Extrait
chapitre
numéro
14

Sadhana

itinéraire avec Mâ Ananda Moyî, textes rassemblés et présentés par Jacques Vigne
Lyon : Ed. Terre du ciel, 1997

Chapitre VI - SÂDHANÂ LES GRANDES LIGNES

(Une jeune fille espagnole, dont la famille maternelle est d'Avila, et qui revient après un an.) -

Je me retrouve ici après une année comme s'il n'y avait qu'un jour qui s'était passé : à quoi cela est-il dû ?

Ici, c'est le lieu où Solo Dios bastante, « Dieu seul suffit » (Fin d'un célèbre poème de Thérèse d'Avila).
(La jeune fille se met à pleurer en disant qu'elle n'est pas assez sincère dans sa sâdhanâ.)

La sincérité est une question de discernement, de compréhension et non pas d'efforts. Si vous voyez que la sâdhanâ est la chose la plus essentielle, vous la trouverez.
Pour moi, ce n'est pas un effort. Si vous avez un avant-goût, une touche de l'expérience de vraie méditation, cela vous aidera beaucoup. En attendant cette expérience, pratiquez régulièrement. Parfois, des « flashs » peuvent venir, même en dehors de la méditation. J'en ai eu un quand j'étais étudiant ; j'ai ressenti que c'était « Cela », que c'était la seule chose digne d'intérêt.

Quels sont les signes du progrès dans la sâdhanâ ?

Une expérience de grand bonheur intérieur

Toute cette histoire de vouloir faire une sâdhanâ et d'obtenir la Réalisation du Soi n'est-elle pas égoïste ?

Cela peut l'être, mais en fin de compte la Réalisation détruit l'ego ; et même si quelqu'un a au début la motivation égoïste de n'obtenir la Réalisation rien que pour lui, sa pratique purifiera quand même l'environnement. Vous pouvez dire à un étudiant en médecine, lorsqu'il est en troisième année, de sortir de ses livres et d'aller servir les autres comme infirmier. Certes, il pourra rendre service, mais il sera plus utile par la suite s'il réussit à terminer ses études de médecine.

Pourquoi le mental et les gens sont-ils si difficiles à changer ?

Le tamas est la plus grande force de ce monde ; c'est parce qu'il a cette qualité à l'envers qui est le symétrique du Soi, l'immobilité, la stabilité complète : le Soi est aussi une base qui ne bouge pas.

A un membre d'un groupe de Français qui était sur la route des sources du Gange, et qui demandait s'il y avait une sorte de voie médiane dans la pratique spirituelle. (Avec véhémence)

Non ! Dieu est jaloux, comme on dit dans la Bible. Il faut considérer qu'il n'y a que la voie spirituelle qui est réellement importante ; c'est pour cela que je suis là.
Ceci dit, quand on est dans le monde, la voie spirituelle consiste aussi à agir avec le moins d'ego possible en offrant les résultats de son travail à Dieu.

(Un visiteur de Suisse.) -
J'ai fréquenté une enseignante spirituelle qui disait qu'il y avait des saisons dans la sâdhana, une saison pour la récolte, par exemple, et une saison d'hiver également, pour le repos. Qu'en pensez-vous ?

Il n'y a pas de « saison de repos » dans la sâdhana. On doit toujours être prêt à travailler pour le progrès spirituel. Pensez-vous qu'il y ait des voies de sâdhana plus courtes que d'autres ? Les voies de sâdhana sont comme des chemins dans la montagne. Celui qui paraît le plus court peut être en fait le plus long et le plus dangereux, car on peut se trouver face à des falaises ou à des obstacles insurmontables. Mieux vaut suivre les « sentiers battus », comme on dit. Quand on voit que l'herbe est tassée à un endroit, cela signifie que beaucoup de gens sont passés par là et que le sentier mène quelque part.

(A une jeune femme qui avait tendance à la culpabilité à cause de ses défauts, et qui faisait une pratique soutenue à Kankhal même.)

Les chercheurs spirituels ont du mal à se rendre compte de leurs défauts. Si on leur rend le service de le leur dire, ils se mettent en colère avec vous - parfois à vie. Le guru les met dans des situations où leurs défauts cachés ressortent à la surface. Le fait que vous-même soyez consciente de vos défauts est déjà en soi une qualité rare. Laissez tomber le complexe d'infériorité : il n'y a finalement que vous-même qui puissiez changer votre intérieur et dissoudre vos défauts.

(À propos d'un disciple qui, bien qu'étant plutôt dans son tort, était entré en conflit avec son maître spirituel et l'avait quitté.)

Le monde a été créé par Dieu avec une loi fondamentale que les Véda appellent rita, qui correspond au Dharma, à la loi d'harmonie. Une personne ne pourra faire quelque chose de mal, même un crime, si elle ne s'est pas convaincue auparavant clairement que c'était la meilleure chose à faire. Bien sûr, après, elle regrette, mais sur le coup, elle est convaincue qu'elle a opté pour la meilleure solution.

(Une jeune femme partagée entre l'amour humain et l'amour divin.) -
J'en ai assez d'être partagée; quel que soit le choix que je fasse, j'ai envie d'être une.

C'est un très haut niveau de voir toutes les paires d'opposés, les liens et la libération, le bien et le mal comme égaux. Au niveau du sâdhaka, une certaine dose de conflit est normale.

Quel est le rapport du rituel et de la dévotion ?

Plus il y a de rituels, moins il y a de dévotion. Les rituels ne sont pas une fin en soi, ils ne sont là que pour éveiller la dévotion, mais les gens l'oublient, ils agissent automatiquement. La vraie prière se fait avec un état intérieur (bhâva) complètement unifié, comme celle de Moïse quand il a demandé que sa sœur soit guérie de la lèpre. Il a seulement dit : « Mon Dieu, fais qu'elle soit guérie », et il a été exaucé. Par contre, il semble que cela ait été plus difficile pour Elisée. Une femme de ses amies avait eu son fils qui venait de mourir. Elle l'a supplié de faire quelque chose ; il a d'abord envoyé son serviteur pour essayer d'effectuer un miracle, mais cela n'a pas eu d'effet. Ensuite, il y a été lui-même, mais il a dû invoquer Dieu sept fois avant que la résurrection ne s'opère. Peut-être ce délai était-il dû à des restes d'ego chez Elisée.


LES QUALITÉS DE BASE

Est-il vraiment utile de suivre complètement les yama niyama, et les règles monastiques qu'on s'est fixé à soi-même, si on est sur cette voie, ou est-ce la manifestation d'une tendance obsessionnelle ?

