Chapitre III - RÂMDÂS
Je suis allé à Anandâshram, au Kerala, pour visiter Swâmî Râmdâs. Nous approchâmes de l'âshram, bâti dans un cadre charmant, loin des habitations des hommes. Tout près de l'âshram se trouve une colline d'où l'on peut apercevoir le bleu-gris de la mer. Nous entrâmes, mon porteur et moi, par le grand porche de cet asile de paix. Dans la cour de l'ashram un homme était assis sur un fauteuil, entouré de quelques enfants et d'adultes. On aurait dit un grand-père au milieu des membres de sa famille. Il était vêtu d'un dhotî blanc, son visage glabre était éclairé d'un perpétuel sourire, qui quelquefois s'épanouissait en un franc éclat de rire qui répandait une joie irrésistible et contagieuse. Pas la moindre trace d'ironie ou de condescendance dans ce visage, bien moins encore de sévérité, ou le moindre vestige d'un complexe de supériorité, quel qu'il soit. Point n'était besoin de m'enquérir si c'était bien Swâmî Râmdâs. L'évidence s'imposait d'elle-même. Une personne en train de lui masser les pieds s'écarta devant moi. Je fis respectueusement les salutations d'usage au maître et déposai une noix de coco à ses pieds. Le swâmî parlait un anglais impeccable. Son timbre de voix était simple et naturel, aussi bienveillant que le sourire de son visage.
Il me posa les questions d'usage qu'on pose à un nouveau venu, mais le ton de sa voix, son attitude familière me firent ressentir que je faisais déjà partie du cercle de ses amis. Sa familiarité - si j'ose me permettre d'employer ce terme - suggérait celle d'un père envers ses enfants, mais un père qui serait en même temps leur ami. Les intimes de Râmdâs et ses disciples l'ont surnommé Papa. C'est l'appellation qui lui convenait le mieux et peut-être aussi celle qui lui allait le plus droit au cœur. Râmdâs était un sannyâsin et portait jadis la robe orange. « l'avais une barbe et de longs cheveux comme vous », me dit-il un jour, mais maintenant, il était vêtu simplement du dhotî blanc, « comme tout le monde », car il avait transcendé l'état monastique et était devenu un ativarnâshrami, celui qui est passé au-delà des castes sociales et des stades d'existence.( les quatre « stades » d'existence (âshrama) de la société hindoue traditionnelle sont ceux de: - brâhmâchârya, éducation et formation par l'étude et la discipline, - gôrasthya, vie active mondaine et familiale, - vûnaprasthya, vie de retraite et de détachement de la vie mondaine, - sannyâsa, renonciation à l'action et à la vie dans le monde.).
Son crâne complètement chauve, son visage toujours glabre, sa bouche complètement dépourvue de dents venaient encore contribuer à l'impression d'extrême simplicité qui se dégageait de sa personne. Le sahaja-avasthâ, I'état parfaitement naturel, n'est-il pas le dernier mot de la perfection ? Swâmî Râmdâs, quand il était dans le monde, s'appelait Vittal Râo. C'était un brahmine du clan des Saraswat, remarquables par leur brillante intelligence et leur esprit d'entreprise. Il était marié et une fille unique naquit de ce mariage. Vittal Râo avait une solide culture occidentale et essaya plusieurs métiers, le dernier étant un poste dans une fabrique de tissus. Il répétait souvent le nom divin de Râm. Son père l'entendit un jour et lui communiqua le montra complet de Râm. « Le guru de Râmdâs. (Râmdâs utilisait la troisième personne quand il parlait de luimême) lui dit: "Mon fils, répète ce mantra constamment: Shrî Râm Jai'Râm Jai' Jai'Râm, et tu obtiendras un bonheur immortel" (traduit de l'anglais d'après God expérience, par Râmdâs, p. 168).» L'effet de cette initiation semble avoir été extraordinaire, car Vittal Râo, qui prit alors le nom de Râmdâs (« serviteur de Râm »), quitta sa femme, sa fille unique et partit à l'aventure sur les routes de l'Inde comme tant d'autres moines errants, en répétant le montra jour et nuit, sans arrêt, car son guru lui avait dit de le répéter constamment. « Qu'avait-il dit ? (Son père). Répète le Nom constamment. Râmdâs pensait que constamment signifiait: pendant les vingt-quatre heures.
