Extrait
chapitre
numéro
15

Le yoga et l'Occident

itinéraire avec Mâ Ananda Moyî, textes rassemblés et présentés par Jacques Vigne
Lyon : Ed. Terre du ciel, 1997

Chapitre VII - LE YOGA ET L'OCCIDENT


Vijayânanda, cela fait quarante-cinq ans que vous voyez passer en Inde des Occidentaux en recherche spirituelle ; à votre avis, quel est le principal obstacle qui les gêne sur la voie ?

Leur manque de compréhension de l'utilité du détachement. Ils me font penser au singe de l'histoire. On lui a préparé un piège avec une cage dont les barreaux sont juste assez écartés pour qu'il puisse passer la main et prendre la banane qui est à l'intérieur ; mais quand il veut sortir la main avec la banane, elle est bloquée. Le chasseur de singes peut alors arriver tranquillement. Le singe, trop gourmand pour lâcher sa proie, se laisse prendre par la peau du cou en se disant : « Même si je perds la liberté, au moins je garderai la banane. » A ce moment-là, le chasseur frappe le coude du singe avec un bâton, et celui-ci est obligé de lâcher-prise, ce qui fait qu'il a perdu et la liberté et la banane.

Quelle est, à votre avis, la principale différence entre l'Orient et l'Occident dans leur approche de l 'Absolu ?

Il y a déjà la dualité Dieu-créature, qui est fondamentale en Occident et qui est très atténuée en Orient: chaque hindou, par exemple, sait que Dieu est à l'intérieur de lui et qu'II n'est pas différent de son soi le plus profond. D'autre part, en Occident, on est influencé par la philosophie grecque et on croit qu'on peut atteindre l'Absolu par la discussion. En Inde, la discussion est secondaire ; on sait qu'il y a des sages qui ont atteint l'Absolu et qui peuvent donner des moyens pratiques pour y arriver, et c'est tout.
Le Yoga est une science ; si on répète la même expérience dans les mêmes conditions, on aura les mêmes résultats. Nous avons déjà dit également que ce qui peut expliquer la relative absence de sages en Occident, c'est que les Occidentaux n'ont pas la capacité de confiance pleine et entière qui permettrait à ceux-là de s'épanouir. C'est pour cette raison d'ailleurs que Jésus n'avait pu faire de miracles à Nazareth. Les gens ne pouvaient lui faire confiance en tant que sage ou incarnation divine, car ils projetaient seulement sur lui la représentation d'un homme ordinaire, leur ex-voisin.

(Un étudiant de Paris.) N'y a-t-il pas une contradiction entre l'Art et la Réalisation ?

Non, ce sont simplement des stades différents. La Beauté est un attribut du Divin, sa recherche peut mener vers la réalisation. Quand les génies sont inspirés, c'est une grande Réalité qui les inspire, ce n'est pas leur petit moi individuel. Ceci est valable pour les génies, pas pour le premier artiste venu. Des enseignants spirituels qui ne sont pas réalisés pensent qu'ils rendent quand même service aux autres en les guidant.

Est-ce juste ?

Il est vrai qu'en Occident, encore plus qu'en Inde, beaucoup d'enseignants pensent ainsi. Ils abandonnent une pratique intensive pour faire ce qu'ils pensent être un service ; certains disent qu'ils ont même reçu de leur maître spirituel l'ordre de faire ainsi. Mais ils aident par des mots. S'ils avaient un niveau de réalisation supérieure, ils pourraient aider beaucoup de gens et beaucoup plus efficacement.

L'objectivité dans les relations est-elle possible ?

Mon premier guru, qui était un psychiatre français, disait très bien à sa façon une vérité védantique : « Chacun délire dans son petit coin. » En ce sens, le monde est un grand asile. (À un étudiant de Paris qui a eu une formation religieuse catholique, et qui se plaint d'une 'petite voix ' qui le persécute.) C'est votre intérêt, votre concentration négative sur elle qui lui donne de la force. Ce type de concentration, I'effort de ne pas penser est plus facile pour le mental que la concentration positive elle-même. C'est l'histoire de l'amoureux qui demande à un magicien un charme pour faire revenir sa bien-aimée. L'homme de l'art lui dit: « Récite cette formule, mais surtout, pendant la récitation, ne pense pas à un singe. » Bien évidemment, le fait de penser à ne pas penser à un singe le fait penser automatiquement à un singe... Le mieux, c'est d'être indifférent, de n'avoir aucun intérêt dans cette négativité. Si vous n'y arrivez pas, vous pouvez réciter une formule que vous aimez bien, « Je vous salue Marie », par exemple. Comment se débarrasser de la négativité ? Pensez que vous êtes le Soi qui ne change pas

Mais en pratique ?