Si on suit des règles, il faut les suivre complètement ; sinon, c'est comme un barrage qui fuit, il finira par s'effondrer. A ce moment-là, autant faire du tantrisme de la main gauche (vâmâchâra) où toutes les règles sont inversées ; mais il s'agit d'une voie très dangereuse qu'on doit suivre sous la direction d'un guru authentique. Rien qu'en suivant les yama-niyama, on peut avoir une purification de l'esprit telle qu'on parvient à la Réalisation.

(Discussion avec un sâdhu qui critiquait d'autres membres de l'âshram.)

Ne critiquez pas les autres, parce qu'au fond vous n'avez pas de lien avec eux, vous n'êtes pas leur guru. Vous pouvez éventuellement critiquer des enfants, ou des brahmacharîn qui sont sous votre responsabilité. Vous dites que I'on n'a pas de lien, mais nous sommes tous un dans le Soi. Tant qu'on n'est pas réalisé (brahma jnânin), on n'a pas à critiquer ; et quand on l'est, on agit directement par l'intérieur, et on n'a donc pas besoin de critiquer non plus. On ne peut critiquer les gens, car on ne peut réellement se mettre à leur place. Ils ont généralement des motivations qui nous échappent.

(Reprenant la question de la critique, plus tard.)

Un sage juif, qui a vécu il n'y a pas très longtemps, a écrit tout un livre contre le fait de critiquer les autres. Il s'est basé sur le début d'un psaume qu'on pourrait traduire comme suit : « Qui est celui qui désire la vie ? Empêche ta langue de dire du mal et tes lèvres de proférer des calomnies. »
En hébreu, « qui désire la vie » se dit « rhafets Faim », et cela a donné le titre du livre, mais aussi le surnom de l'auteur, par extension.
Un jour qu'il allait faire une conférence dans une ville voisine, il voyagea avec un homme qui ne le connaissait pas et qui avait justement l'intention d'écouter cette conférence. Ce voyageur se mit à grandement louer Rhafets Rhaïm; par humilité, ce dernier se mit au contraire à se critiquer lui-même - sans dire qui il était -, tant et si bien que le voyageur, devenu furieux, lui cracha au visage.
En arrivant, il s'aperçut de sa méprise et se confondit en excuses. Rhafets Rhaïm avait conclu l'histoire en disant : « Il ne faut critiquer personne, pas même soi-même ».
Il y a une autre histoire de Rhafets Rhaïm. Un étudiant, ami du rabbi, était accusé d'espionnage et avait été arrêté par la police tsariste. Celui-ci avait été au commissariat pour plaider sa cause avec tant de chaleur que la police l'avait suspecté d'être complice et l'avait arrêté aussi.
Quand il passa en jugement, le procureur dit au juge qu'on racontait à son sujet l'histoire suivante : un voleur s'enfuyait de chez le rabbi avec son butin; quand Rhafets Rhaïm le vit, il lui courut après en lui disant : « Je te donne tout ce que tu as pris, et surtout n'aies pas mauvaise conscience. »
Le juge demanda au procureur : « Croyez-vous à cette histoire ?
- Certainement non ! Et vous ?
- C'est difficile à dire, mais ce que je sais c'est qu'on ne raconte pas de telles histoires sur vous et moi... Libérez l'inculpé ! »

(À un avocat de passage qui demandait à Vijayânanda sa bénédiction.)

La meilleure bénédiction est de suivre complètement le Dharma ; ne mentez pas...

(Et, voyant la tête plutôt dépitée de l'avocat.)

Il y a plusieurs niveaux dans l'observation des yamaniyama. Cela est bien illustré par une histoire des Jâtaka, les récits des naissances antérieures du Bouddha.
Dans l'une d'elles, celui-ci était un sâdhu. Un jour, il méditait sous un arbre, face à un étang portant de belles fleurs de lotus. Il se leva pour sentir leur parfum.
À ce moment-là, il entendit l'esprit de l'arbre lui dire : « Tu veux aller voler les lotus ! »
Peu après, un rustre arriva, entra dans l'étang et arracha la plupart des lotus sans ménagement aucun.
Le sâdhu demanda à l'esprit de l'arbre : « Cette fois-ci, tu ne dis rien ? »
L'esprit répondit : « Ce qui a ton niveau aurait été une faute grave, à son niveau n'en était pas une. »

(À propos d'une femme qui, après être arrivée dans un âshram, s'était mise à méditer brusquement six heures par jour, et était sujette à la colère.)

On ne devrait pas méditer intensément si auparavant on n'a pas purifié le mental jusqu'à un certain point, car la méditation intensifie tout. Il faut aller à la racine des choses et des émotions.

Qu'est-ce que la colère ?

C'est l'ego qui s'enfle. Les Pères grecs conseillaient les larmes pour lutter contre la colère. Oui, c'est l'attitude de l'enfant 'helpless,' c'est-à-dire qui dépend complètement de sa mère.

(Un sâdhaka, juste avant de repartir pour son âshram, pose une dernière question.) -
Comment voit-on qu'on a progressé en méditation ?

En voyant comment on a maîtrisé les émotions perturbatrices fondamentales. Il est, par exemple, plus important de maîtriser la colère que d'« aligner » des heures de méditation. Celle-ci n'est qu'un moyen, pour un but qui est le contrôle du mental. Si, étant interrompu en méditation, vous vous mettez en colère, mieux vaut arrêter la méditation.
On raconte qu'un samouraï est venu voir le maître zen Hakuin pour lui poser des questions sur le ciel et l'enfer.
Ce dernier lui demanda : « Qui es-tu ? - Un samouraï », répliqua l'autre non sans une pointe d'arrogance.
« Un samouraï ? Mais personne ne voudra t'engager comme combattant ! »
Furieux, le samouraï met la main à son sabre, et Hakuin lui dit alors : « Ton sabre, mais c'est du bois ! »
Hors de lui, I' autre brandit le sabre sur Hakuin. Celui-ci dit : « Ici s'ouvre la porte de l'enfer. »
Stupéfait par le calme parfait du maître, le samouraï tombe à genoux.
« Ici s'ouvre la porte du paradis », conclut Hakuin.

Vous dites qu'il faut faire face à la peur ; mais peut-on faire face à toutes les peurs ?

Oui, bien sûr, il faut faire face à toutes les peurs.

Pourquoi ne pourrait-on pas faire une bonne sâdhana en ayant en même temps les plaisirs habituels de la vie de famille et du monde ?

C'est une question d'intensité ; c'est comme deux enfants qui reviennent de l'école ; I'un n'est pas très pressé de revoir sa mère. Il s'arrête au bord du chemin, cueille des mûres, fait des détours, alors que le second, très pressé de revenir à la maison, court tout droit jusqu'à sa mère.

Y a-t-il des Ecritures hindoues qui vous semblent fondamentales pour la sâdhanâ ?

