Extrait
chapitre
numéro
5

Nimkaroli Baba

itinéraire avec Mâ Ananda Moyî, textes rassemblés et présentés par Jacques Vigne
Lyon : Ed. Terre du ciel, 1997

Chapitre II - NIMKAROLI BABA


C'était en 1957, le 13 avril, le jour où le soleil entre dans le signe du Bélier, une fête importante en Inde. Je vivais à cette époque dans notre âshram de Bénarès. Je venais de traverser une période de pratiques spirituelles intenses et, comme cela arrive souvent dans ce cas, la réaction était venue sous forme d'une dépression mentale. Pensant qu'un peu de détente me ferait du bien, j'avais demandé à la direction de l'âshram de me confier un petit travail utile, mais peu absorbant.
Sur ce, on m'avait chargé d'arroser une partie des fleurs et arbustes qui croissent dans le jardin. Il faisait très chaud en avril à Bénarès, une chaleur qui dessèche aussi bien les humains que les plantes. Il faut boire abondamment et les fleurs aussi ont besoin de beaucoup d'eau. Au début de l'après-midi - l'heure où j'étais libre -, une gamcha (serviette hindoue) nouée autour de la taille en guise de tablier, j'étais en train de faire consciencieusement mon « travail ». Les visiteurs à l'âshram n'étaient pas rares et, en général, je ne leur prêtais guère d'attention. L'un d'eux passa tout près de moi, un grand gaillard portant une longue moustache, vêtu d'un dhoti blanc, tout à fait ordinaire. Son crâne était rasé, ne laissant qu'une mèche de cheveux au sommet, selon la coutume des hindous orthodoxes des castes supérieures. Son aspect était celui d'un brahmine comme on en rencontre couramment dans les rues de Bénarès. Un jeune homme, vêtu d'une façon similaire, l'accompagnait.
Le « grand gaillard » me jeta un regard en biais, non dénué de sympathie, et je l'entendis murmurer à son compagnon: « Ingrezi » (« c'est un Anglais ») - appellation générique employée par les hindous pour désigner tout ce qui vient d'Occident -, puis il disparut dans un des bâtiments de l'âshram.
Quelques minutes après, un des sâdhu de l'âshram s'approcha de moi et me dit: « Savez-vous que Nimkaroli Baba est ici ? » Je n'avais jamais rencontré Nimkaroli Baba auparavant, ce yogi dont le nom est entouré d'un halo de mystère et de miraculeux, et depuis longtemps je désirais avoir son darshan. « Où est-il ? » fut ma réaction immédiate : « Il est assis sur la terrasse de l'Annâpurnâ mandir (Temple dédié à un aspect de la Divine Mère, celle qui donne la nourriture physique.). »
Avant que mon interlocuteur n'eût terminé sa phrase, j'avais déjà dénoué ma gamcha et grimpais à toute allure sur l'escalier qui mène à la terrasse du temple. Il était assis sur un âsana, entouré de quelques membres éminents de l'âshram. C'était mon « grand gaillard » de tout à l'heure. Je lui fis respectueusement pranâm, la salutation d'usage qu'on fait à un sage, et il me demanda de m'asseoir à son côté. Puis il me posa quelques questions en hindi. Il semblait, je ne saurais dire pourquoi, s'être soudainement pris de sympathie pour moi.
On lui apporta une boisson rafraîchissante, un verre de matta (petit lait). Il insista pour que l'on en apporte également pour moi et ne but son verre que quand cela fut fait. Quelques membres de l'âshram vinrent un à un présenter leurs respects au sage.