C'est pourquoi, tout travail devait être abandonné. »La répétition de cette formule sacrée lui donnait une joie ineffable, et il craignait de perdre cette joie, me dit-il un jour, s'il venait à interrompre cette répétition. Râmdâs a décrit ses aventures durant cette période de sa vie, en style savoureux et plein d'humour, dans son livre In quest of God. Au cours de ses pérégrinations, il rendit visite au grand sage d'Arunâchala, Râmana Mahârshi. Il raconte qu'il pria le sage de le bénir, ce que le Mahârshi accorda du regard. Puis il s'en alla méditer dans la colline d'Arunâchala et c'est là qu'il eut pour la première fois l'expérience du samâdhi. Après cette illumination, il continua sa vie errante, mais c'était un autre homme qui voyageait maintenant à travers les routes de l'Inde.
Cette deuxième partie de sa vie, il l'a décrite dans un volumineux ouvrage : In the vision of God. Le nombre de ses disciples aux Indes est considérable. Mais la grande majorité de ses admirateurs se trouve parmi les hindous du sud et de l'ouest. On ne pouvait manquer d'être frappé par le curieux contraste qui existait entre la personnalité de Swâmî Râmdâs et son enseignement. Le sage, comme je l'ai déjà écrit, avait une solide culture occidentale et parlait un anglais excellent. En outre, il sympathisait ouvertement avec le courant d'idées de l'Inde moderne : abolition des privilèges de castes, réhabilitation des paris, éducation des femmes, etc. Et pourtant, sa méthode peut être résumée en un seul mot : le japa, mot qui pour l'hindou moderne évoque la vie traditionnaliste des grands-mères dévotes, la foi naïve des gens simples, la crédulité des masses ignorantes. Le japa, c'est tout simplement la répétition d'un nom divin ou d'un montra donné par un guru, aussi souvent que possible, dans toutes les conditions de la vie courante, voire même sans interruption comme l'a fait Râmdâs lui-même. Râmdâs affirmait d'une manière péremptoire que la répétition du nâma (le « Nom ») avec ferveur est à elle seule suffisante pour mener vers les sommets de la réalisation spirituelle. D'ailleurs, sa vie, et la discipline qu'il a suivie en sont les preuves vivantes. Voici ce qu'il écrit à ce sujet : « Quand Râmdâs dit à certaines personnes qu'il a atteint le but en suivant ce chemin (le japa), ainsi qu'il lui fut ordonné par Dieu, on ne le croit pas. Ils disent : « Nous aussi, nous répétons le Nom, mais nous n'obtenons pas le résultat que vous avez obtenu...
La répétition du "Nom Divin" est sans doute différente selon les personnes ». L'esprit ne consentira pas à accepter le Nom comme le seul moyen pour réaliser Dieu, si cette pratique n'est pas appuyée par un vairâgya (renoncement aux plaisirs du monde) suffisant. Un esprit dispersé ne peut pas goûter le bonheur du Nom. Vairâgya est le résultat d'une aspiration intense et concentrée dans une seule direction, pour la réalisation de Dieu.« Alors, le Nom agira merveilleusement. »Néanmoins, le japa est considéré par beaucoup comme « parent pauvre » parmi les méthodes de sâdhanâ. On a tendance à croire que cette voie si enfantine en apparence manque d'efficacité.
Mais le japa, tel qu'il est conseillé aux débutants, n'est qu'un premier pas ; un premier pas si facile, si simple, qu'il est à la potée de n'importe quel individu pourvu qu'il ait en lui un grain de bonne volonté. Et c'est là l'énorme avantage de cette méthode, car elle offre une porte d'entrée à la route du Divin, accessible à tout le monde. La répétition du mantra, même si elle se fait mécaniquement au début, finira tôt ou tard par éveiller l'attitude mentale correspondant à sa signification.
