Extrait
chapitre
numéro
2

Visages de Mâ

itinéraire avec Mâ Ananda Moyî, textes rassemblés et présentés par Jacques Vigne
Lyon : Ed. Terre du ciel, 1997

Chapitre II - VISAGES DE MA

MA PREMIÈRE IMPRESSION

C'est une tâche difficile que d'essayer de donner à un lecteur seulement curieux, si ce n'est indifférent, une idée de ce qui est pour vous le plus précieux, le joyau des joyaux. On doit éviter deux dangers : le premier c'est de donner libre cours à son cœur, d'écrire un compte rendu si enthousiaste, si extravagant que le lecteur a l'impression de se trouver devant un déséquilibré mental, ou au moins un trop grand sentimental, et en conséquence il parcourra l'article avec un sourire rempli de commisération et d'ironie. L'autre danger serait de s'obliger à rester complètement froid et détaché, d'écrire comme un observateur impartial. Ce serait même pire, car l'on ne peut parler d'elle, I'incarnation même de l'Amour Divin, comme si l'on traitait d'un problème scientifique. C'est pourquoi j'essaierai de contenir mon cœur, sans pour autant le réduire à un silence complet. Il n'est pas très heureux de parler de soi-même, mais tout ce que je peux faire, c'est relater l'histoire, la manière dont je suis entré en contact avec Mâ. Il est en effet impossible de la décrire objectivement : elle est différente pour chacun d'entre nous. « Je suis tout ce que vous pensez que je suis », a-t-elle dit souvent. C'était dans la soirée du 2 février 1951, aux environs de six heures, que je la vis pour la première fois dans son âshram de Bénarès. Après avoir pris « provisoirement » un remplaçant pour mon cabinet de médecin, j'ai quitté la France en quête d'un guide spirituel appartenant à ce pays qui a illuminé le monde depuis des temps immémoriaux. J'avais commencé par poser le pied sur le sol de la Ceylan bouddhiste, puis j'étais remonté sur la côte est de l'Inde, étais arrivé à Bénarès la veille. Fatigué et déçu, presque convaincu que j'avais voyagé en vain, déterminé à rentrer en France, j'avais déjà réservé une place sur le navire ‘La Marseillaise’ qui devait quitter Colombo le 21 février.
On me demande souvent quelle a été ma première impression de Ma, ce qui m'a décidé à tout quitter - famille, amis, profession et richesses - pour la suivre ; pourquoi l'ai-je effectivement suivie comme une ombre ces onze derniers mois ; pourquoi, bien que ne comprenant pas ce qu'elle disait, je passais des heures à ses pieds sans la quitter des yeux. Il est très difficile de répondre à ces questions. Non pas que le langage manque de mots, mais parce qu'un même mot n'a pas la même signification pour des personnes différentes, à moins qu'elles n'aient toutes vécu la sensation correspondant à ce mot. Ainsi, l'on peut bien, à l'aide de comparaisons, essayer de faire saisir à un petit Français ce qu'est exactement la saveur de la mangue. Même en y passant des heures, il ne s'en fera qu'une idée très vague, et aussi, selon toute probabilité, fausse. Après toutes ces réserves préliminaires, je vais maintenant faire un essai. Quelle a été alors ma première impression ?
C'était dans la soirée du 2 février, je me trouvais en face d'une femme de cinquante-cinq ans ne faisant pas son âge, toujours belle. Mais ce n'est pas à ce moment-là que j'ai remarqué sa beauté. C'est seulement plus tard que j'en ai vraiment pris conscience. Je la vois encore, fixant ses yeux sur moi, avec ce regard étrange qui paraissait embrasser toute ma destinée. Le même soir, aux environs de dix heures, elle m'accorda un entretien qui dura à peu près vingt minutes. Elle était supposée répondre à mes questions, mais je n'avais rien à demander. Je désirais simplement avoir un contact spirituel. Elle paraissait être la pensée divine incarnée. C'était elle qui posait les questions, claires, précises, allant droit au cœur des choses, soulevant exactement les points qui me touchaient, mais ces mots n'étaient qu'un jeu de surface. Durant ces vingt minutes, elle m'avait infusé quelque chose qui était destiné à durer longtemps, qui dure toujours...
Je retournai à l'hôtel Clark après avoir obtenu sa garantie de pouvoir dès le lendemain vivre dans l'âshram. J'étais dans un état étrange. Mon cœur jubilait, débordant d'exaltation et de joie. C'était l'état de celui qui vient de trouver ce à quoi il aspirait ardemment du plus profond de son cœur.
Son image ne m'a plus quitté, même la nuit, et le seul fait de penser à elle me remplissait les yeux de larmes. Qu'est-ce qui m'était arrivé exactement ? Mon sens critique, qui avait été submergé à la première vague, se réveilla le troisième ou quatrième jour : « Attention, me dit-il, tu es tombé dans les mains d'une grande magicienne. Elle t'a jeté un sort pour te réduire à l'état d'esclave soumis. » Et je commençais à être sur la défensive, à combattre son influence - plutôt faiblement je l'avoue, car comment peut-on combattre l'amour ? Il n'est pas de pouvoir au monde plus puissant que celui de l'amour. Mais quelle sorte d'amour était-ce ? Il n'était pas dirigé vers la femme. Il n'a absolument rien à voir avec l'amour qu'on peut avoir pour une femme.
Comme par une étrange alchimie, toutes mes potentialités d'affection, tout ce qu'on peut aimer et admirer dans le monde, tout cela, je l'avais transféré sur elle. Mais en même temps cet amour devint si pur, si sublimé, qu'il se fondit dans l'Absolu, qu'il intensifia grandement l'appel de ce dernier, appel que j'avais toujours ressenti. Tous les attachements du monde perdirent leurs attraits, et l'ascension spirituelle devint plus facile depuis qu'elle m'avait fait don des ailes de l'amour. En une seule et unique personne, tout ce qu'on peut aimer, admirer, respecter et adorer s'identifie avec le sad-guru, le Seigneur ; car ces onze mois passés près d'elle, m'ont donné la conviction qu'elle est le Seigneur lui-même, incarné dans le corps d'une femme.
Je pensais que cet amour (je suis obligé d'employer ce mot à défaut d'un meilleur, bien qu'il n'exprime pas exactement ce pour quoi il est mis) disparaîtrait ou tout au moins s'atténuerait avec le temps. C'est exactement le contraire qui s'est passé ; il n'a fait que s'intensifier. Il en va en effet de l'amour comme de ces anciennes cités ensevelies : plus on creuse profond, plus on trouve de merveilles qui apparaissent au grand jour.
Une chose m'a frappé dès le tout premier jour, c'est cette atmosphère de miracle dans laquelle on évolue lorsqu'on est avec Mâ. En Europe (et sans doute en Inde aussi), on conçoit par le mot « miracle » un écart, une rupture des lois de la nature, quelque chose qui nous frappe parce qu'impossible, parce qu'absurde. Mais c'est seulement là le côté objectif, grossier des choses. L'aspect subtil, subjectif est bien différent. Que m'importe qu'un certain yogi ait marché sur les eaux, ou volé dans les airs ?
Le vrai miracle, c'est quand ce dont on a besoin, ce que nous désirons avec ardeur, ou tiédeur, vient au moment même où nous en avons besoin. Et encore mieux, quand cela arrive, ce n'est pas seulement comme on le désirait, mais comme on aurait aimé le voir venir du plus profond de son cœur. Il m'a semblé avoir été guidé sur un parcours semé d'obstacles par la main de la mère la plus aimante, par une mère toute-puissante. Au fur et à mesure que vous avancez, elle ôte toutes les épines, toutes les pierres du chemin, et, si besoin, vous prend et vous fait traverser dans ses bras. Et toutes les circonstances s'ajustent et s'adaptent d'elles-mêmes avec une précision merveilleuse, sans anicroche. « Coïncidence », ai-je d'abord pensé. Mais une coïncidence qui continue à se répéter quotidiennement ne peut plus être appelée ainsi. Et tout cela se passe sans violer apparemment les lois de la nature, car le Seigneur n'a pas besoin de transgresser les lois, il est la Loi.
Devrai-je donner des exemples ? Non, car ceux qui ont vécu près d’elles, ont déjà compris. Elle est comme le Gange, c'est son contact même qui purifie. En sa présence, on s'améliore constamment, non pas par la suppression de ses fautes : la faute elle-même est sublimée et devient une aide pour chercher le Divin, et elle ne semble pas, ou ne veut pas, remarquer les côtés obscurs de l'individu. Elle ne voit que les côtés lumineux, relevés considérablement par sa grâce divine. Tous les jivanmukta (les libérés vivants) donnent dans les grandes lignes le même message ; et Mâ Ananda Moyî ne fait pas exception à cette règle. Pourtant, il est un de ses aspects qu'aucun autre sad-guru n'a présenté auparavant, à ma connaissance du moins, excepté peut-être Shri Krishna : je pense à son pouvoir pour attirer le cœur des humains. Pour certains, et c'est la grande majorité, elle est la Mère pleine d'amour et de tendresse, pour d'autres une amie et une sœur aînée, ou même leur enfant.
Pour d'autres, cependant, plus avancés spirituellement, elle est le guru ou un aspect de Dieu : Durgâ, Krishna, etc. Et ce n'est pas seulement dans l'imagination des bhakta qu'elle représente ces différents aspects, c'est son apparence physique, son comportement, sa voix qui sont de fait transformés et adaptés au rôle qu'elle souhaite jouer. Pour illustrer cela, j'aimerais mentionner un petit incident frappant dont j'ai été le témoin. C'était à l'occasion de la dernière fête de Janmâsthami, à Bénarès. On l'avait habillée comme Shri Krishna, et nous pouvions aller la voir. J'y allai avec une certaine réserve, une certaine irritation, car je n'aime pas les déguisements, mais lorsque je la vis, je compris qu'il n'était pas question de déguisement. Son visage, bien qu'encore reconnaissable, était totalement transformé. Il était resplendissant d'une divine beauté, d'un calme et d'une douceur vraiment surnaturels. Elle était devenue réellement un avec Shri Krishna.
C'est un exemple parmi mille autres. Ce contact d'amour et d'affection devient en quelque sorte l'appât qui attirera celui qui a la grande chance de la rencontrer, laissant de côté tout attachement aux choses du monde. En effet, il sera transmuté et orienté vers le Divin.
Que puis-je ajouter à son sujet ? N'ai-je pas promis de me limiter dans mes effusions ?
Peut-être aurais-je mieux fait d'imiter cet ami qui répondit lorsqu'on lui demanda d'écrire un article sur Mâ: « Tout ce que je puis dire, c'est Mâ, Mâ Mâ. » Puissent ces quelques lignes n'être pas totalement indignes d'elle. Elles n'ont d'autre but que d'être un témoignage humble de l'amour, de la vénération et de la gratitude que je lui voue.