Oui, par exemple dans la Kâtha-Upanishad on dit: « Quand les nœuds du cœur sont dénoués, le mortel devient immortel », et on y parle aussi d'âvritti chakshu, « l'œil qui se retourne pour regarder au-dedans ». C'est la définition même de la méditation.
Dans la Baghavad-Gîtâ aussi on trouve des aides précieuses pour la sâdhanâ, quand on la lit attentivement. Par exemple, on décrit les qualités du sage « au-delà de la louange et du blâme, silencieux ».
J'interprète cette juxtaposition comme une clé pour réellement aller au-delà de la louange et du blâme : par le silence. A un autre endroit, on dit : « Au-delà du plaisir et de la peine, être dans le Soi (svasthâ) », ce qui est aussi une indication de sâdhanâ.

(Une jeune femme qui faisait une sâdhanâ intense à Kankhal.)
J'ai tout essayé pour calmer le mental, et ce n'est pas possible.

Non, ce n'est pas si difficile que cela quand on sait s'y prendre ; c'est peut-être parce que vous croyez que c'est impossible que cela devient si difficile. Nisargadatta Maharaj dit que le mental, c'est comme les mains ou les pieds, il faut savoir le laisser au repos quand on n'en a pas besoin. Une autre façon, c'est de réciter le mantra très rapidement, sans aucune interruption entre les reprises, à la manière de Krishnabaï.
Cela aide à stopper le mental, plus que simplement jouir de l'effet du mantra. Dissoudre son mantra dans le pranava (le Om) est une autre manière de stopper son activité. Dissoudre dans la lumière la divinité qu'on visualise a aussi le même effet. Il y a une autre manière encore d'arrêter le mental, cette fois-ci d'un seul coup : c'est par l'union des canaux d'énergie (nâdi) à l'endroit des chakras, en pratique de l'âjnâ et de l'anâhata.
Le silence est aussi une grande aide, surtout au début de la sâdhanâ où l'on doit apprendre à « tenir le volant » de ses émotions. Sinon, on s'affole et on perd pied. On essaie beaucoup de techniques variées, mais quand on a un début d'éveil, on ne réalise pas que c'est sa propre attitude émotionnelle (bhâva) qui provoque les mouvements énergétiques incontrôlés. On essaie de les maîtriser par force, et on crée une contre-vague qui ne fait qu'agiter encore plus « I'étang » du mental.

Qu'est-ce qui est le plus important, I'effort ou la grâce ?

Ma disait souvent « Kripâ (grâce) signifie karo, pao (fais, trouve) », c'est-à-dire qu'on est récompensé dans la mesure de son effort.
C'est la loi générale de la sâdhanâ. Il faut faire tous ses efforts, et après, advienne que pourra. Par ailleurs, il y a la grâce sans cause (ahetu kripâ), qui ne dépend de rien, mais elle ne survient que beaucoup plus rarement.

Est-ce qu'un désir trop intense peut être un obstacle ?

Cela peut arriver. Râmatirtha (un sage védantin contemporain de Vivékânanda) prenait à ce propos la comparaison de l'homme qui reçoit un ami sur le pas de la porte. Il est si content de le voir qu'il reste là à l'embrasser et à lui parler, ce qui fait qu'au bout du compte l'ami ne peut pas réussir à entrer dans la maison. Ceci dit, il n'y a pas lieu d'avoir peur des émotions. Celles-ci sont comme une pierre qui tombe dans un lac. Si on cherche à arrêter les vagues avec les mains au lieu de les laisser se calmer toutes seules, on ne fera que créer d'autres vagues et on n'en finira pas.

(Une femme qui vit dans le monde, à Paris, mais qui revient souvent à Kankhal.)
Ma sâdhanâ me donne parfois l'impression d'une régression. Que faire ?

Soyez comme Saddam Hussein, célébrez les victoires et oubliez les défaites. Il y a progression dans la sadhanâ, mais plutôt en dents de scie que comme une ligne continûment ascendante.

(Une adolescente française.)
Mon père, que dois-je faire si je commets une faute ?

Premièrement, tu dois demander pardon. Deuxièmement, tu dois réparer si c'est possible. Troisièmement, tu dois prendre la résolution de ne plus jamais refaire la faute. Quatrièmement, et c'est peut-être le plus important - tu dois oublier complètement tout cela...

Comment dépasser la peur et la dépression ?

Depuis mon enfance, j'ai pris l'habitude de faire face aux dangers directement. Quand j'étais en ermitage, il y avait un certain danger qui venait des bêtes féroces, et surtout des brigands, mais j'avais pris l'habitude de ne même pas laisser la vibration de peur s'élever dans mon esprit. Pendant la guerre, les soldats savent qu'un bon moyen de vaincre la peur est d'attaquer. Pour ce qui est de la dépression, la meilleure attitude quand elle survient, c'est de juste la regarder ; ce qu'il y a de perturbant dans ce genre d'émotions, c'est qu'on croit qu'elles vont durer éternellement. On se dit : « Ca y est ! Je suis fini, je ne suis qu'un patient dépressif à vie, etc. » Mais si vous les voyez comme une partie du jeu des trois gûna, vous comprendrez que ce tamas (léthargie) passera au bout de quelques jours, et vous ne vous en soucierez pas outre mesure.

Quel est le meilleur encouragement pour la sâdhanâ ?

C'est de revenir au fait que la Réalisation du Soi, c'est formidable. D'abord, on a un grand bonheur, et puis on devient immortel. Quand, par la discrimination, on a compris qu'il n'y a que cela qui vaut la peine, on a l'éternité devant soi ; même si la réussite se fait attendre pendant mille ans, ce n'est plus un problème.



LA SOUFFRANCE

Quelqu'un raconte l'histoire d'un Père du désert qui disait à ses disciples : « Si vous en avez assez de manger la même chose tous les jours, mangez moins ; la faim vous fera de nouveau aimer votre plat quotidien. »
Cela est un conseil astucieux, mais trop d'austérité n'est pas bon.

Un jour, le Baal Shem Tov a dit à quelqu'un de trop ascétique et qui allait devenir son disciple : « Quand tu as un char à quatre chevaux et que tu tiens les rênes trop serrées, comment les chevaux pourraient-ils s'élancer ? Commence par lâcher les rênes, et ensuite les chevaux pourront démarrer. »

J'ai remarqué que certains enfants de personnes intéressées par la mystique sont perturbés. Pourquoi ?

Il y a mystique et mystique.
Ceux auxquels vous faites allusion sont plutôt des ésotéristes ou des occultistes. Un vrai mystique attirera dans sa famille l'incarnation d'âmes d'élite.
En Occident, ce qui est mystique est plus ou moins considéré comme extraordinaire, et peut donc attirer plus de gens déséquilibrés.
En Inde, où la mystique a facilement droit de citer, la question de l'opposition à la société se pose beaucoup moins. Il y a donc moins de troubles qui en découlent.