Ainsi, il se formera bientôt dans l'esprit un noyau central qui ralentira le cours des pensées et rendra leur observation plus facile. Peu à peu, si le sâdhaka répète son mantra sans arrêt, il arrivera à un état de concentration mentale presque constant, favorable à l'éveil du pouvoir intérieur. Ce pouvoir, une fois éveillé, guidera infailliblement le disciple vers le but.« L'esprit devient concentré. Alors, vous libérez le pouvoir divin caché qui maîtrise les pensées et dirige les actions. » Beaucoup parmi les sages hindous attachent une importance énorme au nâma, le Nom du Divin. Les Purâna et les légendes populaires parlent souvent de l'efficacité miraculeuse du Hari-Nâm (le Nom de Vishnu). Certains vont même jusqu'à affirmer que le dire ne serait-ce qu'une seule fois est suffisant pour sortir du cycle des naissances. Ces louanges hyperboliques du Nom ont comme objectif évident d'affirmer la foi du sâdhala dans son montra. Car l'efficacité du japa sera en proportion directe de la foi que le disciple y placera. D'ailleurs, certains pensent que la foi totale du pratiquant peut rendre puissante n'importe quelle formule vulgaire, si celui-ci est persuadé que c'est un mantra. Le mantra que Swâmî Râmdâs transmettait était celui qui lui avait été donné par son père.
Rompant avec l'antique tradition de l'Inde, il donnait les initiations en public à tous ceux qui le demandaient. Le mantra n'était plus gardé jalousement, comme un secret qu'il ne fallait communiquer que dans la stricte intimité à ceux qui avaient prouvé qu'ils étaient capables de poursuivre une discipline spirituelle. Mais en réalité, comme tous les véritables gurus, Râmdâs employait des méthodes plus complexes, adaptées à chaque cas particulier. Car c'est dans les détails de la vie courante que se trouvent nos véritables problèmes et les nœuds psychologiques qui nous lient. Et les techniques spirituelles ne sont que des points d'appui pour nous aider à les défaire. J'avais apporté du village deux noix de coco. La première ayant été offerte à Râmdâs, la deuxième était destinée à Krishnabaï. Krishnabaï est une disciple de Râmdâs, mais en réalité bien plus que cela : elle est la Mère de l'âshram. Râmdâs disait souvent qu'elle avait atteint le même niveau de réalisation spirituelle que lui-même. Il me raconta un jour l'histoire de cette femme extraordinaire et comment il avait été « forcé de lui donner le samâdhi ». Cette grande sainte, qui s'occupe minutieusement de tous les détails du fonctionnement de l'âshram, est on ne peut plus effacée et discrète. Tout dans son regard, dans ses gestes, exprime la douceur, la tendresse, le dévouement à tout ce qui vit. Je ne saurais dire pourquoi, quand je pense à elle je l'identifie presque immédiatement avec la Sitâ du Râmayana, la femme idéale. Elle ne parlait pas l'anglais et son hindi n'était pas très courant. Quant à moi, à cette époque, je commençais à peine à baragouiner la langue officielle de l'Inde. Les repas offerts par Krishnabai sont excellents, mais la nourriture spirituelle est encore plus généreuse et savoureuse que celle destinée à l'estomac. Tous les soirs on se réunit dans la grande salle de l'âshram, pour les kirtan. Le public est assis sur des nattes, à même le sol, comme c'est la coutume en Inde, et Râmdâs sur un siège élevé. Le visage de Papa en cette occasion semblait diffuser autour de lui une atmosphère d'amour calme, paisible, rassurant et réconfortant.
Les chants, la musique instrumentale, I'attitude des personnes présentes reflétait cette même ambiance. 38 L'ambiance qui environne un sage est souvent plus caractéristique de la voie qu'il indique que son enseignement verbal. Celle qui auréolait Râmdâs était celle de la bhakti certes, et en tant que telle devant utiliser les émotions religieuses. Mais la gamme des émotions était très différente de celle qu'on rencontre par exemple au Bengale. Le kirtan des Bengalis atteint souvent les notes aiguës de l'émotion et produit quelquefois une tension nerveuse qui se traduit par des crises de larmes, voire même, chez des sujets peu équilibrés, par une attitude exubérante : danses, cris, sanglots, etc. Je n'ai jamais observé de chose semblable autour de Râmdâs. Ici les bhâva étaient lénifiants, calmant l'esprit, I'incitant à se fondre dans ce refuge sous-jacent de paix et de bonheur. Râmdâs, comme la plupart des grands sages, ne donnait pas d'enseignement régulier du type de celui d'un maître d'école ou d'un professeur. Ce qu'un hindou, ou n'importe quel pratiquant spirituel va chercher auprès d'un grand sage, c'est avant tout le satsang, mot qui signifie littéralement « la compagnie de la vérité ». Pour l'hindou moyen, c'est une idée familière et il sait parfaitement en quoi consiste le bénéfice qu'on peut retirer du satsang. Mais pour la plupart des Occidentaux, habitués à la transmission d'un enseignement par des mots ou par des livres, cette expression demande une explication : vivre simplement en compagnie d'un grand sage, même sans recevoir d'enseignement oral, peut être l'occasion d'un progrès spirituel considérable. Il semble qu'il se passe spontanément une espèce d'osmose de pouvoir spirituel, même si le sage n'intervient pas d'une manière active. D'ailleurs, même quand des gens ordinaires vivent ensemble pendant quelque temps, ou simplement ont une conversation quelque peu prolongée, il se fait un échange d'idées, de concepts mentaux, de qualités et de défauts, à un degré variable selon les cas. Ceci n'est pas une théorie, mais un fait d'observation courante. Ainsi, des gens mariés vivant ensemble en harmonie pendant longtemps finiront par avoir des goûts et des idées similaires, ce qui se traduira quelquefois même par une ressemblance physique, comme si une sorte de mimétisme se produisait. D'autre part, un sage qui a atteint la perfection voit en tous les êtres leur essence parfaite. Il jette sur ceux qui l'approchent un regard d'amour qui « divinise ».