Il faut répéter, répéter. Cela ne vient pas en un jour.

C'est de l'auto-persuasion ?

Oui, en quelque sorte. mais comme il s'agit de quelque chose de vrai, de réel, il est licite de s'auto-persuader dans ce sens.

N'est-ce pas curieux que le Soi, qui est le plus proche, soit le plus difficile à observer ?

Le Soi est celui qui voit. C'est difficile d'observer son propre œil.
Il y a à ce propos l'histoire connue des dix personnes qui traversent la rivière.
À la fin, elles veulent se compter pour savoir si tout le monde est bien arrivé, mais elles ne réussissent à en compter que neuf à chaque fois, jusqu'à ce qu'un passant dise à celui qui venait de dénombrer ses compagnons : « Vous êtes le dixième. »
Être conscient du Soi est difficile, mais pas impossible.

Quel est le sens de la souffrance ?

Elle nous réveille ; les plus difficiles à éveiller spirituellement sont les gens qui se prétendent à peu près heureux. On voit cela, par exemple, chez des couples qui se prétendent heureux pour donner une façade sociale, mais qui, en fait, ne le sont guère : ils en sont réduits à tolérer indéfiniment les défauts de l'autre et à se résigner.

Comment expliquer l'énergie paradoxale qui vient aux gens quand ils dépassent leurs limites ?

Beaucoup de gens, quand ils dépassent leurs limites, ont une force cosmique qui vient les aider, que vous l'appeliez le « pouvoir de l’Autre » ou la kundalinî, que vous la mettiez en haut ou en bas. On ne peut réduire ni ces phénomènes ni l'extase à une simple sécrétion chimique, les endorphines par exemple. C'est une vision du XIXe siècle que de vouloir expliquer toute la pensée par la chimie. En fait, nous sommes reliés à l'extérieur, nous ne sommes pas isolés. Cette notion commence à apparaître maintenant, même dans les sciences.

(Une psychothérapeute californienne, qui mélange des côtés mystiques avec des traits d'excitation psychique, dit soudain dans la conversation :) -
« - Je sens que je deviens folle ! »

- Devenez folle de Dieu !

- J'ai envie de pleurer.

- Les pleurs sont des perles ; pleurer pour Dieu purifie.

- Je sens que je suis une femme enceinte.

- Soyez enceinte de l'Enfant-Dieu.

- Je sens que je me réduis ; bientôt rien ne va rester de moi.

- C'est le mieux ; quand rien ne reste, vous verrez Dieu.

Le plus grand obstacle dans la sâdhanâ, n'est-ce pas les blessures du passé qui reviennent ?

Laissez le passé se guérir de lui-même. Quand on réussit à être vraiment dans le présent, on a réussi 90 % de la sâdhanâ.

Croyez-vous à la possibilité d'un Védânta chrétien ?

Chercher à faire un Védânta chrétien, c'est la quadrature du cercle.
Ceci dit, Râmana Mahârshi avait raison de conseiller aux chrétiens de méditer directement sur « Je suis celui qui suis » : cette définition de Dieu par lui-même est du pur Védânta.
À d'autres endroits, Yahwé dit : « “Je suis” est mon nom ». Le mot même « Yahwé » contient le passé, le présent et le futur.
D'un autre point de vue, le système occidental a ses avantages aussi : franchement dualiste pour le peuple, et à tendance non-dualiste pour les mystiques.
De toute façon, le mystique qui a une vraie réalisation, quelle que soit la voie qu'il suive, ne peut en parler. Le Védânta n'est pas une description de la réalité, c'est simplement une sâdhanâ pour l'atteindre. En se concentrant sur le Soi, sur le mahâ-vâkya comme une sorte de mantra, on finit par expérimenter la Réalité, mais il ne s'agit pas d'une description.