FOI ET DOUTE

Shraddha, la foi: foi dans le guru, foi dans les Écritures, foi dans l'efficacité des pratiques spirituelles, est une qualification que chaque aspirant sur le chemin spirituel doit avoir. Pour la grande majorité des sadhaka, cette foi a son centre dans la jnâna mûrti, la forme de la Connaissance, I‘aspect physique du guru. Mais on ne doit pas faire l'erreur de prendre cette confiance pour ce qu'on appelle la « foi aveugle », cette croyance qui est basée sur les convictions des autres gens, parents, enseignants, amis... avec une résolution de ne pas l'abandonner, même si elle ne correspond pas aux faits réels ou si elle va à l'encontre d'un raisonnement sain. Mais la foi ne peut pas être fondée uniquement sur le raisonnement, sur les processus de l'intellect.
Buddhi, I'intelligence, est le créateur de tout notre monde mental ; ses créations ont pour base l'illusion et sont susceptibles de s'effondrer comme une maison bâtie sur les sables. Il n'y a pas de doute que la foi, venant d'une perception directe, est seule réelle, mais, bien sûr, loin au-delà des possibilités du sâdhaka. La foi que nous avons dans le guru, en Mâ, a commencé pour la plupart d'entre nous par quelque expérience intuitive qui nous a révélé en elle le surnaturel. Cette expérience est habituellement le point de départ, la graine de « l'arbre de la foi ».
Dans quelques cas, la première expérience est si bouleversante qu'elle assure immédiatement une conviction intuitive ferme, et les processus du doute dans l'esprit seront tout à fait impuissants contre elle. Pour d'autres, cette expérience, bien qu'ayant donné une forte impulsion à l'esprit, n'a pas réduit au silence le processus du doute, ni l'attitude critique.
Pour une troisième catégorie d'aspirants, le premier contact avec Mâ n'a rien de spectaculaire, mais éveille simplement l'intérêt pour obtenir de plus amples informations. De telles personnes ont besoin d'un temps très long, parfois des années, pour que leur foi mûrisse.
Néanmoins, elle pénètre l'esprit lentement mais sûrement. En fait, quelle que soit l'approche, il y a trois éléments qui doivent se combiner pour que le sâdhaka ordinaire puisse être établi en shraddhâ. Le premier, le plus important, est l'expérience intuitive. Quels que soient son type et son intensité, elle est basée sur la reconnaissance de notre réelle nature, reflétée par l'aspect physique de Mâ. En général, elle est transitoire, kshanik, comme un clin d'œil, et ne peut être exprimée sur le plan discursif de l'esprit.
Parfois, elle peut même être oubliée, mais du fait que sa source réside dans l'éternel, elle ne peut jamais être effacée et reste très puissante dans les profondeurs de l'inconscient. Le second élément provient de notre nature émotionnelle qui essaie de traduire l'expérience inexprimable et unique en termes d'expériences passées. C'est pourquoi l'intuition du réel donne lieu à l'attachement que nous avons pour Mâ, comme pour une mère, un guru, etc.
Troisièmement, l'esprit discursif produit l'élément qui sera le ciment dans cette construction de notre foi, car nous ne pouvons accepter en définitive que ce qui est raisonnable, ce qui a été pensé à fond et n'est pas contraire à ce que nous avons entendu ou appris de nos aînés ou de notre expérience personnelle. Toute chose, dans cet univers manifesté, se meut sous l'influence des dvandva, les couples d'opposés, et des trois gûna, les trois qualités de la nature. En d'autres termes, la croissance de la foi est sujette à des fluctuations qui dépendent de celui des trois gûna qui est prédominant à un moment donné. C'est pourquoi le doute, le contraire de la foi, s'élève automatiquement et met à l'épreuve notre foi pour savoir si elle est construite sur des fondations inébranlables. Si ce n'est pas le cas, elle s'effondrera ; mais si elle est sincère, elle tiendra bon contre vent et marée et se sortira de difficultés encore plus fortes.

Des extraits d'un journal - tenu en 1951-1952, après mon premier darshan de Mâ, en février 1951 - peuvent, me semble-t-il, servir d'illustration, parmi mille autres, à la manière dont notre foi en Mâ s'éveille et doit passer à travers les tempêtes sévères, les feux croisés du doute pour émerger, enfin victorieuse. Ce journal a été écrit spontanément, comme on s'entretient avec son propre soi quand on est certain que personne d'autre ne sera témoin de nos effusions.

Pondichéry, 22 janvier 1951 J'ai décidé de partir de l'âshram mardi matin, et de voyager par Calcutta, Bénarès, Almora, Rishikesh, Agra, Delhi, Bombay, Kanhangad et Madras, jusqu'à Colombo. (Il n'y avait pas d'idées préconçues à l'égard de Mâ Ananda Moyî.)

Bénarès, 21 juillet 1951 Parfois un doute terrible me prend la meilleure part de moi-même. Cet amour immense est-il en réalité si différent de l'amour que l'on éprouve pour une femme ? Bien sûr, il n'y a pas là de place pour des pensées troubles. C'est un amour absolument pur, mais, pourtant, toujours personnel et limité. Néanmoins, parfois, comme un parfum émanant de son flacon, il semble envahir tous les êtres et se fondre dans la quête de l'Absolu... Combien j'ai dévié des résolutions fermes de ma vie d'avant qui avaient représenté jusqu'ici mes règles fondamentales de conduite : liberté absolue en soi-même, être son propre refuge, sa propre loi'... Cette liberté, je l'ai perdue. Je suis devenu disciple, peut-être du plus merveilleux des gurus, mais disciple quand même. Parfois, une nostalgie des montagnes m'envahit à nouveau et j'ai envie de gagner un endroit solitaire dans les Himalayas et de concentrer mon esprit sur l'Absolu pur à l'exclusion de toute autre chose.
Lorsque je suis venu en Inde, je suivais la voie du bouddhisme Theravâda qui insiste beaucoup sur le fait de se suffire à soi-même et qui n'admet pas la nécessité d'un guru. Mais à certains autres moments, la certitude d'être sur le bon chemin est si forte qu'aucune question ne peut se poser. Quand même, l'esprit a différents états et j'ai décidé de les noter par écrit afin d'être plus clair vis-à-vis de moi-même. (Il y a ici un bon exemple de l'alternance du doute et de la foi selon les fluctuations des trois gûna. Quand sattva est dominant, il est évident qu'on est sur le bon chemin et le fait de se poser des questions semble une absurdité. Quand rajas l'emporte, l'ego relève la tête et se lamente sur sa liberté perdue. Quand tamas prévaut, on doute du degré de pureté de son amour pour le guru.)

Bhagalpur, 29 juillet 1951 Mon amour et ma vénération pour Mâ sont si grands que je voudrais qu'elle soit comme un diamant parfait qui, examiné sous tous les angles à travers un verre grossissant, ne montre pas le moindre défaut. Mais qui suis-je pour oser juger ce géant de la spiritualité ? Il n'y a qu'un jîvanmukta qui puisse juger un autre jîvanmukta; et, hélas, j'en suis bien loin... Un jour que j'étais paralysé par le doute, Ma dit simplement en réponse à quelqu'un d'autre (moi-même je ne lui avais pas exprimé mes doutes, ni ne lui avais posé aucune question) qu'il était impossible à un shishya (disciple) de juger son guru, de même qu'un étudiant n'est pas capable de juger le savoir de son professeur. Je suis sûr qu'elle a raison. Hazaribogh, ler août 1951 (Parfois, le guru, pour éprouver nos progrès, provoque des circonstances qui ébranlent violemment notre esprit jusque dans ses fondations. Ces lignes ont été écrites à la fin de la tempête.)Je me mets à penser que c'est elle qui a voulu et créé l'ensemble de cette tempête intérieure, comme le grand magicien qu'elle est certainement. L'ego a des moyens subtils pour récupérer les commandes qu'on lui a retirées. Seul le guru peut vous libérer des griffes de ce tigre féroce qu'est le sens du moi.

Bénarès, 13 août 1951 (De nouveau, les nuages de tamas ont obscurci l'horizon.) J'ai écrit. Je suis de plus en plus résolu à m'en aller. En fait, je suis comme un pèlerin dans la montagne, qui se retrouve tout à coup enveloppé d'un brouillard épais. Je ne sais plus si je suis sur le bon chemin ou si je vais être précipité dans l'abîme. Cette voie est réellement aussi dangereuse que la lame d'un rasoir. Bénarès, 14 août 1951 Le doute est quelque chose de terrible. Il s'est déchaîné en moi depuis trois semaines environ, un temps très long. Si je ne peux pas regagner mon assurance, il vaudra mieux que je m'en aille...

Bénarès, 17 août 1951 La crise n'est pas complètement finie. En fait, de quoi s'agit-il exactement ? Des incidents fréquemment répétés me font douter que Ma soit réellement, comme je le croyais, mon guru, quelqu'un qui vous est plus proche que votre propre cœur. Hélas ! Où se sont envolés l'abandon complet et la foi absolue qui me possédaient il y a un mois seulement ?

Bénarès, 25 août 1951 La crise du doute a entièrement disparu comme par enchantement sans que soit survenu aucun événement spécial. Car, en réalité, il y a quelque chose qui en arrivant - et cela arrive très souvent - ne laisse la place à aucun doute ni discussion. Cela a l'évidence indiscutable de ce que l'on expérimente par perception directe. Ce dont je parle ici est difficile à définir, et en fait, indéfinissable. (Le gûna a changé ; sattva a chassé tamas avec toutes ses brumes et toutes ses obscurités.)

Vindyachal, 22 octobre 1951 De nouveau, le doute m'assaille... Cette corde en laquelle j'avais pleinement confiance, avec laquelle j'allais me lancer pour traverser l'abîme, il va falloir que je teste sa solidité, la tirer de plus en plus pour voir si elle craque ; et si elle craque, je me serai tiré d'un grand danger. Si le lien qui m'attache à Mâ est celui qui lie guru et disciple, il est indestructible et résistera à toutes les attaques, tempêtes et cyclones... « Car l'on ne peut pas être séparé de son propre Soi... »

Bénarès, 30 octobre 1951 Lorsque le doute apparaît, signifie une chute, une descente au plan de la pensée discursive. Si je garde toujours ma conscience dans le présent, le doute ne pourra pas survenir.