Or nous sommes constamment influencés par les suggestions mentales de notre entourage, qu'elles soient bonnes ou mauvaises. Devant quelqu'un qui nous méprise, nous nous sentons en quelque sorte « recroquevillés », même s'il prononce à notre égard des paroles mielleuses. Par contre, nous éprouvons une sensation d'aise et d'expansion devant ceux qui nous respectent et nous aiment. Or, la suggestion « divinisante » d'un sage part d'un esprit puissant et concentré, et ne peut pas manquer d'avoir quelque effet. En plus de ce rôle bénéfique passif, les « grands êtres » interviennent souvent d'une manière active et volontaire. C'est ce qu'on appelle la shakti-dâna, le don du pouvoir spirituel, qui peut se faire à des degrés très variables.
Le plus souvent ce n'est qu'une recharge momentanée d'énergie physique et mentale, qui produit une intensification de toutes les facultés. Et, par ce fait, la ferveur religieuse, I'aspiration vers le bien, les bonnes résolutions, etc. sont considérablement amplifiées, car c'est dans un état d'esprit religieux qu'on vient voir un sage. Cette intensification ne dure, en général, pas très longtemps, mais si le sâdhaka sait l'utiliser, elle peut lui servir de tremplin à un progrès spirituel considérable. Dans d'autres cas plus rares, la shakti-dâna prend l'aspect d'une véritable initiation en déclenchant l'éveil du pouvoir intérieur. C'est alors une « deuxième naissance », car le comportement de l'individu sera totalement changé, et c'est une vie nouvelle qui commencera pour lui. Enfin, le sage peut placer une personne devant un enchaînement de circonstances qui lui permettra de se guérir définitivement d'un vice ou d'un défaut grave. J'ai connu un fumeur invétéré qui fut guéri du jour au lendemain après avoir rendu visite à un sage. Mais la plupart des grands sages - à part ceux qui observent un silence absolu - ont aussi un enseignement verbal à donner, et leurs paroles sont précises, car elles sont l'expression - amenée à notre niveau de pensée - d'une expérience directe de la vérité. Pendant les trois semaines passées en compagnie de Râmdâs, je fus spécialement favorisé en cette matière. Presque tous les après-midi, c'était une demi-heure, une heure et souvent même plus de conversation particulière avec le grand sage. Je pouvais alors poser à Râmdâs toutes les questions qui me passaient par la tête : mes propres difficultés, des sujets généraux, la description des expériences de Râmdâs et aussi le récit de ses aventures qu'il racontait dans son langage savoureux d'humour. Quel dommage que j'ai omis de noter au jour le jour ces conversations, car la plupart des enseignements oraux si précieux du sage ont filé de ma mémoire comme à travers les trous d'une passoire. Il parlait d'une manière si simple, si naturelle et la réponse à n'importe quelle question était franche et ouverte, comme celle d'un enfant. Pas la moindre trace d'hermétisme ou de mystère sur quelque sujet que ce soit, le ton étant celui de la conversation amicale où il n'y avait rien de l'attitude d'un enseignement ex cathedra.