(Un étudiant de Paris.) -
Je voudrais vous poser une question importante, tout au moins pour moi... Toutes les questions sont importantes ou non importantes, cela dépend du point de vue où l'on se place. Si Rembrandt ou Van Gogh n’avaient pas eu la souffrance de leur petit moi, auraient-ils pu faire une œuvre aussi intense ?

Les bons sâdhaka sont ceux qui ont une certaine dose de souffrance, comme une « épine irritative » : cela les réveille, sinon ils dorment.
L'huître a besoin d'un corps étranger pour faire sa perle, sinon il n'y aura pas de perle.
Cependant toutes les huîtres ne donnent pas de perle, il doit s'agir d'une huître perlière ; de même, tous les gens qui ont des souffrances n'en font pas quelque chose de spirituel.
Certains pensent que tous ceux qui s'engagent sur la voie spirituelle ont eu de grandes souffrances dans le monde, mais cela n'a pas été mon cas. J'étais très heureux dans mon travail de médecin, et j'étais respecté et aimé par la population de la petite ville où j'exerçais. Mais je sentais que tout cela était petit, plutôt mesquin.

Faut-il méditer sur la souffrance ?

Dans la vraie méditation, on oublie les sensations du corps, et on va dans une conscience qui est au-delà du corps et du mental. Un argument en faveur du fait que notre nature fondamentale est le bonheur, c'est que même quand on a une souffrance intense, il y a un bonheur paradoxal qui s'en dégage.
D'une certaine façon, on est content de cet événement qu'est la souffrance, car ce qui pèse le plus pour les gens, c'est la banalité du quotidien.
Une grande souffrance apporte un changement ; ils ont enfin quelque chose d'important à raconter. Par ailleurs, on peut apprivoiser les catastrophes pour progresser spirituellement. Je n'ai pas lu le livre de Christiane Singer, "Du bon usage des crises", mais je trouve que l'idée du titre est tout à fait juste.

Est-ce que la prédication spirituelle, I'activité missionnaire a un sens ?

Si le Bouddha, par exemple, a envoyé ses disciples pour prêcher, ce n'était pas parce qu'ils étaient réalisés ou parce qu'il voulait fonder une nouvelle religion, c'était simplement pour montrer qu'il y avait une voie en dehors de la souffrance. La plupart des gens ne le savent pas et se résignent. Ils s'attachent même à leur souffrance comme à une sorte de sécurité douloureuse.


KUNDALINI

Est-ce que l'éveil de la kundalinî vient des pratiques du yoga ou de la grâce du guru ?

Surtout de la grâce du guru ; le sad-guru peut ouvrir les nâdî ; le grand intérêt est qu'on éprouve alors un bonheur intense qui permet d'abandonner complètement le désir sexuel.
La nature même du mental est de rechercher le bonheur, et cette ouverture est nécessaire pour pouvoir réellement abandonner les sources habituelles du plaisir. Il y a certains gurus qui peuvent donner une expérience momentanée de vide mental, par exemple en regardant les gens d'une façon particulière, mais ce n'est pas le véritable éveil d'énergie. Rares sont les sâdhu qui ont eu cette ouverture des nâdî ; autour de Ma ils étaient sans doute un peu plus nombreux, mais cela ne signifie pas que cette ouverture ait été durable. Il faut déjà être un très bon sâdhaka pour que l'ouverture soit permanente ; pourtant, ce n'est que la première initiation sur le chemin.
Quand les nâdî sont en train de s'ouvrir, il faut rester très à l'écart. Si un sâdhaka se mêle facilement aux gens, c'est soit qu'il est réellement très avancé, soit qu'il n'a rien obtenu.

Dans le tumo tibétain, on conseille d'ouvrir la narine gauche pour obtenir un réchauffement du corps. Mais ce qu'il y a de plus important que l'effet de chaleur, pour la suite de la sâdhanâ, c'est l'ouverture des nâdî elles-mêmes.
L'erreur des Occidentaux, c'est de croire que les relations sexuelles sont une expérience spirituelle en soi, ou au moins aident cette expérience ; en réalité, ce sont deux directions opposées, comme le montre bien la physiologie subtile de la kundalinî.
Aussi longtemps que la conscience reste dans les canaux latéraux, elle est au niveau mental. L'éveil des nâdî latérales (idâ et pingalâ) aide déjà à une certaine stabilité du mental et à une sublimation de l'énergie sexuelle ; mais ce n'est que lorsque la kundalinl entre dans le canal central (sushumnâ) que le mental devient totalement silencieux. Un des effets de ce contrôle est l'éveil du charisme.
Les gens pensent que c'est parce que cela les chatouille dans le dos que leur kundalinî est éveillée. Ce n'est pas le cas, bien que des sensations dans le dos ainsi que le tremblement puissent être des signes précurseurs.
Il faut se souvenir que la kundalinî est omniprésente et qu'elle n'est pas réductible à une localisation corporelle donnée. Quand elle s'éveille, les méditants l'habillent en s'inspirant de leur base culturelle : Ramakrishna l'appelait Kâlî, d'autres l'appelleront Krishna ou Jésus.
Il est possible que Freud ait eu un certain éveil de la kundalinî, et l'ait revêtu d'une théorie au goût de son époque qu'il a appelée psychanalyse. Sinon, il n'aurait pu voir clairement l'importance de la libido et son rôle dans des régions du psychisme qui en semblaient très éloignées. Il avait aussi développé un certain charisme.
Quand les nazis sont venus pour l'arrêter, il les a regardés dans les yeux et ceux-ci sont repartis.

Le hatha-yoga peut-il aider à la montée de la kundalinî ?

Quand on y regarde de près, presque toutes les âsana du yoga, on peut même dire toutes, représentent l'union sexuelle inversée, c'est-à-dire avec le haut du corps. C'est sans doute pour cela que certains sâdhaka suffisamment avancés ne montrent pas leurs postures aux membres de l'autre sexe. Le but du yoga est en fait l'éveil de la kundalinî.

(Des membres de l 'Ambassade de France en visite.)
Comment savoir si l'on a reçu shaktipât ?

C'est un événement qui vous submerge tellement qu'il n'y a aucun doute à son sujet. Si vous vous demandez si oui ou non vous l'avez reçu, cela signifie que vous ne l'avez pas reçu. On éprouve un sentiment de joie, de force et de conscience qui n'est pas de ce monde.

Quel est le meilleur endroit pour commencer à éveiller la kundalinî ?