Rajgir, 18 décembre 1951 (De nouveau tamas...) Je viens de relire ce que j'ai écrit le 22 octobre. J'aurais pu l'écrire aujourd'hui, car cela dépeint exactement mon état d'esprit présent. Tout cela est très difficile à comprendre. Je me déplace comme un aveugle qui bute dans le noir, avec toujours le risque de tomber.

Rajgir ; 25 décembre 1951 Chaque fois que la tension me semble trop grande et que je vais devoir quitter Mâ, les choses se remettent en place, d'une manière ou d'une autre, comme par enchantement.(le changement des gûna qui, pendant un temps, gouverne l'esprit peut changer complètement ce dernier. À chaque changement, des aspects totalement différents de la personnalité viennent à la surface.)

Rajgir, 27 décembre 195I L'amour de Mâ n'est-il pas la Grâce Divine pure et rien que cela ? C'est un bien rare à gagner que cette grâce ; on ne peut la cueillir comme un fruit dans un arbre, on doit la mériter. Une fois qu'on l'a reçue, on doit apprendre comment la conserver, l'entretenir et la surveiller comme un joyau précieux, car elle peut être facilement perdue, dérobée par le démon du doute dans un moment d'inadvertance. Un simple regard en arrière, vers le profane, la fait s'envoler comme un oiseau apeuré.

Puri, 26 janvier 1952 Quand je relis mon journal, je m'aperçois qu'il donne l'impression que je doute de Mâ la plupart du temps et que je suis toujours sur le point de la quitter. Mais, en fait, le doute ne survient que bien rarement, comme une exception pour ainsi dire - la règle étant des périodes de foi et d'amour intenses. Mais durant ces périodes de bonheur profond, je n'éprouve pas le besoin d'écrire ; je n'écris d'habitude que lorsque je suis rempli de doutes, abattu et déprimé.

Anandakashi, 20 avril 1952 Lorsque je relis ces notes, je me demande comment il a été possible que j'ai été autant aveuglé par la stupidité...

Anandashram, 14 octobre 1952 J'ai maintenant la certitude que le lien qui m'unit à elle ne pourra jamais être rompu, comme on ne peut pas rompre la parenté physique qui vous unit à une mère. Car elle est ma mère spirituelle ; c'est elle qui m'a fait naître ce nouveau monde. Et ce lien est plus fort que n'importe quelle parenté physique.

Vers 1952 (date incertaine) Puis-je, quand l'aveuglement et la stupidité m'obscurciront à nouveau, relire ces lignes et me souvenir.


LE JEU DE LA COMPASSION DE MA

Nous avons souvent entendu Mâ dire qu'elle ne va nulle part ; et pourtant, nous la voyons voyager d'un endroit à l'autre. Elle pénètre tout, et elle est donc partout, à tout instant. Son corps, ses mouvements n'ont de signification que pour nous. Mâ nous a assuré qu'elle ne nous quitterait jamais, quel que soit le lieu où nous allions, quelle que soit l'activité à laquelle nous nous livrions, car elle est la Conscience Divine qui pénètre tout, pour laquelle il n'y a de limitation ni d'espace ni de temps, pour laquelle le mot « impossible » n'a pas de signification. Néanmoins, pour la plupart d'entre nous, cette connaissance reste au niveau des mots. Beaucoup répètent cela simplement parce qu'ils l'ont entendu. Mais ceux qui, pendant une longue période, ont vécu sous la direction de Mâ, ont expérimenté la bénédiction de sa présence de diverses façons et comprennent que sa grâce et son amour divin sont identiques, que nous soyons physiquement éloignés ou proches d'elle. Mais notre esprit est comme un enfant stupide auquel on doit redire sans cesse sa leçon, parce qu'il continue à l'oublier, jusqu'à ce que le clou soit rentré dans la tête. A certains moments, il se passe quelque chose qui fait profondément pénétrer dans nos esprits peu intelligents le fait que la Mère est toujours avec nous, qu'elle siège dans notre propre cœur, nous guidant constamment, levant les obstacles et nous sauvant des dangers.

C'est cela que je veux développer maintenant à propos de deux incidents.

1
En 1954, les fêtes de l'anniversaire de Mâ eurent lieu à l'âshram d'Almora. Je résidais alors à l'âshram de Vârânasî et c'est de là que j'allai à Almora pour assister aux cérémonies. Depuis trois ans déjà, j'avais la chance de vivre sous la direction immédiate de Mâ. Pendant la première moitié de cette période, j'avais voyagé constamment avec elle, I'accompagnant partout où elle allait. La quitter, ne serait-ce que pour un seul jour, était pour moi une source de souffrances insupportables. C'est la manière dont Mâ nous attire d'abord vers sa présence physique, afin de sevrer nos esprits de tout attachement au monde. L'amour pour Mâ purifie l'esprit et le cœur, il éveille et développe considérablement notre aspiration vers le Divin.
Ce qui ne peut être réussi que par de longues années de lutte, de pratique du prânâyâma, du japa, de recherche du Soi est accompli en peu de temps, pour ainsi dire sans effort, par un amour pur et intense pour Mâ. En fait, un amour pur, intense et désintéressé pour Mâ est en soi une puissante sâdhana. Cet amour doit être étendu progressivement à la présence qui pénètre tout. C'est ainsi que Mâ nous mène par paliers successifs.
Certains tempéraments peuvent, en fait, sentir Mâ plus proche lorsqu'ils sont à distance d'elle. Cela peut sembler paradoxal, mais peut être expliqué ainsi : lorsque nous sommes physiquement avec Mâ, sa douceur, sa gentillesse, sa simplicité enfantine peuvent nous faire oublier parfois sa divinité. Lorsque nous sommes éloignés, si l'esprit est capable de s'élever au-dessus des aspects physiques, nous avons peut-être plus de chance de saisir « Cela » qui demeure dans le cœur.

Mais il me faut reprendre le fil de mon histoire.
Pendant la seconde moitié des trois ans que j'ai passés à voyager avec Mâ, je ne pouvais supporter de rester sans elle pour de courts intervalles. Jamais, autant qu'il m'en souvienne, je ne suis resté sans son darshan pour plus d'un mois. Lorsque je suis arrivé à Almora pour les célébrations de l'anniversaire, le désir de la présence physique de Mâ était revenu, plus fort que jamais. L'amour infini du guru est tout à fait différent de ce que l'on appelle d'habitude « amour ». L'amour réel ne connaît pas de faiblesse. Il peut même paraître parfois dur, sans pitié. Le grand enfant était attaché aux jouets du bébé et la Mère savait sans aucun doute qu'il était temps pour lui de se débarrasser des habitudes du petit enfant.
L'habileté de Mâ à saisir le moment psychologique juste est bien connue. À un tel instant, elle me fit promettre de rester à l'âshram d'Almora pour une année complète, sans voyager nulle part ailleurs. Une année entière sans voir Mâ, cela me semblait une éternité. Auparavant, même après quinze jours de séparation, je comptais les jours et attendais son retour. Mâ resta cet été plus de deux mois à Almora.
Pendant son séjour, de nombreuses améliorations furent apportées à l'âshram, mais bien trop tôt arriva le jour fatal du départ de Mâ. Je me tenais sur le bord de la route, regardant sa voiture prête à partir. Je ne pouvais imaginer que Mâ, connaissant mon état d'esprit, puisse me laisser en arrière pour une période si longue. Avant de partir, elle m'appela, me donna sa bénédiction et prononça quelques mots gentils de consolation. La voiture descendait la route de Katgodam et je la suivis des yeux jusqu'à ce qu'elle eût disparu. Toutes sortes d'idées puériles me traversèrent l'esprit. Je pensai qu'il ne s'agissait que d'une épreuve à laquelle me soumettait Mâ, qu'elle renverrait bientôt quelqu'un pour me dire de la rejoindre, mais le temps passa et personne ne vint. Mon esprit était envahi par la tristesse comme les cieux par les nuages. Je me sentais abattu, déprimé, désespéré. Bien sûr, je n'étais pas obligé de continuer à rester là - je n'ai jamais vu Mâ forcer la main à qui que ce soit. J'aurais pu la suivre facilement dans la plaine, elle aurait probablement résolu la question en riant, comme c'était en fait arrivé précédemment, et aurait attendu une meilleure occasion de me faire rester en solitude. Mais cette fois j'avais donné ma parole et, de plus, dans l'intervalle, mon esprit avait mûri et je comprenais la nécessité pour moi de pratiquer la sâdhanâ et de mener une vie de solitude. Ainsi, j'essayais de distraire mes pensées de leur fixation douloureuse et je restais continûment engagé dans un travail ou un autre. Durant le séjour de Mâ à Almora, j'avais occupé provisoirement une chambre près du réservoir du temple de Patal Devî car toutes les chambres de l'âshram étaient occupées. Maintenant, je devais aller m'installer là-bas.
Je me mis donc à ranger et emballer mes affaires, mais le chagrin ne me quittait pas. Je montai lentement le sentier étroit qui menait vers l'âshram. Le ciel était d'un bleu immaculé, I'air frais et léger. Dans les plaines, me disais-je, il doit y avoir une chaleur écrasante, une atmosphère saturée d'humidité. Ici, à Almora, il y a le calme silence des montagnes himalayennes dans leur beauté sublime. Dans les plaines, j'aurais été plongé dans le tohu-bohu des villes. Voyager avec Mâ signifie avoir à supporter toutes sortes de difficultés pratiques. Ici, j'avais tout ce qu'il me fallait, comme si j'étais chez moi. Mais à quoi bon le beau spectacle, le climat frais et aéré, le confort matériel et tout le reste, quand il vous manque le bonheur principal, c'est-à-dire celui que je trouvais dans la présence de Mâ, et qui ne dépendait d'aucun facteur environnant. Les yeux brouillés de larmes, je regardais la superbe chaîne de montagnes. Tout d'un coup, quelque chose d'extraordinaire arriva. Mon être entier fut inondé de joie. Mâ était ici ! Mâ était ici, présente devant moi ! Pourtant, pas dans sa forme physique...
Mais comment décrire ce qui ne peut être rendu par les mots ?
Il n'y avait pas de forme, pourtant je pouvais voir clairement ses longs cheveux noirs qui flottaient sur les crêtes de montagne. Il n'y avait pas de visage, mais je pouvais percevoir son sourire divinement doux qui remplissait mon cœur d'une joie et d'une paix inexprimables. J'étais là, figé sur les lieux, comme un petit enfant, regardant avec crainte et émerveillement ses traits majestueux. Elle était à la fois au dehors et au dedans de moi. Vraiment, elle était ma force vitale, mon prâna qui avait pris une forme.
On ne pouvait entendre aucun son, mais, dans les profondeurs de mon cœur, je compris le sens de son silence. Il me disait : « Pourquoi te lamentes-tu, insensé ? Je ne suis pas partie loin de toi ; je suis toujours avec toi, présente à tout jamais dans ton cœur ; je suis ton Soi réel ». Cette expérience ne dura que quelques minutes, mais elle a suffi à disperser les nuages qui me plongeaient dans un état misérable, à chasser les brumes épaisses qui avaient obscurci ma compréhension.