1. Un jour, je lui dis à brûle-pourpoint : 'Puisque vous êtes Râm, (par « Râm », Râmdâs entendait le pouvoir divin omniprésent, non pas le Râm historique) pouvez-vous me donner l'expérience du samâdhi ? » Il répondit : « Vous êtes Râm vous-même. Comment Râm peut-il donner quelque chose à lui-même ? » À mon tour : « Oui ! Du point de vue de l'Absolu, c'est peut-être vrai, mais je ne le sais pas, je souffre. » Râmdâs: « Non ! Non ! Râm ne souffre pas, il fait semblant, c'est son jeu (sa lîlâ) ». Moi : « Très bien ! Admettons que je sois Râm et que je joue le jeu de la souffrance et de l'ignorance. Mais à l'intérieur même de ce jeu, pouvez-vous me donner l'expérience du samâdhi ? » Râmdâs: « Oui ! Je peux vous la donner. Mais vous perdrez la joie de la victoire. J'aurais pu pousser l'argumentation plus loin et lui dire : « Tant pis pour la joie de la victoire ; donnez-moi l'expérience de la Vérité tout de même. » Mais, autant que je m'en souvienne, notre conversation fut interrompue à ce moment par un visiteur ou par une autre cause :
2. À cette époque, j'avais un très profond attachement pour mon guru, et il m'était pénible de demeurer loin de sa présence physique, ne fut-ce qu'une courte période. Je croyais que c'était une bonne chose et j'en parlai à Râmdâs, pensant qu'il m'approuverait. Mais sa réponse me déconcerta un peu, et ce n'est que plus tard que je compris combien il avait raison : « Dans l'entourage d'un sage, me dit-il, il y a deux catégories de personnes : la première catégorie est formée par ceux qui lui tiennent compagnie constamment. Ceux-là sont comme les punaises. Ils font souffrir le sage et souffrent eux-mêmes. La deuxième variété suit l'exemple du veau. Le veau vient boire le lait de sa mère, puis s'en va gambader à sa guise dans les prés. Ainsi, le véritable sâdhaha reste une courte période avec son guru pour se recharger en pouvoir, puis s'en va dans une retraite solitaire où il se livre à une sâdhanâ intensive. Soyez comme le veau, et non comme la punaise.» Parmi les histoires de ses aventures pendant sa vie errante, il me raconta celle de la visite qu'il fit à Hardwâr lors de la kumbha-mélâ. Cette histoire est narrée in extenso dans son livre In the vision of God, (cf en Français 'Les carnets de pèlerinage') mais il y ajouta un détail intéressant qui n'est pas mentionné dans ce livre : La kumbha-mélâ est une colossale « foire » religieuse qui se tient tous les douze ans à Hardwar (et à d'autres endroits, Allahabad, Nasik, Ujjain, mais à des dates différentes). Un nombre imposant de sâdhu et plusieurs millions de personnes sont rassemblés dans cette ville relativement petite, et à l'heure propice du bain rituel tout ce monde est concentré en un point du Gange, le Brahmâ-Kunda, avec l'esprit et les nerfs tendus, afin de tenter de prendre ce bain fabuleux dont le fruit ne serait rien de moins que la libération du cycle des renaissances. Il en résulte une immense masse humaine en mouvement où l'individu n'a que peu d'initiative. Les forces de la police placées près du Brahmâ-Kunda et un peu partout ailleurs font tout leur possible pour endiguer et diriger ce raz-de-marée humain. Si elles cessent d'avoir la situation en main - et cela arrive quelquefois - ne serait-ce que quelques minutes, le résultat est catastrophique. Il n'est pas rare alors qu'un nombre plus ou moins grand de personnes soient étouffées ou piétinées à mort. Et voici Râmdâs, avec un de ses amis, au milieu de cette mer humaine. Naturellement, il avait perdu, comme tout le monde, toute initiative de mouvement libre et était forcé de suivre les fluctuations des vagues humaines. D'ailleurs, il n'avait pas l'intention de prendre le bain rituel. Il était venu simplement « to see the fun », en spectateur. Mais, chose curieuse, après avoir failli être écrasé et étouffé maintes fois, il finit par se trouver juste devant le Brahmâ-Kunda, et cela à l'heure propice indiquée par les astres. Pouvoir prendre ce bain rituel dans le Brahmâ-Kunda, à Hardwar, durant la kumbha-mélâ et ceci à l'heure est une chose fabuleuse pour un hindou moyen, car sa destinée après la mort serait des plus hautes. Mais cette chose fabuleuse, Râmdâs la laissa froidement tomber et ne s'immergea pas dans le fleuve : « Je ne veux pas d'une libération acquise à si bon marché, dit-il, je veux lutter pour la conquérir. »