Le guru ouvre d'abord les nâdî latérales. Quant à l'éveil du pouvoir de la kundalinî, on ne peut pas en parler. Laissez cela au guru. Quand la narine droite est ouverte (qui correspond à la stimulation de l'hémisphère gauche), la tendance du mental est plus active et masculine. On conseille aux brahmachârin de se coucher sur la gauche pour que la narine droite (côté de la nâdi pingalâ) s'ouvre et qu'il y ait un meilleur contrôle sexuel.

(Un général en retraite.) -
Quand je médite sur l'âjnâ, comme me l'a indiqué mon guru, j'ai parfois des tensions. Dois-je continuer ?

Ma disait que la concentration sur l'âjnâ pouvait favoriser la colère et qu'il fallait réussir à avoir une bonne maîtrise de celle-ci. Si vous sentez que vous n'y arrivez pas, vous pouvez vous concentrer quelque temps sur le cœur.

Gopi Krishna a écrit que quand sa kundalinî s'est éveillée, il pouvait comprendre toutes les langages et écrire de la poésie avec une grande facilité. Quand pensez-vous ?

Ce sont des siddhi; on doit les éviter, sinon on est bloqué à leur niveau. En réalité, I'éveil de la kundalinî n'est pas le problème ; le véritable problème, c'est plutôt de savoir quoi faire avec.

Parlait-on de la kundalinî dans les Véda ?

Les hindous védiques éveillaient la kundalinî non pas par la sexualité - cela doit être une pratique prévédique, mais par le sacrifice au feu. Les trois foyers, avec le ghî qu'on verse dans le foyer central, représentent les trois nâdî principales. Ils étaient entraînés à la pratique du brahmachârya et au sacrifice au feu; pour eux, ce symbolisme était donc très puissant. Dans les Upanishad anciennes, on parle surtout du palais et du sommet de la tête.

Le fait de projeter la mère sur le guru, comme on l'a fait sur Mâ Ananda Moyî, comme on le fait maintenant sur Ma Amritânandamayî, ne favorise-t-il pas des déviations puériles ?

Un guru femme éveille chez ses disciples la kundalinî, qu'ils interprètent comme une force sexuelle dirigée vers elle. Pour s'en défendre, ils essaient de transformer cette impulsion dans le sens d'une relation enfant-mère.

(Un visiteur anglais d'environ soixante-dix ans.) -
La kundalinî est-elle nécessaire pour obtenir le samâdhi spontané (sahaja-samâdhi) ?

Il y a différentes voies. La kundalinî est une expérience, alors que le sahaja-samâdhi est au-delà des expériences.

Qu'est-ce que la kundalinî ?

C'est de la sexualité et de la colère sublimée. Je dois donc être trop vieux pour cela. Je n'ai plus d'appétit pour la sexualité, et ma tendance à la colère est faible. Connaissez-vous l'histoire de Jâlandharî, I'un des quatre-vingt-quatre mahâsiddha (Sages tantriques que l'on peut situer entre le bouddhisme et l'hindouisme) Un jour, il demanda l'hospitalité dans une grande demeure. Les propriétaires du lieu, guère aimables, lui dirent d'aller coucher dans l'étable. Il y rencontra un vieil homme geignant sur la paille, qui lui raconta qu'il était en fait le père des personnes de la maison principale, mais qu'il en était exclu parce qu'il était très vieux.
Jâlandhari éprouva de la compassion pour lui et lui donna l'initiation alors qu'il avait quatre-vingts ans. Quand la fille du vieil homme vint dans l'étable, elle eut la vision de divinités et comprit que son père était devenu un mystique.
Par la suite, celui-ci est aussi devenu l'un des quatre-vingt-quatre mahâsiddha et il a aidé beaucoup de gens.

En fin de compte, quand on médite, sur quel point du corps est-il meilleur de se concentrer ?

Au début, une concentration sur les chakra peut aider, mais après, on en ressent les limites. Quand on sait bien méditer, on peut aller vers l'absolu à partir de n'importe quel point du corps.

LE BONHEUR

Dans certains traités de mystique, surtout chrétiens, on dit qu'il faut se méfier des expériences de bonheur en méditation, qu'elles peuvent être des pièges. Qu'en pensez-vous ?

Spontanément, j'aurais tendance à dire qu'une expérience de bonheur en méditation est toujours un bien. Ces expériences posent problème surtout parce qu'elles ne durent pas ; mais même alors, elles restent un encouragement. Ce que voulaient peut-être dire les auteurs de ces traités, c'est qu'il fallait éviter les excès d'émotion religieuse qui peuvent détraquer le psychisme, mais ils ne critiquaient sans doute pas la félicité calme (ânanda en sanskrit, gaudium en latin). Le bonheur est la nature fondamentale de l'homme. C'est une stupidité de se concentrer sur une nature prétendument pécheresse, car ce qu'on pense, on le devient. Le bonheur qu'on peut éprouver par la méditation est un million de fois supérieur à celui qu'on peut éprouver par l'union sexuelle.

Que dit-on du bonheur (ânanda) dans les Upanishad ?

Sans le bonheur, rien ne serait possible. Le bonheur est la substance même du monde, et du sage ; on ne peut pas dire que celui-ci fait l'expérience du bonheur, il est ce bonheur lui-même. Par contre, le Theravâda considère la joie comme une simple qualité de la sâdhanâ, certes indispensable, car qui irait faire de la pratique spirituelle si cette joie n'était pas là, mais inférieure à l'état de nirvana qui est neutre, au-delà du bonheur et de la souffrance. Dans la Gîtâ, on distingue en général entre sukha, qui est le plaisir, le contraire de duhkha, la douleur, et ananda, la félicité. On y fait une distinction également entre le plaisir « tamasique », qui commence par la satisfaction et finit dans la frustration, et le plaisir « sattvique » qui est à l'inverse. Le plaisir sexuel est du genre « tamasique », par contre le mariage lui-même, une fois que les époux ont bien compris que la satisfaction sexuelle n'était pas l'essentiel, peut être tout à fait « sattvique ». De plus, pour des gens qui ne font pas une pratique spirituelle intense, le mariage et la vie de famille restent encore le meilleur moyen de sortir du cercle étroit de leur ego. Le célibat consacré à la spiritualité reste une voie d'exception.

Que veut dire Nisargadatta Maharaj quand il affirme qu'il y a une conscience au-delà des expériences ?

Dans les Yoga sutra de Patanjali, le rasavâda, c'est-à-dire la sève, le goût des expériences, est un obstacle qu'on doit dépasser. À un moment donné, je voulais faire l'expérience du rasa, cette saveur intense des phénomènes psychiques qu'on peut faire venir à volonté quand on progresse. Ma m'a dit : « Nahi, anubhav ka tchiz hê », « Non, c'est encore du domaine de l'expérience. » Ce qu'elle voulait dire, c'est qu'il s'agissait de sous-produits de la méditation, et qu'il ne fallait pas s'y attarder. Il valait mieux se demander qui était celui qui expérimentait ces phénomènes ; on aboutit alors certes à une sensation, mais très subtile, correspondant à la conscience elle-même.


LA BHAKTI

N'y a-t-il pas un danger à penser qu'on est un canal du Divin, comme on dit dans la voie dévotionnelle ?

Pour une personne ordinaire, mieux vaut se contenter de faire son devoir le mieux possible. Il faut être déjà un sâdhaka très avancé pour discerner ce qui vient de Dieu et ce qui vient de soi. Quand on dit « Je suis un canal du Divin », ce n'est déjà plus vrai puisque le « je » est là qui bloque le courant. Ceux qui sont de vrais canaux du Divin le sont naturellement. Dans la bhakti, il est bon de voir l'action de Dieu dans tout ce qui vous arrive à condition d'avoir une bonne dose de discernement.
Dans ce sens, la célèbre histoire de Râmakrishna garde toute sa valeur.

Un guru recommande à son disciple de voir Dieu partout. Ce dernier voit un éléphant en train de courir.
Son cornac criait : « Poussez-vous, ma monture est folle ! »
Le disciple se dit : « Pourquoi me pousser, puisque Dieu est partout ? »
Il se fait renverser par l'éléphant.
Le lendemain, il va se plaindre à son guru ; ce dernier lui répond :
« N'as-tu donc pas compris que si Dieu est réellement partout, il était aussi dans le cornac qui criait : "Poussez-vous !" ? »

Dieu a bon dos ; il a été le prétexte de guerres meurtrières ; il paraît que même Hitler, dans Mein Kampf, disait qu'il était un canal du Divin.
Une fidèle américaine de Mâ s'était mise à vivre avec deux hommes en même temps, à faire un ménage à trois, et elle était convaincue que c'était Ma qui lui avait inspiré cela de l'intérieur...

Est-ce que tout interpréter comme venant de Dieu ou du guru est indispensable, ou est-ce une méthode propre à la voie dévotionnelle ?

Dans toutes les religions, il y a ce travail de sâdhanâ consistant à tout rapporter à l'action divine. Et après un certain temps, on s'aperçoit qu'il n'y a pas de hasard. Le meilleur exemple de cela dans l'hindouisme, ce sont les Carnets de pèlerinage de Râmdâs.

Comment comprendre la grâce ?

Nous avons déjà vu qu'en plus de la grâce, qui est en fait le résultat normal de nos efforts, il y a une grâce plus rare, la grâce sans cause (ahetu kripâ). Quand nous faisons un pas, Dieu en fait dix. La différence entre le bhakta et le purushârtha (celui qui réalise le Suprême par lui-même) est plus une question de mots. Le second a la grâce qui vient de l'intérieur, alors que le premier la reçoit de l'extérieur. Ce qu'on peut et doit faire, c'est se préparer, mettre son réceptacle à l'endroit pour recevoir l'eau qui coule.

(Une jeune femme qui était en train de suivre une sâdhanâ intense à Kankhal.)
Parfois, j'ai l'impression d'avoir le cœur ouvert comme pendant une opération : que faire ?

Observer ; voir la joie de l'expérience. Pour stabiliser l'ouverture des chakra, il est bon d'éviter une respiration profonde qui pousse l'énergie sur les côtés, et d'avoir une respiration plutôt superficielle qui aide à rassembler l'énergie sur la ligne médiane. Du point de vue de l'efficacité de la ventilation des poumons, cela revient à un arrêt respiratoire et favorise donc l'arrêt du prâna. C'est une respiration qui vient spontanément dans le samâdhi.
Ma m'avait dit un jour à ce propos en anglais, alors qu'elle savait très peu de mots : « Lungs don't breathe », « Les poumons ne respirent pas ».

Quelle est l'utilité des respirations profondes en méditation ?

Pousser le prâna dans une partie donnée du corps. Par exemple, on conseille après un repas d'ouvrir la narine droite qui a un effet yang (réchauffant, dit-on en ayurvéda) favorisant la digestion. On observe facilement si une narine est ouverte ou fermée en cherchant à inspirer et expirer vivement, et en comparant avec l'autre côté. Pour ouvrir une narine fermée, la droite par exemple, on peut se coucher sur le côté gauche, ou comprimer l'aisselle gauche. Ceux qui ont de l'entraînement peuvent ouvrir une narine par concentration directe.

(Une psychothérapeute française qui a vécu longtemps en Asie et qui a changé de guru car elle n'était pas satisfaite de son premier choix.) -
J'ai pratiqué le mantra intensivement pendant une période, mais j'ai trouvé que cela me dépersonnalisait.

(Après un temps de réflexion.) Quand on récite le mantra, il faut y mettre de l'amour.

D'où vient le pouvoir du mantra ?

De trois sources : d'abord, de la foi du disciple ; ensuite, de l'énergie qu'y met le guru, s'il est réellement capable d'y mettre une énergie ; enfin, s'il s'agit d'un mantra védique, du pouvoir qu'y ont insufflé les rishi qui l'ont « vu » et les générations qui l'ont récité depuis lors.

Y a-t-il un rapport entre le mantra et le nâda (le son intérieur) ?

Dans la récitation du mantra, il y a trois stades : les paroles avec leur sens, puis le son des syllabes en elles-mêmes, et enfin un OM continu comme une sorte de vrombissement. L'audition du son intérieur est plus facile si on médite dans la solitude, surtout dans une grotte. Le premier bruit est celui de la mer, ensuite viennent les neuf autres décrits par la tradition. On peut intégrer le mantra à ce son en le répétant indéfiniment, comme un magnétophone. Cela paraît simple de transformer ces sons intérieurs, au début discontinus, en sons continus, mais c'est en fait très difficile ; quand on a atteint le son continu, on est parvenu à la Connaissance (jnâna).

La bhakti, est-ce simplement se fondre dans l'émotion, ou est-ce plus que cela ?

Plusieurs fois, Ma a fait quelque chose pour me faire dissoudre complètement dans l'émotion, mais je n'ai pas voulu. En fait, je ne savais pas ce qui se serait passé si je m'étais laissé fondre complètement, mais c'était justement cela la question ; je ne voulais pas être emporté dans une direction où je n'avais pas le pouvoir de contrôler mon mental. (En souriant) Peut-être que si je m'étais laissé aller, j'aurais été un grand sage.. Néanmoins, que ce soit pour le bakta ou le jnânin, il n'est pas bon de se laisser aller complètement. On a dans la sâdhanâ des émotions beaucoup plus intenses que dans la vie ordinaire, mais celles-ci ne sont qu'un début. Les expériences réelles du yoga sont bien au-delà des émotions.


JNÂNA

Le Védânta, qui ne croit pas au Dieu personnel, n'est-il pas une forme d'athéisme ?

En réalité, les vrais athées sont rares, car chacun croit en sa propre existence et en l'existence du monde extérieur, et donc finalement tout le monde croit dans l'Être, car Dieu est Existence (sat).

Comment se débarrasser de l'ego ?

C'est par la Réalisation complète qu'on peut vraiment se débarrasser de l'ego. À propos de la voie à suivre, cela dépend. Si on a un ego fort, mieux veut suivre le Védânta et dire : « Je suis le Tout... je suis tout-puissant », en comprenant bien qu'il ne s'agit pas du corps ou du mental, mais de soi-même en tant que Soi. Si vous avez par contre un ego plus tendre, vous pouvez suivre la voie de la dévotion. Les védantins, au début, peuvent être facilement arrogants, mais ils perdent cette arrogance quand ils réalisent qu'ils ne sont vraiment ni le corps ni le mental. De plus, la compassion amène de toute façon à ne pas écraser les autres par sa supériorité, si supériorité il y a.

Le Védânta n'est-il pas trop simple ?

Certains constatent que la théorie du Védânta est simple, mais sa pratique difficile, alors que la théorie de la bhakti (du vishnouïsme en particulier) est compliquée, mais que sa pratique est simple. Dans celui-ci, il y a, par exemple, des théories sur les différents paradis, etc., mais la pratique est simple, c'est le japa. La métaphysique du Védânta est par contre très simple, et peut tenir en une phrase: « Le Brahman est réel, le monde est illusion, I'âme individuelle est une avec le Soi », mais sa pratique est difficile, car ce n'est pas aisé d'arriver à observer son mental sans aucun support.

Comment sent-on qu'on est parvenu à une Réalisation ?

Quand l'ego a complètement disparu, quand il n'y a plus personne pour dire « je » suis réalisé. Certes, dans les Upanishad, certains rishi disent « Vedam aham purusham aditya varnam », « Je sais que je suis la Personne Suprême couleur de soleil ». Dans la Taittirîya Upanishad (I,10), Trishanku résume la Connaissance de cette façon : « Je suis celui qui abat l'arbre (de l'illusion). Ma réputation est pareille au sommet d'une montagne ! Exalté, pur comme le nectar dans le soleil, je suis un trésor brillant, sage, immortel, indestructible ! »Il y a deux possibilités : soit les rishi qui disaient « je » ainsi n'étaient pas complètement réalisés, soit ils donnaient ces expressions à leurs disciples comme des sortes de mantra à méditer. Râmatîrtha, un sage védantin du XXe siècle, disait : « C'est un péché de croire qu'on n'est pas Dieu. »

Comment briser l'ego ?

Pourquoi prendre cela de façon négative ? Considérez les choses de façon positive : pourquoi cet ego est-il si fort ? Parce qu'il a ses racines dans quelque chose d'universel, sur une base ultime de bonheur. Devenez cette fondation.

(Une visiteuse rappelle la réponse de Swâmî Râmdas à la question « Quel est le sexe de Dieu ? » : « Dieu n'est ni il, ni elle, ni cela, c'est un mystère. ») -
Quelle est votre expérience à ce sujet ?

L'Absolu est comme une pierre qui occupe tout l'espace ; il y a un cristal de cette pierre dans notre cœur ; il est indestructible, impérissable, immortel ; il est félicité (ânanda); nous devons nous attacher à cet ânanda. Cependant, cet absolu peut prendre toutes les formes et jouer à être féminin ou masculin, ou les deux à la fois.

Comment développer la confiance en soi ?

En se désidentifiant du corps et du mental qui sont changeants et en s'identifiant à la base qui est immortelle et qui ne change pas ; ce qui donne son aspect de permanence au corps impermanent, c'est le Soi. Les gens croient que cette Conscience, ce Soi est tellement subtil qu'il est quasi inexistant, mais il est plus dur que le diamant. Ce diamant est fait de chit ânanda, conscience/bonheur, mais tout cela, il vaut bien mieux l'expérimenter par soi-même.

Dans le samâdhi, y a-t-il un arrêt respiratoire ?

Il y a une respiration qui s'arrête complètement ou qui devient très superficielle, ce qui arrête le prâna. L'ouverture des nâdî est un signe de progrès, quelle que soit la voie que l'on suive. Elle permet la vraie méditation (dhyâna), qui est spontanée. Quand je dis « spontanée », cela ne veut pas dire qu'il n'y ait pas un certain contrôle, une certaine conscience qui est là et qui veille. De même, quand on est sur une route droite à 100 km/h, tout va tout seul, mais cela n'empêche pas quand même de tenir le volant...

Certains disent que l'extase peut être un obstacle, car il y a encore en elle le sentiment du « je »...

Pas un obstacle, mais un stade ; il s'agit du savikalpa samâdhi. Dans le nirvikalpa samâdhi, il n'y a plus que le fond de la mer, absolument paisible et absolument heureux. On n'a pas la pensée « je suis heureux », on est le bonheur lui-même, on y est identifié. Le sahaja samâdhi, c'est voir à la fois le fond paisible de la mer et les vagues. On peut difficilement juger de l'extérieur les samâdhi que certaines personnes ont eus ou n'ont pas eus ; mieux vaut leur laisser le bénéfice du doute. Padmasambhava (apôtre du bouddhisme au Tibet) par exemple, a été critiqué par quelqu'un qui le connaissait parce qu'il vivait avec une femme. Il a dit de celui qui le critiquait : « Je lui pardonne, parce qu'il ne connaît pas le fonctionnement des nâdî. »

(À un jeune intellectuel parisien nihiliste).

En Inde, on dit depuis des milliers d'années qu'on peut atteindre l'Absolu. Il y a des gens qui y sont arrivés, et encore maintenant, il y en a qui y parviennent. Dire qu'on ne peut l'atteindre est une attitude désespérée. Le désespoir vient de l'objectivation, de l'attirance vers les objets extérieurs. Une fois qu'on a bien compris intellectuellement cela, il n'y a plus qu'à se mettre au travail. A ce moment-là, le temps n'a plus d'importance, on peut aussi bien y arriver dans cette vie que dans une vie suivante, on est entré dans le bon courant.

Tout voir comme témoin n'est-il pas uniformisant ?

Il y a le mouvement et l'immobile, ce qui est observé et l'observateur, les deux existent. Le premier travail - qui est déjà un labeur considérable - est de s'identifier à l'immobile, au fond. Ensuite, on considère que tout est eau, que le fond et la vague sont un.

Et que faites-vous de cette réalisation ?

Un sage a une telle joie qu'il a envie de donner, donner, donner... Il voit que mâyâ est tellement puissante chez les autres : ils ont ce bonheur complet à portée de main et ils ne s'en aperçoivent pas.