2
Ce n'est pas seulement en période de désarroi que Mâ est présente. Elle est toujours attentive, même en ce qui concerne les petits détails de la vie quotidienne. Ce qui suit est un exemple de la manière dont parfois nous sommes rendus conscients de ce fait. Cela s'est passé à l'âshram de Vârânasî.
A l'époque de mon histoire, des fissures menaçantes étaient déjà apparues dans le hall, sous la terrasse qui s'avançait vers le Gange. On ne pouvait plus utiliser le hall pour les assemblées et on interdisait aux visiteurs de descendre les escaliers. Seul un petit nombre de résidents occupaient quelques pièces sur le côté. Il se trouvait que j'étais l'un des privilégiés. Je dis « privilégié », car j'avais la chance de vivre dans la solitude, au milieu de cet âshram plein de monde. Ma chambre, qui donnait sur le Gange, était près d'Anandamoyî Ghât. Dans le silence de la nuit, je m'asseyais souvent dans le hall, près de la fenêtre ouvrant sur la rivière. Près de l'âshram, en haut du ghât, il y a un petit temple consacré à Ganesh.
Chaque année, la communauté de pêcheurs qui vit dans le voisinage organise une cérémonie qui se poursuit pendant cinq jours. Pour cette occasion, on érige une plateforme surélevée sur le ghât. On y installe une grande tente avec de belles décorations.
Chaque soir, après la journée de travail, les fidèles s'assemblent sous cette tente (pandal) et y chantent des kîrtan ou y récitent les Écritures jusque tard dans la nuit. Pendant l'une de ces nuits, j'étais assis comme d'habitude dans le hall qui surplombait la rivière. Ma n'était pas à Vârânasî à ce moment-là. Je pouvais entendre distinctement tout ce qu'on disait ou chantait aux cérémonies sur le ghât; souvent, les sâdhaka qui sont continûment engagés dans des pratiques spirituelles deviennent très sensibles aux bruits et aux vibrations qui les environnent. Mais dans ce cas, le vacarme de la cérémonie ne me dérangeait absolument pas, aussi longtemps qu'il restait de nature religieuse. Au contraire, j'étais heureux et j'appréciais le nâma-kîrtan et les bhajan, mais toute autre sorte de sons ou bruits me dérangeait, parfois considérablement.
Cette nuit-là, je pouvais remarquer que l'ambiance sur la plate-forme changeait petit à petit.
Je n'étais pas capable de comprendre les paroles des chants, mais les intonations et les rires de l'auditoire me donnaient l'impression que la célébration avait glissé vers quelque chose de plus séculier. Peut-être que cela ne faisait de mal à personne et que mon impression était erronée, mais cette nuit-là j'étais particulièrement sensible et me sentais très mal à l'aise. Dans un élan de prière, je me dis mentalement : « Dans la ville sainte de Kâshî, sur les rives du Gange, près de l'âshram de Ma Ananda Moyî, se laisser aller à chanter si vulgairement ! Ils devraient au moins chanter le mahâ-mantra ! » Aussitôt que cette prière prit forme dans mon esprit, j'entendis un son puissant - je peux même dire que je « vis » le son. C'est un fait bien connu que son et forme sont intimement reliés. Il y a un niveau de perception où les deux se mêlent. Le son que j'ai entendu ne provenait pas d'une voix humaine, il avait une personnalité vivante qui lui était propre. Il vint comme une grande vague de la terrasse de l'âshram, se répandit dans le hall et finalement enveloppa la plate-forme d'en bas où la cérémonie se poursuivait. Bien que la vague n'ait pas de forme définie, j'ai senti qu'elle était en quelque sorte reliée à la présence physique de Mâ. La vague de son prononça une fois seulement « Hari Bol » (ce qui veut dire : « Répète le Nom du Seigneur »), mais pas dans le ton avec lequel Mâ chante d'habitude ces mots. Ici, la voix était puissante et stricte, comme un reproche ou un commandement sévère. Aussitôt que la vague s'engouffra sur la plate-forme, instantanément, I'assistance s'arrêta de chanter. Un silence absolu régna pendant quelques minutes. Puis, sans transition aucune, ils se mirent à chanter : « Haré Ram, Haré Ram, Ram, Ram, Haré, Haré », qui est le second vers du mahâ-mantra. Ils continuèrent ainsi pendant quelque temps, sans chanter le premier vers : « Haré Krishna... » Puis, plus tard, ils chantèrent « Sîtârâm, Sîtârâm » et, autant qu'il m'en souvienne, tout le reste de la nuit fut consacré à chanter le nâma-kîrtan. Ma prière était puérile et ne méritait guère une réponse aussi surnaturelle. Mais il s'agissait très probablement d'un de ces instants psychologiques, un instant de conjonction pendant lequel la leçon, si fréquemment oubliée, pouvait marquer profondément l'esprit de l'enfant évoqué ci-dessus.


L'ASPECT PHYSIQUE DE MA

Le pouvoir inscrutable que nous appelons Shrî Mâ Ananda Moyî se manifeste lui-même à travers un aspect physique qui n'en est qu'une petite partie, et sans doute pas la plus importante, Mâ a dit à maintes reprises qu'elle est omniprésente, qu'elle ne va ni ne vient jamais nulle part, qu'elle n'est 17 jamais née, etc. Ainsi, il est évident qu'elle n'est pas son corps physique, et celui-ci me semble n'être qu'un instrument constituant un lien entre nous-mêmes et le pouvoir divin. Certaines personnes peuvent demander quelle est l'utilité d'une adjonction aussi ‘restreignante’ que le corps physique, si le pouvoir de Mâ est omniprésent, au-delà de l'espace et du temps, et prêt à vous secourir, comme bien des gens l'ont expérimenté, que vous soyez à proximité ou à distance, quel que soit l'éloignement. En outre, I‘attachement qu'un si grand nombre ressentait pour la présence physique de Mâ ne serait-il pas trompeur, une sorte de moha (attachement) ?

Avant tout, il me faut répondre que ceux qui sont libres de toutes sortes d'attachements, qui sont nirmoha, sont en fait des sages réalisés. Pour tous les autres, I'attachement à un être comme Mâ est l'attachement le plus élevé possible sur cette terre, et consumera en son temps toutes les autres sortes de moha. « Grâce au moha pour ce corps (c'est-à-dire elle-même), toutes les autres sortes d'attachements s'évanouiront », ai-je entendu Mâ dire un jour (lorsque je cite les paroles de la Mère, je ne donne le sens que dans la mesure où je m'en souviens et j'ai été capable de comprendre, et non pas ses mots exactement.) Il faut dire maintenant qu'une incarnation divine est d'une utilité formidable pour tous les êtres incarnés.
Cette aide se manifeste de bien des façons, et je n'écrirai que sur certaines d'entre elles que j'ai pu entrevoir de mon point de vue limité. Je n'ai pas l'intention de parler ici de son rôle principal, qui est évident pour tous, c'est-à-dire ses paroles qui donnent une lumière décisive sur les sujets spirituels, sa direction, ses conseils précieux aux sâdhaka, ni de son action en tant que guru qui ne dépend pas de sa forme physique. Je me limiterai à certains autres aspects moins apparents, bien que très importants. Dans le royaume de l'ahamkâra, de l'ego, où nous vivons pour la plupart d'entre nous, il n'y a pas d'amour réel. Dans ce que connaît l'ahamkara, ce qu'il y a de plus proche est moha, l'attachement. L'amour réel présupposerait la dissolution, la fin de l'ego.
Or la racine de toutes ses actions est l'instinct de conservation, toutes ses pensées tournant autour de la protection du corps et de son bienêtre. Pour se libérer des griffes de cet ego, il faut d'abord résister à ses tendances et dans ce but cultiver les qualités pures, le daïvî-sampa.