3. Un jour, quelques disciples laïques de Râmdâs, venant de Bombay ou d'une autre grande ville, vinrent rendre visite au Maître à l'Anandâshram. Nous étions tous assis dans la salle commune avec Râmdâs. L'un des disciples donna au sage, en guise d'offrande, deux kurta en pure soie. Râmdâs s'en vêtit puis les enleva immédiatement. Il ne portait pas de vêtements de soie, nous dit-il, depuis qu'il avait visité un jour une fabrique de soie au Cachemire. La manière un peu rude avec laquelle ces malheureux vers à soie étaient traités l'avait fortement impressionné. Et il pensait sans doute que se servir de soie naturelle c'était devenir complice d'un acte de himsâ (violence). A cette époque, je portais moi-même des kurta. J'étais vêtu à la manière des Punjabî: un pyjama (pantalon de toile fine), une kurta et un chadar (châle) par-dessus la kurta. En voyant ces splendides kurta négligées par Râmdâs, I'idée qui me passa par la tête fut que ces deux chemisettes feraient bien mon affaire. Notre esprit est un étrange animal... et le mien en cette occasion manifestait une convoitise peu digne d'un sâdhu. L'idée ne fit que traverser mon esprit, et néanmoins elle était suffisamment en surface de la conscience claire. Quelques jours plus tard, j'avais donné une de mes kurta à laver aux serviteurs de l'âshram - car en plus de toutes les gentillesses qu'on nous faisait, Krishnabaï donnait aussi notre linge à laver-, mais il se trouva cette fois que ma kurta fut égarée par les blanchisseurs. C'était assez ennuyeux, car je 40 n'avais emporté que deux chemisettes. Râmdâs, ayant appris la chose, me fit appeler et me donna en cadeau les deux fameuses chemisettes en soie que je reçus comme le prasâd du Maître. Le lendemain, la kurta que j'avais donnée aux blanchisseurs fut retrouvée. Et me voici en possession - en plus des miennes - des deux chemisettes que j'avais mentalement convoitées. Coïncidence ? Peut-être, mais de semblables coïncidences se produisent souvent dans l'entourage des grands sages. 4. Pendant mon séjour à l'âshram, un triste événement se produisit. Râmdâs reçut un télégramme lui apprenant que sa fille unique venait de mourir. C'est ce que m'apprirent des membres de l'âshram. J'observai l'expression du sage, le jour même et les jours suivants, mais pas la moindre trace de tristesse ou d'inquiétude ne vint voiler son visage. Il conserva ce même sourire, cette expression de béatitude qui ne dépend de rien. Nous avons tous lu : « Le sage ne s'afflige ni pour les vivants ni pour les morts... » « Eternel, immuable et antique, Cela n'est point tué quand meurt le corps... » « De même qu'un homme rejette de vieux vêtements pour en mettre des neufs, ainsi Cela abandonne les corps usés pour en prendre de nouveaux.' Mais qui donc, hors un sage parfait comme Râmdâs, est capable de vivre réellement cet enseignement ? Le jour de mon départ finit par arriver, car toutes les choses ont leur fin en ce monde. J'avais l'intention d'aller à Madras, où j'espérais rencontrer un guru. Avant mon départ, Krishnabaï me fit cadeau d'une quantité de friandises et de nourriture pour la route. Juste avant de quitter l'âshram, je fis mes adieux à Râmdâs en me prosternant devant lui selon la coutume et en touchant ses pieds avec mon front. Il semblait faire un effort sur lui-même pour rester indifférent. Peutêtre était-ce simplement la réflexion de mon propre état d'esprit. Le grand sage me dit alors sur un ton énergique : « I wish to see you again », « Je souhaite vous revoir ». Pourtant, son souhait ne s'est pas réalisé. Il a quitté sa forme physique il y a quelques années, et malgré mon désir d'avoir à nouveau son darshan, l'occasion favorable, le samyoga, comme on dit en Inde, ne s'est pas produit. ( Bhagavad-Gîtâ, Il, 11, 20 et 22).