Trouve-t-on chez les saints bibliques la même volonté que dans le Yoga pour aller au-delà du corps ?

Oui, par exemple il y a une version de la mort de Rabbi Akiba - celle que je préfère - qui est la suivante.
Rabbi Akiba avait été capturé par les Romains et condamné à être déchiqueté à mort par des peignes de fer.
Pendant le supplice, ses disciples qui l'entouraient lui demandèrent : « Comment arrives-tu à être si rayonnant, toi qui as fait tellement de bien dans ta vie, comment n'en veux-tu pas à Dieu qui t'a abandonné ainsi ? »
Le rabbi répondit en reprenant la prière quotidienne des juifs, le Shema Israël: « Aujourd'hui, c'est le plus beau jour de ma vie. Je savais que j'aimais Dieu de tout mon cœur, de tout mon pouvoir, mais je n'étais pas sûr d'être capable de l'aimer de tout mon être vital ; maintenant, je sens que j'en suis capable. »

Que pensez-vous du lien entre célibat et religion en Occident ?

Il y a de grands hommes, comme Tolstoï, qui prêchaient le célibat. Un jour on lui a demandé : « Si tout le monde suit votre conseil, I'espèce humaine ne va-t-elle pas s'éteindre ? »
Il a répondu : « Il y aura toujours assez d'imbéciles pour faire des enfants. » Malgré cette opinion, on peut se demander si une des raisons de l'affaiblissement spirituel de l'Église catholique à la longue, par exemple par rapport aux Églises protestantes, ne vient pas du fait que ses élites n'ont pas de descendance. Dans ce sens, le système brahmanique, où l'on se marie d'abord pour éduquer les enfants, et ensuite seulement on renonce au monde, est peut-être plus sain ; mais ce n'est qu'une hypothèse.
Ces phénomènes-là sont difficiles à prouver.

Après quarante-cinq ans en Inde, vous sentez-vous hindou ? Quand les êtres humains comprendront-ils qu'il n'y a qu'une seule religion, celle de l'homme ? Les diverses religions sont des sectes, et ce sont elles qui créent les guerres. La solution ne serait-elle pas de retourner à une religion de la nature. Comme ermite, vous avez vécu sept ans dans la solitude de l'Himalaya, en pleine nature, en face d'un paysage de neiges éternelles. Qu'en pensez-vous ?

Il n'y a pas lieu d'être attaché à la nature en tant que telle. La beauté de la nature est un reflet de la Beauté suprême, son silence, un écho du Silence suprême. Ce qui nous attire dans la nature est un effet de miroir, mais il ne faut pas prendre la réflexion pour la chose réelle. En ce sens, il n'y a pas lieu de retourner au culte de la nature qu'on trouve, par exemple, dans l'animisme.

Pensez-vous que l'enseignement spirituel du Cantique des cantiques puisse être utile à des personnes qui suivent des voies spirituelles orientales ?

Oui, par exemple, une nuit, le bien-aimé vient à la porte de sa bien-aimée, et celle-ci, qui n'est pas prête, le fait attendre, si bien que quand elle ouvre, il n'est plus là, et elle doit partir à sa recherche. Moi-même, comme beaucoup d'autres, j'ai souvent perdu des chances que m'offrait Mâ. Quand la grâce de Dieu ou du maître spirituel survient, il faut réagir immédiatement, il ne faut pas laisser passer l'occasion. Juste avant cet épisode, la bien-aimée dit : « Je dors, mais mon cœur veille », cela fait allusion à l'état de méditation.

La Bhagavad-Gîtâ peut-elle aider à comprendre ce en quoi consiste un enseignement spirituel juste ?

Dans le dernier chapitre de la Gîtd (XVII-63), Krishna dit : « Je t'ai révélé la Connaissance, le mystère des mystères. Réfléchis profondément là-dessus, et fais comme tu veux ». Pourtant, Krishna était à la fois le guru et le Dieu ; il aurait facilement pu dire : « Obéis-moi, sinon je t'enverrai en enfer », mais il a laissé la liberté à son disciple et lui a dit : « Fais comme tu veux ».