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Nous avons tous lu sur satya (véracité), ahimsâ (non-violence) dans les livres et écouté nombre de discours et de bons conseils à ce sujet, mais voir pour de bon ces qualités en un être vivant qui les exprime dans les détails de sa vie quotidienne est sûrement une toute autre chose. À travers la forme physique de Mâ, toutes ces qualités resplendissent avec l'éclat de la perfection. S'il n'en était pas ainsi, pourquoi attirerait-elle tant de gens ? Comme il est rare de rencontrer quelqu'un qui soit complètement libre de toutes les sortes de peurs ! Mais abhaya n'est en réalité possible que lorsqu'on ne perçoit plus rien comme différent de son propre Soi. Les dieux eux-mêmes sont soumis à la peur, et les Upanishad disent, par exemple, que c'est par la peur qu'Agni brûle. Depuis que j'ai eu la chance de vivre sous la direction de la Mère, je n'ai jamais pu déceler sur ses traits la moindre trace de peur. Quelle joie d'admirer l'expression d'un tel visage ! Ahimsâ, le fait de ne porter atteinte à aucun être vivant, est plus commun.
Mâ nous montre par son propre exemple comment cela peut être pratiqué à la perfection dans la vie quotidienne. Ne tuer aucun être vivant est un devoir qui va de soi pour un sâdhaka, mais ne faire de mal à personne, que ce soit par parole, par action ou par omission, même en pensée ou par sa simple présence, c'est certainement beaucoup plus difficile. A d'innombrables occasions, nous avons pu observer la délicatesse avec laquelle Mâ se comportait afin d'éviter de causer le moindre tort, la moindre offense à travers sa propre personne ou à travers celle d'un fidèle. Je me souviens avoir vu un jour à Solan que Mâ changeait le trajet habituel de sa promenade du soir pour éviter de déranger un chien couché sur son passage.
Un jour, un assistant qui avait chassé le chien se fit réprimander : « Pourquoi le chasses-tu ? » dit la Mère, « il profite de la terre qui est fraîche ». À plusieurs occasions, des brahmachârin qui avaient battu ou même tenté de battre un chien se virent demander par Mâ de faire pranâm à l'animal, afin d'implorer le pardon du Seigneur qui demeure dans le chien. Satya, la véracité, signifie, d'après ce que j'ai entendu dire par Mâ, ne prononcer aucun mensonge, que ce soit par des paroles, des signes ou par omission. Elle ajouta que si l'on pouvait pratiquer une telle véracité pendant une période de douze ans, tout ce que l'on viendrait à dire alors se réaliserait. Mâ met beaucoup l'accent sur l'importance qu'il y a à dire la vérité en toute circonstance.
Il va sans dire qu'elle-même nous donne un exemple vivant de la manière dont satya peut être poussé jusqu'à la perfection suprême.
En dehors de son pouvoir tout-puissant, cette vertu seule suffirait à faire en sorte que toutes ses paroles se vérifient. En ce qui concerne akrodha, I'absence de colère, il n'y a sûrement pas besoin de préciser que Mâ ne se met jamais en colère, et on ne peut même déceler chez elle le moindre signe d'irritation ou d'impatience. Mâ est en contact avec des centaines, des milliers de gens de toute sorte, par le tempérament ou le milieu social. Il arrive naturellement de temps en temps que certaines personnes se conduisent d'une manière qui manque de courtoisie, ou disent des mots surprenants à entendre en présence d'un être si grand. Mais plus la conduite de ces gens est fruste, plus le sourire de la Mère est radieux et plus elle répond avec gentillesse et amour. Elle donne souvent à ses agresseurs une plus grande attention qu'aux autres gens.
C'est comme si elle agissait comme un bon médecin, qui prend plus soin des patients gravement malades que de ceux qui n'ont qu'une petite toux ou un simple rhume. Chacun sait que Mâ ne fait pas de discours ou de conférences, mais qu'elle répond à des questions qu'on lui pose sur des sujets spirituels.
La plupart des gens écoutent avec une fascination attentive les paroles de Divine Sagesse qui sortent de ses lèvres, mais parfois des personnes se laissent aller à leur besoin de parler et interrompent les propos de la Mère par des remarques de leur cru ou des questions stupides. Non seulement Mâ ne les repousse pas, mais elle ne montre jamais le moindre signe d'impatience. Elle abrège généralement ses propres explications et, après avoir écouté avec intérêt et un sourire plein d'amour les paroles du benêt qui l'a interrompue, elle tente de clarifier ses doutes avec un amour et une patience infinie, que l'on ne trouve sûrement pas chez d'autres êtres humains qui enseignent.
Que dire de plus sur les qualités divines qui se révèlent à travers la forme physique de la Mère, cette incarnation de Sagesse et d'Amour « pure comme le soleil » ? Si je continue, je ne finirai jamais d'écrire. . .

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Le chemin de la sâdhanâ n'est vraiment pas facile, il est « comme la lame de rasoir » disent les sages. La difficulté principale réside dans le fait que la bonne voie est difficile à trouver et encore beaucoup plus à garder, tandis que les vues fausses ou les demi-vérités séduisent souvent plus aisément. Il arrive bien sûr fréquemment que l'esprit du sâdhaka s'égare. Il va de soi qu'il lui est toujours possible de demander l'avis de Mâ, mais bien des fois il n'a pas pris conscience du fait qu'il est parti dans la mauvaise direction.
Il y a beaucoup de choses qu'on ne peut exprimer avec des mots, mais la présence physique de Mâ a une qualité spéciale.
Les ombres de la nuit ne persistent pas devant le soleil levant, et par sa simple présence, bien des gens ont vu leurs problèmes psychiques résolus. La personne abattue reprend confiance en elle ; celle qui a peur sent son courage renouvelé pour faire face dans la bataille ; une autre, qui avait eu l'esprit souillé par son attachement au monde, est purifiée comme après un bain dans le Gange divin ; quelqu'un d'autre, qui stagnait par manque d'énergie, sent l'impulsion d'un accroissement de pouvoir qui ne peut avoir une cause naturelle ; parfois, un obstacle sur la voie fond comme neige au soleil. Ce qui était retors devient droit, la confusion est éclaircie, les impuretés sont nettoyées. Tel est le pouvoir qu'irradiait sa présence physique.

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Le résultat de nos actions, notre karma-phala, se met parfois en travers et bloque la voie vers des progrès ultérieurs, ou, si la route n'est pas complètement barrée, le progrès se ralentit énormément comme la charrette qui avance avec grande difficulté en raison de l'excès de poids. A certains moments, nous pouvons surmonter les obstacles karmiques par nos propres efforts, mais souvent la tâche est trop ardue et notre sort peut être de stagner ou même de chuter si la grâce divine de Mâ n'intervient pas. La forme physique de Mâ n'a pas vu le jour à cause d'un prârabdha karma, comme nous l'avons dit cidessus. Elle est capable, si elle le souhaite, d'utiliser son corps dans le but d'absorber une partie du karma des autres.
La fatalité du karma ne réside pas en totalité dans les circonstances favorables ou défavorables auxquelles nous sommes soumis. En toute circonstance, il y a un noyau central qui consiste dans les variations de la vibration pranique et qui se manifeste fondamentalement en tant que plaisir ou souffrance. Les conditions extérieures et nos réactions mentales, c'est-à-dire l'ensemble des noms et des formes (nâma-rûpa), sont illusoires et dépendent essentiellement de notre croyance en leur réalité.
Celui qui le sait et en est maître, peut réduire au minimum les effets karmiques, c'est-à dire à quelque maladie physique ou pranique temporaire. Nous ne sommes bien sûr pas capables de faire cela, mais Mâ le peut, et bien au-delà de ce que nous pouvons imaginer. Elle n'en fait pas tout un problème, comme cela nous arrive d'habitude, le nâma-rapa étant réduit ou traduit, selon le cas, en un trouble du corps subtil, ou bien, si le karma est lourd, en une indisposition ou maladie physique. C'était, me semble-t-il, la raison principale des maladies de la Mère de temps à autre. Je suis sûr que, lorsque nous nous conduisions ou pensions d'une manière indigne, la réaction s'en ressentait sur la santé de Mâ.

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Un sâdhaka, s'il désire réussir, doit devenir libre de tous les attachements humains (nishanga). L'attachement que nous avons pour notre famille ou nos amis doit être remplacé par une sympathie égale pour tous les êtres vivants. À première vue, cela paraît très facile, mais nous prenons vite conscience du pouvoir de la partie émotionnelle de notre personnalité et de la profondeur de ses racines dans notre subconscient.
En fait, la nature émotionnelle n'a pas à être détruite, mais doit être dirigée d'une manière correcte, et elle devient alors une aide pour notre ascension spirituelle. Comprendre que ce besoin émotionnel n'est autre que notre aspiration à revenir vers notre état naturel, vers notre réelle nature, c'est sûrement la forme la plus haute de bhakti. Mais rares sont ceux qui peuvent soutenir cette attitude d'esprit, la plupart des sâdhaka ayant besoin d'un objet extérieur de dévotion, c'est-à-dire un nom et une forme comme symbole de l'Éternel. L'ishta-devatâ (divinité d'élection) et le guru sont bien sûr d'excellents objets de dévotion. Un grand nombre de fidèles de Ma la regardent comme l'incarnation de leur ishta ou comme leur guru, et lui rendent un culte dans cet esprit. Les occidentaux et les esprits occidentalisés ont une grande réticence à tolérer le culte d'un sage ou d'un saint vivant.
La raison en est, me semble-t-il, un manque de compréhension du mot « dévotion ». Dans presque toutes les religions occidentales, Dieu est adoré comme l'être parfait, différent pour l'éternité de l'âme individuelle. L'attitude du fidèle est bien sûr celle de l'amour, mais aussi d'une vénération mêlée plus ou moins de crainte. Par contre, en Inde, c'est tout à fait différent. Presque toutes les écoles orthodoxes considèrent que l'âme individuelle est de la même nature que Dieu. Même les dualistes les plus convaincus admettent que Dieu, I'antaryâmin (maître intérieur) réside en tous les êtres, qu'il est plus proche de nous-mêmes que notre propre ego.
La conséquence en est une dévotion sans crainte ni peur, presque aussi intime que pour ses propres père et mère. De plus, un hindou éduqué comprend que la dévotion à l'aspect personnel n'est qu'un stade provisoire qui le rendra finalement capable de réaliser l'unité de tout. Pris dans cet esprit, tout symbole peut mener au but. Néanmoins, il me semble qu'un sage réalisé, I'incarnation de la Conscience Divine, est l'objet de vénération le plus approprié, si besoin est d'un tel objet. Je dois dire que la Mère n'encourage pas du tout le culte de sa forme physique. A plusieurs reprises, j'ai pu observer comment elle déviait des prières rituelles (pûjâ) de ce genre pour éveiller la compréhension que l'objet à adorer est l'Un qui réside dans le cœur de tous. La Mère vit dans le Yatra naanyat pashyati où l'on ne considère que le Soi unique, où il n'y a ni adorateur ni objet d'adoration.
Mais de notre point de vue, quoi que nous pensions qu'elle soit, elle l'est réellement pour nous, comme elle l'a fait remarquer à plusieurs occasions. De même que l'or pur peut être modelé dans toutes les formes, mais reste toujours le même or, de même la Conscience Divine se manifestant elle-même à travers le corps de Mâ peut être considérée en toute forme sans pour autant perdre sa qualité fondamentale. C'est cela qu'il faut bien saisir quand on médite sur l'aspect physique de Mâ.


UNE FACETTE DE L'ENSEIGNEMENT DE MA

La façon de transmettre la connaissance spirituelle (paravidyâ) est fondamentalement différente de la manière d'enseigner la connaissance séculière (apara-vidyâ). Cette dernière ne dépasse pas le royaume des noms et des formes et reste dans les limites de la pensée discursive. Parler, lire, écouter, réfléchir, mémoriser cette connaissance et l'assimiler sont les moyens de la maîtriser ; là où la vraie connaissance est concernée, les choses sont tout à fait différentes « Yato vacho nirvatante aprapya manasa saha », « Là d'où la parole ainsi que l'esprit reviennent sans avoir été capables de l'atteindre », dit la Taittiriya Upanishad. Le but de l'instruction spirituelle est d'inverser l'extraversion de l'esprit et de la retourner vers sa source, qui est à l'intérieur. Sur le chemin de la connaissance de soi, I'aspirant doit avancer stade par stade, pénétrant de plus en plus profondément, partant du niveau le plus superficiel pour atteindre la base ferme du Grand Silence. Les niveaux les plus profonds sont les fondations et contiennent potentiellement les plus superficiels - de même que, par exemple, plusieurs feuilles poussent sur un rameau d'arbre, plusieurs rameaux sur une branche, et ainsi de suite. En conséquence, plus l'on pénètre profondément, plus l'esprit deviendra concentré et efficient. Des instructions reçues par des explications purement orales emporteront beaucoup moins de conviction que ce qui est transmis à un niveau plus profond.
A ce niveau, les choses portent la marque de la perception directe et apparaissent beaucoup plus claires que les arguments de la pensée discursive. C'est pourquoi presque toutes les religions font un très large usage de symboles: idoles avec des traits humains ou animaux (mûrti), dessins géométriques (yantra), sons (bija mantra), etc. pour faire appel à des couches toujours plus profondes de l'esprit. Plus grandes sont les profondeurs que le disciple atteint, plus simples seront les symboles dont il a besoin. Tous les grands enseignants se sont probablement servis de cette manière de véhiculer la vérité sans le secours de la pensée discursive, ou ne l'utilisant que dans son aspect élémentaire. Ma, dans son contact quotidien avec ses fidèles, semblait très souvent communiquer une part de son précieux enseignement de façon similaire.
Mais, hélas, habituellement nous ne savons pas profiter de cette rosée divine: parfois à cause de notre manque d'attention, mais aussi parce que tout cela semble si simple que nous ne prenons pas la peine d'en saisir le sens réel. La gentillesse infinie de Mâ nous fait parfois oublier qui elle est en vérité, que les mots que ses lèvres prononcent sont comme des mantra, gestes comme des mudra et les expressions de son visage comme des images du Divin avec forme. Comme la plupart d'entre nous, je n'ai pu saisir que quelques gouttes seulement de cette divine rosée.
C'est de cet angle de vision limité qui est le mien que je prends la liberté d'écrire sur cet enseignement très profond de Mâ. Les quelques exemples ci-dessous n'en donnent qu'une pâle idée.

1
Commençons par quelque chose qui semble tout à fait insignifiant. Mâ demandait souvent aux gens: « Comment allez-vous ? », « Allez-vous bien ? », etc. Lorsque, après un voyage, elle était de retour à Bénarès, elle posait d'ordinaire cette question à moi-même et aux autres. Au début, bien que content de recevoir l'attention de Mâtâjî, je n'attachais pas beaucoup d'importance à cela.
Plus tard, néanmoins, j'en suis venu à observer qu'elle posait cette question de bien des manières différentes et en des circonstances précises. Une fois, j'étais dans un état d'abattement, sentant que je ne progressais pas du tout dans ma sâdhanâ, peut-être même allais-je dans la mauvaise direction, tandis qu'évidemment, comme je l'ai compris plus tard, c'était exactement l'inverse qui était vrai. Pendant cette période, Mâ m'avait demandé à deux reprises : « Tum bahut acché ho ? », ce qui signifie « Tu vas très bien ? » Elle utilisait une intonation peu interrogative et parlait avec une voix forte comme si elle voulait imprimer quelque chose dans mon esprit. À d'autres moments, je pensais que je progressais rapidement et inconsciemment m'enorgueillissais un petit peu, mais sur le chemin spirituel cette attitude est la meilleure façon de chuter. Lorsque Mâ vint à Vârânasî, elle me demanda : « Tu acché ho », « Tu es bien, non ? »
Cette question attira mon attention sur le point faible, et j'ai corrigé mon attitude d'esprit.

2
L'exemple suivant, bien que sans rapport avec aucun enseignement, est une illustration intéressante de la manière dont un défaut apparent dans la voix de Mâ pouvait avoir une très bonne raison.
Une fois, après la saison des pluies, j'avais pris une amygdalite qui durait depuis un mois et demi sans que je parvienne à m'en débarrasser. Mâ était juste revenue, je crois, de Hardwar. Elle s'assit sous la véranda en face du temple d'Annâpurnâ ; nous étions environ vingt personnes assises autour d'elle. Elle regarda dans ma direction et dit : « Tum kaisé ho ? », « Comment vas-tu ? » Je n'étais pas sûr que sa question m'ait été adressée et je gardais le silence. Mâ répéta sa question en regardant franchement vers moi. Cette fois-ci, sa voix semblait enrouée comme si elle avait mal à la gorge, bien que sa santé ait été très bonne ce jour-là. À ce moment-là, j'avais tout oublié de ma douleur des amygdales et répondis : « Je vais bien ». Le lendemain, ma gorge était complètement guérie.

3
Un jour que j'étais allé voir Mâ à Vyndhyachal, il fut décidé que je resterais là un temps après son départ. Mâ dit: « Tu peux aller dans la grotte de Bhajanalay, tu es Bhâjânanda (le bhajanalaya est une maison qui jouxte le terrain de l'âshram et qui est en général à la disposition de ce dernier. Bhajanalava signifie: « endroit pour faire sa sâdhanâ ». Bhâjan signifie musique religieuse, mais aussi pratique spirituelle)». Lorsqu'elle prononça ce dernier mot, sa voix s'étrangla comme si elle avait désiré prononcer mon vrai nom qui est Vijayânanda, mais qu'un mauvais mot soit sorti par erreur. Ma première réaction fut d'avoir un peu de peine en entendant Mâ m'appeler par un nom erroné ; mais immédiatement et beaucoup plus par la suite, j'ai saisi la signification profonde de son erreur apparente et la bénédiction qu'elle contenait.

4
Nos expressions du visage sont d'une grande importance dans nos relations avec les autres gens. Chacun peut, à un degré variable, interpréter le message véhiculé par la mimique faciale, bien que la plupart des gens en soient à moitié inconscients, troublés qu'ils sont par l'abondance de leur pensée discursive. Nos muscles de la face sont presque toujours en mouvement, exprimant différentes idées. Mais ces mouvements tournent autour d'une image centrale, qui sera dominante pour quelques heures, parfois quelques jours, et qui représente la personnalité provisoire avec laquelle nous sommes identifiés à ce moment-là. Cette image centrale a son origine dans le mouvement de la force vitale. La plupart du temps, pourtant, nous sommes complètement identifiés à cette image centrale et nous en sommes donc tout à fait inconscients. Si nous pouvions l'observer en spectateur, nous réussirions en grande partie le contrôle de notre mental.
Mâ a bien des façons de nous aider à cette prise de conscience : parfois elle agit comme un miroir reflétant pour un court moment, à travers son expression, notre état d'esprit, ou son opposé, ou son complément. Si nous pouvions observer avec acuité les changements dans le visage et la contenance de Mâ, mus par une attitude d'amour et de vénération, nous pourrions en tirer un grand profit spirituel. Toutes les expressions de son visage surviennent avec une pleine conscience et ont une signification définie. Le sattva pur qui brillait à travers le corps de Mâ était en lui-même un puissant upadésha (enseignement spirituel).

Parfois Mâ créait des circonstances qui frappent notre esprit au moment psychologique juste et qui nous impressionnent beaucoup plus que ne pourrait le faire un long discours. Un soir, à Vârânasî, Mâ marchait sur la terrasse donnant sur le Gange. Appuyé contre le petit temple de Shiva, près de la terrasse, j'étais ce jour-là très abattu, pensant que je ne progressais pas assez. Je regardais tristement Mâ et lui dit mentalement : « Mâ, Vijayânanda n'a pas encore remporté la victoire (vijaya). »
Tandis que je pensais ces mots, j'avais cueilli tout à fait automatiquement l'une des fleurs de l'aak qui pousse dans la cour de l'âshram, près du temple de Shiva. Ce n'était qu'un bouton, encore complètement fermé. L'ayant pris dans la main gauche, je touchai légèrement sa partie supérieure d'un doigt de la main droite. Aussitôt, le bouton s'ouvrit lentement et développa ses pétales jusqu'au plein épanouissement. Je n'avais exercé aucune pression, mais l'avais touché avec légèreté. Ce n'était pas dû non plus à quelque force pranique passant à travers mon corps; j'ai essayé par la suite plusieurs fois de reproduire ce fait extraordinaire sans pouvoir y arriver. Il n'y avait pas de doute que c'était la réponse de Mâ à ma plainte et, de cette façon originale, elle s'est gravée dans mon esprit à l'instant même.
C'était assez clairement ce que répliquait d'habitude Mâ à une plainte ou à une demande de cette sorte: « Cela peut arriver même maintenant, à cet instant même ! » - en l'occurrence la réalisation du Soi. Un jour, à Dehra-Dûn, Mâ était assise dans le hall des kîrtan de l'âshram de Kishenpur, après le silence observé tous les jours de 8 heures 45 à 9 heures du soir. Des fidèles avaient apporté des mangues, mais il n'y en avait pas assez pour une distribution collective et Mâ en donna seulement aux enfants présents. Ces mangues étaient un peu jaunâtres. Sur le nombre il y en avait une verte, apparemment pas mûre. Mâ me la lança en disant: « Kaccha hai, bahut kaccha », « Pas mûre, vraiment pas mûre ! » Quel que puisse être le prasâd de Mâ, donné de ses propres mains c'est une chose rare et précieuse.
A la fin du satsang, je me dis : « Mûre ou pas mûre, je dois en prendre immédiatement. Le prasâd de Mâ ne peut pas faire de mal. » La mangue était douce au toucher et, tout compte fait, paraissait assez mûre. Mais lorsque je la goûtai, je fus stupéfait de m'apercevoir qu'elle était des meilleures, et juste à point. C'est une part de l'omniscience de Mâ d'avoir un sens de l'observation très aigu, et pas le moindre détail ne lui échappe. Par conséquent, elle devait avoir sûrement remarqué que la mangue était douce et d'un type qui reste toujours vert, même après maturation. D'autre part, Mâ ne ment jamais, elle ne dit même pas l'ombre d'un mensonge. Mais aussitôt après je me souvins de ce qui était arrivé ce jour-là. Dans la matinée, à dix heures environ, Mâ se promenait sous la véranda de l'âshram. Le même jour, j'avais eu des succès dans ma méditation et étais assez stupide pour croire que la réalisation était maintenant à portée de main.
J'avais regardé Mâ et lui avais dit mentalement : « Mâ, maintenant le fruit est dans ma main, l'âmalaka, le fruit d'immortalité est dans ma paume ! ( L'âmalaka, fruit du mirobolan, dans la paume de la main est une expression classique du Védânta pour désigner la réalisation du Soi ) » La mangue verte avait été un moyen de véhiculer sa réponse. Elle n'avait pas dit que la mangue n'était pas mûre, mais elle avait voulu dire, évidemment, que le fruit rare de la réalisation de soi que je pensais être sur le point de cueillir n'était toujours que peu mûr.
Il arrive souvent que Mâ communique un avis, un enseignement ou même une réprimande par l'intermédiaire d'une autre personne. Mâ est tout ; elle est l'antar-yâmin (le maître intérieur) qui siège dans le cœur de tous. A plusieurs occasions, j'avais remarqué que lorsque je rentrais dans le hall avec une question ou une demande dans l'esprit, le mahâtmâ qui était engagé dans un discours sur quelque sujet spirituel, en présence de Mâ, parlait exactement du sujet qui m'occupait l'esprit. De cette manière, j'ai reçu beaucoup de conseils valables, quelques réponses à mes demandes et même la solution d'un problème difficile. A ces occasions, je sentais clairement que ces enseignements venaient de Mâ elle-même - je veux dire de Mâ telle qu'elle nous apparaissait.
Car si nous la considérons dans son aspect de guru omniprésent, son enseignement peut passer par n'importe qui ou n'importe quoi, en toutes circonstances. En conclusion, on peut dire que la présence de Mâ était en elle-même l'enseignement le plus élevé.
Un exemple vivant est beaucoup plus convaincant et effectif qu'une quantité de mots, aussi brillants et bien arrangés qu'ils puissent être. Mâ nous faisait voir comment la suprême intelligence peut aller de pair avec l'amour et la compassion infinis ; comment l'on peut en même temps être vraiment simple et naturel, et pourtant faire preuve de manières qui appartiennent à la culture la plus haute ; qu'il est possible de vivre en sahaja-samâdhi et d'être aussi conscient des moindres détails de son environnement quotidien . Toutes ses actions, ses paroles, ses modes de relation avec les gens nous montraient que perfection spirituelle et perfection humaine vont main dans la main.


LA MÈRE ET LES POUVOIRS SURNATURELS

Bien des gens sont attirés vers la voie spirituelle, ou sont avides d'entrer en contact avec des sages ou des saints à cause de l'appât des pouvoirs surnaturels. Souvent, des gens de l'extérieur nous ont demandé si Mâ faisait des miracles. Cette attitude envers l'« au-delà » change généralement quand les gens se familiarisent plus avec les choses de la spiritualité. Tout miracle appartient au royaume du monde illusoire (mâyâ) et il est ainsi soumis à la relativité, par exemple, voler dans les airs pour un être humain. En tout cas, le pouvoir qui a donné naissance à cet univers relatif peut aussi en changer les détails ou même l'ensemble ; et ce pouvoir réside dans tout le vivant et, par sa simple présence, constitue le miracle permanent du dynamisme de la vie.

Mais examinons maintenant le problème point de vue ordinaire (vyavahârika) afin de répondre à la question de savoir si oui ou non Mâ faisait des miracles. C'est un fait bien connu qu'à un certain stade de développement, les yogis sont capables d'accomplir toutes sortes d'actions remarquables qui frappent l'imagination des gens ordinaires. Ceci atteint son apogée dans l'état qu'on appelle hiranyagarbha, où l'on a maîtrisé et où l'on s'est identifié avec le prâna cosmique. Mais ce n'est en aucun cas le but final; tous les sages insistent sur le fait que les pouvoirs psychiques ne sont que des obstacles sur la voie et que les utiliser bloquerait les progrès ultérieurs. Les grands bhakta sont aussi capables d'accomplir des miracles. Leur volonté personnelle ayant été complètement abandonnée à Dieu, ils ne sont pas liés par les pouvoirs psychiques. Dans leur cas, un miracle peut être opéré par la Volonté Divine sans même qu'ils en soient conscients. En ce qui concerne le jnânin accompli qui est parfaitement établi dans le réel, il n'éprouve pas le besoin de s'intéresser aux changements dans ce monde illusoire, c'est-à-dire à la substitution d'une sorte d'illusion par une autre.
On ne peut appeler Mâ une yoginî, bien que durant la période de son existence où elle a joué le rôle d'une sâdhikâ, elle soit passée en un délai extrêmement bref par tous les stades et variétés de yoga, jusqu'à leur perfection finale. Nous ne pouvons pas non plus l'appeler une bhakta, bien que cela ait aussi fait partie de la lîlâ de sa sâdhanâ (le jeu de sa discipline spirituelle); en effet, dans l'état d'unité, il n'y a ni adorateur ni objet d'adoration.
De plus, du point de vue de ses fidèles, elle est elle-même l'objet de culte. Sans aucun doute, elle était une parfaite jnânin et un être libéré, mais pas dans le sens ordinaire de ces mots. Car pour atteindre jnâna (la Connaissance suprême), on doit d'abord avoir été en ajnâna (état d'ignorance); et pour être libéré, on doit d'abord avoir été captif. Mâ a elle-même déclaré sans ambiguïté qu'elle n'a jamais été dans l'état d'ignorance et de servitude, excepté en guise de jeu pendant la lîlâ de sa sâdhanâ.
Quelqu'un qui est licencié et qui s'amuse à se présenter au baccalauréat ne cesse pas pour autant d'avoir sa licence.
Quant aux miracles, il semble inadéquat de dire que Mâ avait des pouvoirs surnaturels : pour elle, il n'y avait pas de différence entre le naturel et le surnaturel, et ce que nous étiquetons miracle lui venait aussi naturellement que pour nous le fait de marcher ou de manger. De nombreux saints et sages du passé ont accompli des miracles d'une manière spectaculaire afin de convaincre les gens de leur niveau spirituel élevé ou de leur mission divine. On n'a jamais observé rien de pareil dans le cas de Mâ. Lorsqu'on lui posait des questions sur quelque événement surnaturel, elle paraissait détachée et pratiquement pas concernée.
La raison en est, me semble-t-il, qu'elle considérait les manifestations parapsychologiques pour ce qu'elles sont réellement : des choses banales.
De plus, mon opinion (sans aucun doute limitée) est que Mâ ne faisait pas de miracles d'elle-même. Soyons clair: Mâ, qui est si proche de nos cœurs, est le même être que celui dont on parle dans les Écritures : libre des souillures des naissances et renaissances, omnisciente, omnipotente, pure conscience, etc.
Cette conscience n'agit pas par elle-même, mais par l'intermédiaire de sa mâyâ, de sa shakti; ce n'est pas Mâ qui accomplit les miracles, mais sa shakti, suivant son moindre désir ou sa moindre indication, de même qu'un roi n'a qu'à dire un mot ou faire un signe à son ministre et il sait que le travail sera fait à la perfection, même en ignorant les détails et la manière dont il sera fait. Mais quittons le domaine de la spéculation et voyons maintenant comment, dans la vie quotidienne, Mâ jouait avec le prétendu surnaturel, sans autre propos que notre bénéfice spirituel et sans autre motivation que sa miséricorde infinie.

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Être capable de guérir les maladies est la première chose qu'un profane attend d'un saint. Parmi les foules qui entouraient Mâ, on pouvait découvrir un bon nombre de gens qui étaient venus dans l'espoir d'être soulagés d'une maladie que les médecins n'avaient pas réussi à guérir.
Mais laissons les gens l'approcher avec n'importe quelle motivation, et quelle que soit la manière dont leur relation s'établit avec elle, elle les conduira tôt ou tard sur la bonne voie. Lorsqu'un yogi imparfait utilise son pouvoir de guérison, il est possible qu'il crée des perturbations chez le patient. Les maladies s'avèrent parfois une aide pour le progrès spirituel, ou peuvent aussi protéger l'aspirant de quelque mal plus grand. En outre, elles surviennent par la loi du karma et, si on les supprime, une réaction se fera sentir par ailleurs. Mais Mâ connaissait la source de toute chose et lorsque quelqu'un était guéri par sa grâce, ce qui était fréquemment le cas, les résultats du karma (karma-phala) étaient complètement annulés. Presque tous ses fidèles pourront donner au moins un exemple où sa grâce les a soulagés d'une maladie, que ce soit une atteinte grave (comme ce cas de lèpre guéri à Ambala en 1951) ou peut-être seulement une banale douleur rhumatismale. Parfois, quand la maladie était sans doute une aide, elle pouvait la déplacer dans le temps, à une période où l'individu pourrait la supporter plus facilement et en retirer le maximum de bénéfice.

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Même l'Ange de la mort devait lui obéir. Ce n'est que tout récemment que j'ai entendu parler d'un fidèle sur le point de mourir pendant un voyage en Amérique, et qui, par la grâce de Mâ, eut son décès retardé jusqu'à son retour en Inde, où il expira finalement dans sa famille. Une personne de confiance m'a dit que Mâ avait confirmé ce fait.

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Ce qui frappe de prime abord les gens qui entrent en contact avec Mâ, c'est son extraordinaire pouvoir de captiver le cœur humain. Certains sâdhaka, surtout ceux qui suivent la voie tantrique, acquièrent, principalement au cours des premiers stades, le pouvoir de séduire les gens, pouvoir qui a sa base dans l'être vital. D'autres, ceux chez lesquels le sattvaguna prédomine, attirent les gens par un charme naturel de leur corps. Mais l'attraction de Mâ était d'une nature tout à fait différente : elle était due à la réflexion de notre vrai Soi, l'âtman qui resplendissait à travers sa forme physique.

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Aussitôt que l'on entrait en contact avec Mâ, elle pouvait voir au premier coup d'œil notre esprit, du niveau le plus secret de notre subconscient jusqu'à notre personnalité sociale superficielle, aussi facilement que nous lisons un livre ouvert. Chaque fois que nous arrivions en présence de Mâ, elle connaissait immédiatement notre état d'esprit, que nous nous sentions inquiets ou satisfaits, etc. Il n'était pas rare qu'à une question formulée mentalement, elle donnât une réponse soit oralement, soit de quelque autre manière, selon les circonstances. Lui dire un mensonge ou essayer de lui cacher quelque chose était agir comme l'autruche qui cache sa tête dans le sable. Tout ceci est à considérer du point de vue ordinaire, parce qu'en réalité Mâ n'a pas besoin de lire nos pensées, elle est nous-mêmes.

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En ce qui concerne la clairvoyance, Mâ a dit d'elle-même : « De même qu'à la lueur d'une lampe torche on peut distinguer les traits de vos figures, de même les expressions de vos visages m'apparaissent dans l'esprit lorsque vous méditez sur moi ou parlez de moi ou me priez... » Beaucoup d'entre nous ont vérifié par expérience que les prières adressées à Mâ mentalement et d'une distance quelconque reçoivent une réponse, et qu'elle avait une connaissance stupéfiante de nos actes les plus secrets. En ce qui concerne notre sâdhanâ, par exemple, elle révélait parfois en privé ou en public des faits que nous n'estimions être connus de personne.

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Nos pensées, notre attitude d'esprit, nos humeurs à certaines périodes qui peuvent s'étaler sur plusieurs jours sont basées sur des types définis qui ont leurs racines dans le flux de l'énergie pranique (force de vie) à travers le corps. Mâ pouvait changer à volonté ces racines et, par-là, I'ensemble de notre attitude d'esprit.

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Le monde que nous percevons avec nos sens n'est qu'une part de l'univers manifesté. Les sages disent qu'il y a d'autres plans : six plus élevés que le plan physique et sept mondes inférieurs. Mâ nous a souvent raconté comment des êtres invisibles aux yeux des gens ordinaires venaient lui rendre hommage. Dans la vie du Bouddha il est aussi attesté que les déva venaient en sa présence.

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Parfois, si besoin, Mâtâj' pouvait se manifester à distance de son corps physique, dans son corps subtil. Certains de ses fidèles ont de fait senti sa présence en sûkshma (plan subtil).

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Nous lisons dans la Bible que le Christ a accompli le miracle de nourrir une foule avec une petite quantité de nourriture. A plusieurs occasions, quand Mâ distribuait le prasâd, il s'est trouvé qu'une petite quantité suffisait à nourrir un grand nombre de gens. Il arrivait, quand par exemple elle distribuait des fruits, que le nombre de fruits correspondait exactement à celui des personnes présentes. Dans certains cas, lorsqu'il semblait manquer un fruit, on découvrait après coup qu'une personne avait reçu une double portion et que cela avait une signification particulière.

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Tout ce que Mâ faisait portait la marque de la perfection, jusque dans le moindre détail. Lorsque, par exemple, elle préparait un plat, il était toujours vraiment délicieux, et le meilleur cuisinier n'aurait pu l'égaler. Si elle distribuait des fruits ou des friandises, ils étaient toujours de la meilleure qualité et convenaient au goût de celui qui les recevait. Si elle nous faisait cadeau d'un habit, c'était au moment précis où nous en avions besoin, et du genre exact que nous désirions. Quand elle chantait, c'était toujours juste et parfaitement en mesure. Je n'ai jamais vu Mâ jouer d'un instrument de musique, sauf une fois où elle avait pris une paire de cymbales (kartal) et avait commencé à en jouer avec une adresse si parfaite qu'aucun être humain n'aurait été capable de l'imiter. L'atmosphère de miracle qui environnait Mâ m'a toujours impressionné, et ce, du jour où je l'ai rencontrée. C'était une expérience quotidienne dans notre relation avec Mâ.

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Mâ peut faire venir ou arrêter la pluie à volonté. Pendant son circuit dans le sud de l'Inde, en 1952, la province de Madras souffrait depuis longtemps de la sécheresse. J'étais présent quand une délégation vint demander à Mâ d'amener la pluie. Aussitôt que Mâ et son groupe traversèrent cette zone du sud de l'Inde, sur le chemin du retour, il se mit à pleuvoir abondamment dans la province de Madras. Cela avait été rapporté dans les journaux.

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Presque tous les fidèles de Mâ pourront raconter au moins un ou deux miracles que Mâ a effectués pour eux ou en leur présence, mais le plus merveilleux des miracles qu'elle accomplissait et le moins apparent était celui de la purification et de la transformation de notre esprit et de notre cœur. Mâ a déclaré à maintes reprises qu'à vrai dire nous n'avons pas besoin de « devenir » libérés : nous le sommes déjà. Tout ce que nous devons faire est d'ôter les obstacles qui voilent la réalité, c'est-à-dire purifier notre esprit. De nombreux aspirants peuvent témoigner de la manière dont Mâ les a aidés sur ce sentier « en lame de rasoir » - non seulement comme le font tous les gurus, mais d'une manière miraculeuse, libérant en quelques jours les blocages qui auraient nécessité normalement de longues années d'efforts soutenus pour être dépassés. Parfois même, identifiée avec le sâdhaLa, elle pouvait lui faire passer un obstacle comme une mère qui prend son enfant dans ses bras. Le miracle de la transformation intérieure est le vrai miracle, et pour lui seul nous devons prier Mâ.


LE LOTUS ROUGE

En 1980, si mon souvenir est exact, la célébration de la fête de Durgâ devait avoir lieu à Bombay, en présence de Shri Mâ Ananda Moyî. Quelques mois avant la célébration, Shrî Mâ était à Kankhal, et elle avait eu le khéyala (inspiration) pour qu'une célébration identique se déroulât également en grande pompe à l'âshram de Kankhal, mais sans qu'elle y soit elle-même physiquement présente. Un officiant devait venir spécialement de Calcutta avec son groupe. Avant de quitter Kankhal, Shrî Mâ mit au point chaque détail de la fête avec Shri Ram Panjwani et quelques autres. Je ne connais pas la raison pour laquelle Mâ eut soudain ce khéyala, mais j'étais convaincu que si elle avait porté une telle attention au déroulement de cette pûjâ à Kankhal, c'est qu'elle y serait présente au moins sous une forme subtile. Une très belle statue de Durgâ, due à la gentillesse de Shrî Ram Panjwani, fut amenée à l'âshram, le temps de la fête approchant, et l'officiant arriva de Calcutta avec une nombreuse assemblée.
A l'âshram, il ne restait que quelques membres, la plupart ayant accompagné Mâ à Bombay. La pûjâ débuta. L'ambiance était excellente et il régnait cette impression si particulière de fête joyeuse, que connaissent bien ceux qui y ont participé, comme lorsque Shrî Mâ était physiquement présente - mais néanmoins moins intense. Comme je quitte rarement ma chambre le matin, j'assistais tous les jours à l'âratî du crépuscule (la Sandhya-pûjâ la pûjâ spéciale, à la jonction des huitième et neuvième jours lunaires, qui est le 25 moment où, selon la légende, la déesse a réussi à tuer le démon). Un soir, peut-être le huitième ou le neuvième jour lunaire, pendant l'âratî, je contemplais la déesse Durgâ. C'était une des plus belles statues que j'ai jamais vues, et elle paraissait vivante.
Était-ce l'effet de la présence de Mâ ou de quelque autre divine présence, ou encore pure imagination de ma part ? Voilà le genre de pensées qui m'occupaient à ce moment. Je me disais : « Après tout, c'est seulement une statue de plâtre à qui mon imagination donne vie. » Je décidai donc de procéder à un test. Regardant la déesse, j'engageai une conversation mentale avec elle : « Mère, si vous êtes réellement vivante, et pas simplement une figure de plâtre, accordez-moi un don. »
Je fis un vœu, et continuai : « Si vous m'entendez réellement et si vous voulez m'accorder ce don, manifestez-vous par un signe. »
Mais quel signe ? En un éclair l'idée me vint : « Montrez-moi un lotus rouge. » Je n'avais aucune raison pour faire une telle demande et n'avais aucune idée de la façon dont ce lotus pouvait m'apparaître.
J'appris plus tard que les lotus rouges sont très rares à Kankhal et que l'officiant en avait apporté juste quelques-uns de Calcutta. À peine avais-je émis ce souhait - peut-être à ce même instant - que l'officiant saisit un lotus rouge (je ne pouvais voir d'où il le prit, I'assemblée étant devant moi pour l'âratî) et l'agita devant la déesse. Ensuite, il éleva le lotus au-dessus de sa tête et l'agita ainsi pendant un bon moment, et je pouvais le voir parfaitement, bien que placé derrière de nombreuses personnes. Je pensai : « C'est extraordinaire, la Mère Divine m'a répondu immédiatement ! Puis je me dis : « Après tout, il s'agit peut-être d'une coïncidence », et j'ajoutai, à l'intention de la déesse: « Si je ne m'abuse pas moimême et si réellement vous m'entendez, vous devez me donner un lotus rouge ». L'âratî terminé, nous nous assîmes pour écouter les kîrtan.
À peine assis, Deepak, un jeune assistant du prêtre, vint vers moi et me demanda, avec une extrême gentillesse, s'il pouvait me donner quelque prasâd. Je lui expliquai que je n'acceptais rien, sauf des propres mains de Mâ, principe que j'appliquais depuis de nombreuses années.
Mais Deepak était pour moi un nouveau venu, il pouvait ne pas comprendre mon refus et en être offensé. Aussi ajoutai-je en hindi : « Phool de sakte » (" Vous pouvez me donner une fleur"). Il me répondit : « Abhi donga » (« Je vous l'apporte tout de suite »). Il entra dans l'enceinte où se déroulait la pûjâ et m'apporta... un lotus rouge.
Ma surprise était grande et j'étais ravi que la Mère divine ait si rapidement aboli mes doutes. Non seulement elle me donnait un lotus rouge, mais aussi le don que j'attendais... Je gardai précieusement le lotus sur ma table réservée à la pûjâ, car il m'avait été donné - je le croyais - par la Mère divine.

Malheureusement, ses pétales tombèrent un à un et, en été, je dus le jeter. Au mois de mai suivant, lors de fêtes célébrant l'anniversaire de Mâ à Kankhal, juste après la Tithi-pûdâ, Shrî Mâ m'appela et me remit de ses mains pures une large quantité de fruits, comme elle le faisait souvent ; elle ne me donnait que très rarement des fleurs ou une guirlande. Cette fois, ayant donné les fruits, elle dit quelques mots à l'une des brahmâchârini, qui sortit et revint avec une fleur que Mâ, de ses mains sacrées, me remit...


C'était un lotus rouge !

Je le déposai sur la table de ma pûjâ à la place de celui qui avait perdu ses pétales.

Plus de quatre ans se sont écoulés et il est encore là, toujours le même : il a séché mais ne perd pas ses pétales.

C'était comme si Mâ me disait : « Tu vois ! ce que la déesse de plâtre t'a donné (la fleur et le don) est éphémère ; mais ce que je te donne durera pour toujours. »