Sur chacun il donnait en quelques mots une appréciation, et ajoutait quelquefois une remarque prophétique pour l'avenir. « Sant hai » (« c'est un saint »), disait-il pour quelques-uns, parmi lesquels je fus. Il me regarda d'un regard qui semblait sonder l'avenir et dit: « Bénarès te convient pour le moment, mais pahar jaega pahar jaega - tu iras vivre en montagne. »A cette époque, j'étais profondément attaché à Bénarès et il me semblait que je passerais toute ma vie dans cette ville. Je n'avais ni le désir ni la moindre intention d'aller vivre en montagne. Pourtant, deux ans plus tard, mon esprit changea et je passai l'été 1959 à Almora, dans l'Himalaya. Néanmoins, je revins à Bénarès pour l'hiver, mais dès le début de 1960 je retournai à Almora, et depuis je vis dans l'Himâlaya, ne descendant dans la plaine que pour une courte période en plein hiver. La prophétie de Naimkaroli Baba s'est ainsi réalisée.
Le sage se leva.
Il avait été invité dans une maison privée dans le voisinage. Je l'accompagnai jusqu'au portail de l'âshram. Tout en marchant, il murmurait mon nom sans arrêt, comme une litanie : «Vijayânanda, Vijayânanda...»Naimkaroli Baba est un grand yogi selon la vieille tradition des Matsyendranath, Gorakshanath, etc. En principe, son quartier général est à Lucknow, dans le nord de l'Inde, mais en réalité personne ne sait jamais où il est exactement et où il va. Il apparaît tantôt à un endroit, dans la maison d'un disciple, puis disparaît mystérieusement. Il ne possède rien, et ne porte aucun bagage, même pas le pot à eau traditionnel. Le dhotf qu'il porte, il l'échange contre un autre dhotf lavé, quand il lui arrive de séjourner dans la maison d'un disciple. Toutes sortes d'histoires miraculeuses sont rapportées à son sujet. En voici quelques-unes que j'ai entendues, et que j'ai toutes les raisons de croire authentiques. Un sannyâsin de notre âshram, que je connais intimement depuis de nombreuses années, assistait un jour à la kambhamélâ. Il discutait avec d'autres sâdhu, quand la conversation porta sur Naïmkaroli Baba. Le sannyâsin déclara que si Naïmkaroli Baba était un authentique yogi, il devait apparaître devant eux si on l'invoquait. Sur ce - peut-être simplement pour plaisanter- il se mit à répéter à haute voix le nom de Naïmkaroli. Presque immédiatement le sage apparut effectivement devant eux.
Vers la mi-novembre 1962, la situation était critique aux Indes. Les Chinois avaient attaqué en octobre, avançaient victorieusement sur tous les fronts et menaçaient directement l'Assam. Il semblait que l'Inde était à la veille de la débâcle. Un homme politique important - dont je ne peux pas citer le nom - et disciple de Naïmkaroli Baba était alors à Delhi. Il téléphona à son maître pour lui demander conseil, car il avait l'intention de quitter la capitale. Naimkaroli Baba lui conseilla de ne pas bouger et lui affirma que le lendemain même tout rentrerait dans l'ordre. Il paraissait impossible que la situation s'arrange aussi rapidement, et l'homme politique essaya de discuter, de demander des explications, mais son maître persista dans ses affirmations. Le lendemain même, la décision spectaculaire que prirent les Chinois de cesser le feu et de retourner sur leurs positions de départ - décision tout à fait étonnante et imprévisible - fut annoncée.

L'histoire la plus extraordinaire que l'on raconte à son sujet est la suivante. Naimkaroli Baba fut dans sa jeunesse un moine itinérant qui voyageait de long en large à travers l'Inde. Il prenait souvent le chemin de fer et - comme beaucoup de sâdhule font encore de nos jours - il voyageait sans billet. Souvent, quand il s'agit d'un sâdhu, le contrôleur ferme les yeux, mais ce jour-là il fut impitoyable. Dès que le train fut à l'arrêt, il fit descendre Naïmkaroli Baba sur le quai et lui interdit de remonter sous peine de sanctions sévères.
C'était une petite station, et le train devait repartir après quelques minutes. Le chef de gare siffla et le mécanicien mit en marche les machines, mais... le train refusa de bouger. Wagon par wagon le train fut examiné pour découvrir l'obstacle qui l'empêchait de démarrer, mais il fut impossible de découvrir quoi que ce soit. Tout semblait en bon état et pourtant la locomotive ne voulait pas bouger. Naïmkaroli Baba était toujours sur le quai, peut-être un sourire goguenard aux lèvres.
Pendant que les employés de la gare essayaient de résoudre le mystère, quelqu'un suggéra que peut-être le mahâtmâ était un grand yogî dont le pouvoir magique paralysait le train. Les hindous, surtout ceux des villages, sont encore très croyants. Ils admettent qu'il existe des yogî qui, par le pouvoir de leurs austérités, peuvent réaliser n'importe quel miracle. Un employé s'approcha de Naimkaroli Baba et le pria de bien vouloir remonter dans le train. Le sage grimpa dans son compartiment, reprit sa place et... le train démarra immédiatement. La plupart des Occidentaux sont sceptiques quand on leur parle de miracles. Même ceux qui sont mentionnés dans la Bible sont traités de « légendes », de « fables », au mieux d'« histoires symboliques » servant à transmettre un enseignement secret, et beaucoup de croyants cherchent une explication « scientifique » aux miracles mentionnés dans la Bible, pour être en paix avec eux-mêmes.
Les guérisons miraculeuses de Lourdes, les cas de lévitation chez les mystiques chrétiens sont certes acceptés par les gens religieux, mais presque à contrecœur. Un intellectuel moyen aurait honte d'avouer publiquement qu'il admet qu'un miracle est quelque chose de plus qu'un « conte à dormir debout » ou une « histoire de Père Noël ». Mais qu'est-ce exactement qu'un miracle ? Un fait, un événement qui frappe l'esprit comme une rupture avec les lois naturelles ? Une chose qu'on croyait impossible et qui pourtant se matérialise ? Oui, certes, il en est ainsi quelquefois, mais le véritable miracle c'est quand ce que nous avons désiré transcende le domaine de l'imagination et se concrétise dans la réalité tangible exactement comme nous l'avions désiré. L'événement peut être surnaturel ou être simplement un fait en apparence banal. En réalité, le mécanisme du miracle doit s'étudier dans son aspect subjectif, car c'est dans le domaine psychologique que fonctionnent les manettes des magiciens, et l'explication du fait miraculeux ne peut être « scientifique », mais seulement psychologique. Il faut d'abord accepter l'hypothèse que c'est l'esprit qui crée la matière, qu'une pensée suffisamment puissante et concentrée peut se cristalliser en une forme visible, ou en une série d'événements.
En principe, un yogi qui a obtenu une parfaite maîtrise de son esprit - non seulement de son aspect conscient, mais aussi des formations de l'inconscient, jusqu'à leur base fondamentale, c'est-à-dire l'instinct de conservation - peut réaliser n'importe quel miracle. Mais ceci, c'est de la théorie, car en pratique la chose est bien plus complexe. Tout d'abord, un yogî parfait est uni à la « source des choses » et, par le fait même, tous ses désirs et aspirations ont trouvé leur accomplissement. Or la production d'un miracle demande une volition et un désir, tous deux absents chez un être parfait.
D'autre part, il n'existe pas de chose qu'on puisse appeler une « mentalité individuelle autonome ». L'individu n'est qu'une vague, un remous dans l'océan mental universel. Dans le domaine mental, comme dans le domaine physique, il se produit une constante interaction entre les éléments individuels, un échange de pensées continuel. Il en découle que le magicien n'est pas un élément isolé : il n'existe qu'en fonction de son spectateur. Un miracle ne peut se produire que quand tous deux agissent en synchronie, comme un couple de danseurs par exemple. Le « miraculé » doit offrir une réceptivité suffisante, son esprit doit avoir été « perméabilisé » au préalable, en un mot, il doit croire à la possibilité du fait surnaturel, ne serait-ce que dans les tréfonds de son inconscient.
Dans la plupart des cas, il doit en fait « appeler » le miracle par un désir ou une attente formulée dans le présent ou dans le passé. Devant l'occidental moyen, qui oppose un mur sans faille d'incrédulité, le magicien sera sans pouvoir, car le scepticisme est une foi à rebours, souvent bien plus puissante que la foi véritable. À la fin du siècle dernier, quand les Anglais attaquèrent le Tibet, les lamas magiciens du pays assurèrent à leurs troupes qu'elles n'avaient rien à craindre, car par le pouvoir des rites magiques les balles des Anglais se retourneraient sur leurs propres poitrines. Mais en fait, les balles anglaises percèrent bel et bien les poitrines des soldats du Dalaï Lama. À première vue, il semble que les magiciens du Tibet se faisaient de douces illusions sur leur pouvoir, mais il n'est pas impossible qu'ils aient réellement possédé et essayé d'exercer ce pouvoir, et qu'il fut rendu inefficace par l'incrédulité totale des soldats anglais. