moyî se trouve, comme dit l'Upanishad, « là d'où la parole rebondit, ayant été incapable de Le saisir et de même le mental... » Mais ce que nous pouvons faire, c'est essayer de découvrir ce que Mâ n'était pas, c'est-à-dire éliminer une à une toutes les fausses conceptions qui ont circulé au sujet de celle qui fut l'un des plus grands sages de l'Inde de tous les temps.
1) Commençons par la plus grossière, que j'avais entendue quelquefois répéter par des personnes qui n'avaient jamais rencontré Mâ : Mâ était-elle une 'vâmâchârin' (une adepte du tantra de la main gauche, qui utilise des pratiques sexuelles)? Bien sûr, une femme très belle, entourée de nombreux disciples masculins, pouvait prêter à suspicion; mais un simple darshan ou une visite à l'un de ses âshram était suffisant pour dissiper cette fausse manière de voir. Car le visiteur apprend qu'une chasteté absolue, non seulement en acte, mais aussi en pensée, est une condition sine qua non pour être admis dans n'importe lequel de ses âshrams. Mâ disait : « Seule la fleur pure, sans souillure, est digne d'être placée aux pieds du Seigneur, et nulle part ailleurs. Prenez bien garde de mener une vie pure et sans tache, digne d'être dédiée en adoration au Seigneur ». Inutile d'ajouter que Mâ méritait pleinement le prénom qui lui avait été donné par ses parents Nirmalâ (sans tache).
2) Il y avait encore d'autres racontars selon lesquels Mâ était une magicienne qui attirait des gens vers elle, par magie ou hypnotisme, simplement pour s'amuser. Oui, en vérité, Mâ était une grande magicienne qui attirait vers elle de nombreuses personnes sous le charme de ce grand magicien appelé mâyâ, qui les avait liées par d'innombrables attaches mondaines. Et Mâ, par son grand amour, les ‘déshypnotisait’ et les menait « de l'irréel au réel, des ténèbres à la lumière, de la mort à l'immortalité. »
3) D'autres personnes, bien intentionnées celles-là, voyaient en Mâ « un enfant de la Divine Mère », comme l'avait écrit un sâdhu bien connu. Un enfant ? Oui, mais cette sorte d'enfant dont parlait Shri Aurobindo quand il disait : « Le Seigneur est un éternel enfant jouant un jeu éternel dans un jardin éternel. »
4) Beaucoup de personnes, même parmi celles qui ont été très proches de Mâ, croyaient fermement que Mâ était une incarnation de la Divine Mère : Durgâ pour certaines, Kâlî pour d'autres. Certains voyaient en elle Krishna et même Shiva. Mais toutes ces déités n'ont qu'une réalité relative, elles sont les symboles d'un chemin qui mène vers la Réalisation du Suprême, et elles n'existent qu'aussi longtemps qu'on demeure dans le domaine du mental. Au-delà, il n'y a plus de nom ni de forme, et c'est cet « au-delà », ce pouvoir suprême qui se manifestait à travers la forme physique de Mâ. Ce pouvoir peut prendre n'importe quelle forme tout en restant au-delà du nom et de la forme. « Je suis ce que vous pensez que je suis », disait Mâ. Aussi, dire que Mâ était Durgâ ou Kâlî n'est qu'une vérité fragmentaire. Voici ce que Mâ disait à ce sujet : « Les visions des dieux et des déesses se produisent selon les samskâra (impressions subconscientes) de chaque individu.
Je suis ce que j'ai toujours été et ce que je serai toujours. Je suis ce que vous imaginez, pensez ou dites. » Ou encore : « Tu es l'incarnation de tous les dieux et bien plus. Tu es issu de moi et je suis le résumé de toute la création. »
5) Lors de mes premiers contacts avec Mâ, je pensais qu'elle enseignait la bhakti-mârga (la voie de la dévotion). Cette opinion est partagée par de nombreuses personnes qui n'ont eu néanmoins qu'un contact superficiel avec Mâ Ananda Moyî. Mâ serait elle-même, d'après eux, une grande bhakta. C'est une opinion qui vaut la peine d'être examinée. Voyons sur quoi elle est fondée.- Les bhâva. Jadis, quand Mâ entendait chanter des kirtans (musique religieuse), ou se trouvait dans un milieu particulièrement religieux, elle entrait dans des états d'extase très variés. Son comportement ressemblait à celui du grand saint vishnouite Chaitanya Mahâprabhu, qui est l'exemple typique de la grande dévotion extatique. Mais depuis l'époque où j'ai rencontré Mâ (février 1951), ces manifestations semblent avoir complètement cessé. Quelquefois je l'ai observée durant des kîrtan; son visage exprimait une profonde émotion religieuse, mais dès que le chant cessait elle reprenait son visage calme et serein. Il me paraît évident qu'elle jouait avec les émotions, probablement pour donner un exemple à ceux qui suivent le bhaktimârga. Dans l'intervalle, ce que j'ai pu observer c'est qu'elle avait une maîtrise extraordinaire de soi et que rien ne pouvait lui faire perdre cette profonde joie et cette paix intérieure où elle semblait vivre constamment. En ce qui concerne les bhâva, je pense - rétrospectivement - qu'ils étaient simplement une réaction au désir des personnes de son entourage et que ce n'était qu'un jeu de surface. Mâ a souvent répété qu'elle avait toujours été la même depuis son enfance, quelle que soit l'apparence extérieure. Comme le pur cristal prend la couleur des objets qu'on place devant lui, tout en restant le même, ainsi Mâ semblait différente selon le milieu dans lequel elle se trouvait.- Les kîrtan. Mâ encourageait beaucoup cette pratique et souvent chantait elle-même. Les kîrtan font partie intégrante du programme journalier des âshram de Mâ, mais elle conseillait aussi la méditation, le vichâra (discrimination: méthode faisant partie de la voie de la Connaissance), à ceux qui en étaient capables.- La grande majorité des personnes dans l'entourage de Mâ suivent la bhalti-mârga, mais cela est dû simplement au fait que c'est la voie la plus facile, qui est conseillée à la plupart.
6) Alors, quelle était la voie enseignée et suivie par Mâ Ananda Moyî ? Peut-être le Védânta. Mâ disait : « Ce corps (Mâ) présente la chose du point de vue des rishi et des muni, selon la ligne d'approche qu'ils avaient choisie '. »
En réalité Mâ n'appartenait à aucune secte ni à aucune école de pensée. Le réel, dont elle était l'incarnation et qu'elle enseignait, est cette substance primordiale qui est à l'origine et à la base de tout ce qui existe. Cela est au-delà de toute croyance, religion ou philosophie. Cela ne peut pas être décrit par des mots, ni conçu par le mental. Néanmoins, pour l'individu, une voie d'approche dans le domaine du mental est nécessaire. C'est cela qu'on appelle sâdhanâ. Selon les mots de Mâ: « Les chercheurs de la vérité sont faits chacun d'une manière spéciale, différents des autres, et différents les uns des autres ; mais tous devront passer par le portail de la Vérité' », et « Quand on discute de croyances et de chemins, souvenez-vous : ce n'est que quand on est sur le chemin qu'on parle de chemin...» « Mais là où il n'est plus question de doctrine ni de discussion, il y a Lui à la racine, Lui qui est présent dans toutes ses formes innombrables. »
La plupart des sages qui ont atteint la Réalisation ont suivi une voie et sont alors capables de guider leurs disciples selon la voie qu'ils ont suivie, ou à la rigueur selon une voie similaire. Mais presque tous ont une méthode qui leur est propre : soit le japa, par exemple, ou bien la discrimination ou l'abandon du soi, etc. Par conséquent, seule une certaine catégorie de sâdhaka peut bénéficier de leur enseignement. Il n'en était pas ainsi avec Mâ. Étant née parfaite, elle n'avait aucune voie qui lui était propre et pouvait guider chaque individu selon sa voie d'approche personnelle. Mâ elle-même n'avait besoin d'aucune sâdhanâ.
Néanmoins, dans sa jeunesse, Mâ a joué, en quelque sorte, un jeu de sâdhanâ pendant une période de six ans. Ce n'était pas un jeu futile, mais une expérience étonnante et unique dans l'histoire des sages. Pendant cette période, Mâ était passée par d'innombrables disciplines spirituelles, de leur début jusqu'à la perfection. Certaines sont extrêmement périlleuses et demandent pour un sâdhaka ordinaire toute une vie d'efforts, et même plusieurs vies, mais pour Mâ cela s'est accompli dans une durée de temps incroyablement court. Tout cela a été accompli pour le bénéfice de l'humanité, car Mâ devint alors capable de guider n'importe quel sâdhaka, sur n'importe quelle voie. Voyons ce que Mâ elle-même disait à ce sujet : « Je dois vous dire que ce corps (Mâ) n'a pas seulement suivi une seule voie de sâdhanâ mais a parcouru tous les chemins connus.
Cela (la forme physique de Mâ) a passé par toutes les variétés de disciplines mentionnées par les sages des temps anciens. Ce corps a passé avec succès par la nâma sâdhanâ, le hatha yoga avec toutes les diverses âsana et par divers autres yoga, les uns après les autres. Afin d'atteindre un certain niveau dans une de ces voies de sâdhana, un individu ordinaire devrait renaître encore et encore. Mais dans le cas de ce corps, c'était une affaire de quelques secondes... Néanmoins, les différentes formes de sadhanâ qu'on avait vu être pratiquées par ce corps n'étaient pas destinées à ce corps, elles l'étaient pour vous tous...« Quand vous me racontez vos expériences spirituelles, je dis souvent que ce corps a eu ces expériences et c'est pourquoi il sait ce qu'elles sont. Pas seulement cela : si quelqu'un révèle à ce corps une certaine voie de sâdhanâ, il peut décrire dans les plus petits détails les différentes étapes sur cette voie. » (Extraits du journal de Shri Amulya Dutta Gupta, traduits du bengali, par l'auteur luimême, pour Vijayânanda).
Mâ pouvait donc guider n'importe quel genre de sâdhaka - néanmoins, nous avons appris qu'elle refusait de donner des instructions sur la voie du vâmâchâra (le tantrisme de la main gauche, qui utilise des pratiques sexuelles). C'est pourquoi on pouvait rencontrer dans l'entourage de Ma une variété étonnante de sâdhaka. Les sâdhaka n'étaient pas obligés de s'adapter à la voie donnée par le guru, mais elle les guidait sur la voie qui convenait le mieux au tempérament de chacun. Bien plus, elle leur donnait le pouvoir et la connaissance qui révélait le Guide intérieur qui les mènera, tôt ou tard, vers le Suprême.