La réalisation, est-ce être en accord avec soi-même ?

Avec le Soi le plus profond.

Est-ce qu'on a peur de dire qu'un jnânin dort réellement ?

Le sage est turîyâtîta, au-delà même de l'état de témoin. Il est identifié à la conscience de base et le sait, même quand le mental dort. Râmana Mahârshi dit que le nirvilalpa-samâdhi et le sommeil profond sont très proches. On peut sans doute dire que le sage ne dort pas vraiment, mais entre en nirvikalpa-samâdhi. Pour moi, cependant, cela ne me gêne pas de dire qu'un sage dort. En fait, c'est son mental qui dort.

Que peut-on dire de plus sur le jnâna, la connaissance ?

Les vérités spirituelles sont de plus en plus simples plus on va. Il arrive un moment où « Cela » est, et c'est tout. On ne peut mettre un nom sur « Cela », on dit simplement : « Ah ! ».

DÉTACHEMENT

Que dire à ceux, nombreux en Occident de nos jours, qui n'ont pas la moindre idée de l'utilité du détachement ?

Les gens du monde ont raison à leur niveau quand ils disent que la religion, c'est du « bidon ». En effet, ils ne ressentent rien quand ils méditent ; et les sâdhaka ont raison de dire que le monde est « bidon », car ils ne ressentent rien à la vie du monde ou à l'idée de celui-ci.

(Un jeune français avait essayé de se retirer un mois avec comme seul livre de chevet L'interprétation des rêves de Freud et il avait essayé de plonger dans le monde des songes; il s'y était perdu, avait fait un séjour de trois mois en hôpital psychiatrique et avait été suffisamment intelligent pour comprendre qu'il avait besoin de conseils éclairés pour explorer son monde intérieur. Il était venu en Inde, y compris à Kankhal où il avait fait six semaines d'une sâdhanâ soutenue et assez équilibrée.)
Le détachement ne mène-t-il pas à la dépersonnalisation ?

Regardez-moi : je suis parfaitement détaché, et pourtant je suis parfaitement les pieds sur terre.

Le guru doit-il pousser ses disciples à renoncer au monde ?

Si quelqu'un demande à un guru : « Dois-je renoncer au monde ? » sa réponse sera presque toujours : « Non ». Celui qui a le véritable esprit de renoncement ne pose pas de questions ; pour lui, c'est évident, il quitte le monde comme quelqu'un saute pour s'échapper d'une maison en flammes.
Râmakrishna raconte une histoire à ce propos. Une femme dit à son mari :
« Je crains que mon frère ne devienne renonçant. Il s'entraîne à faire de plus en plus d'exercices spirituels, il réduit progressivement sa nourriture, dort un petit peu moins.
- Il n'y a pas de raison de t'inquiéter, il n'a pas le véritable esprit de détachement.
- Qu'en sais-tu ? » lui dit la femme. « Le véritable esprit de renoncement, c'est cela », répond le mari. Il prend alors son dhotî (large bande de toile que l'on porte enroulée autour des hanches), le déchire en deux et le ceint à la manière des brahmachârin, puis il s'en va pour ne plus revenir.

Pensez-vous qu'au moment de la mort, il faille continuer à faire des exercices de concentration particuliers, ou alors se détacher complètement ?

Les maîtres qui se mettent en lotus et cherchent à faire sortir le prâna par le sahasrâra prouvent par là qu'ils ne sont pas réalisés. Le sage réalisé a son énergie partout ; il n'a pas à faire sortir son prâna ; on a dit de lui dans une Upanishad: « Na tasya prâna upkramante », « Il est celui duquel le prâna ne sort pas ». La mort de Râmana Mahârshi ou celle de Ma n'a pas été spectaculaire, il ne s'est rien passé. La feuille morte s'est simplement détachée de l'arbre.


ACTION, COMPASSION

Est-il possible d'atteindre la réalisation simplement en servant l'humanité ?

Non, on peut purifier son mental, obtenir un bon karma et aller au paradis pendant un certain temps, mais on aura à se réincarner. Le sage, quant à lui, est complètement libre ; il peut se réincarner par compassion, comme dit par exemple Ma Amritânandamayî, ou par jeu. Ou alors, il peut choisir de ne pas se réincarner, parce qu'il en a assez. (Avec un sourire) Je crains que ce soit le cas de Mâ. À ce moment-là, il se fond dans la conscience universelle. La compassion d'un parfait jnânin est spontanée, alors que celle du bodhisattva vient d'un vœu, donc d'une volition et par là même crée un karma.

(À une jeune femme qui n'est pas très sûre de sa volonté de se lancer dans une sâdhanâ menant au détachement.)

Il faut réfléchir, avoir une ferme résolution et harmoniser l'intellect et le cœur. A ce moment-là, une véritable intensité vient, et la boule de neige du départ devient avalanche. Quand on se met au travail sérieusement, des pouvoirs viennent vous aider. Quand j'étais en France, j'avais déjà suffisamment d'intensité pour que la seule mention du mot guru me fasse pleurer. Madame Blavatsky dit dans La voix du silence : « C'est l'audace du cœur qui illumine la voie ».

Est-il indispensable de se retirer du monde pour obtenir la réalisation ?

Il y a deux points de vue : le point de vue pratique, selon lequel il est très utile pour un sâdhaka de se retirer du monde pour atteindre un bon niveau spirituel. Après, il peut y revenir, car il est très fort. Le second point de vue est métaphysique. Il y a eu des écoles en Inde, le bouddhisme Théravâda et le bouddhisme Vijnânavâda, des écoles de Védânta tardives également, qui enseignaient l'idée de l'irréalité complète du monde. C'est une attitude qui peut être utile pendant quelque temps pour le sâdhaka, afin de développer en lui l'esprit de détachement. Mais ce n'est pas l'attitude de bouddhisme Mahâyâna qui dit que le monde (samsâra) et le nirvana ne font qu'un, ou du Védânta qui est l'école que je suis, qui dit que le monde est réel puisque pure conscience. En tant que substance, il est réel comme l'eau, mais en tant que mouvement il est transitoire comme la vague ; mais même là on ne peut pas dire qu'il soit complètement irréel ; c'est simplement qu'on comprend mal où se situe sa réalité. Dans la Katha Upanishad, on dit : « Ce qui est ici est là-bas, ce qui est là-bas est ici ; celui qui voit une différence va de mort en mort. »

Dire qu'on veut sauver le monde, n'est-ce pas une attitude teintée de sentimentalisme, même si cela fait bien socialement ?

Le jnânin est bien au-delà de cela. Ma n'a jamais dit qu'elle voulait sauver le monde, mais elle a quand même aidé un grand nombre de gens. La véritable compassion est spontanée, elle n'est pas en parole, mais en acte.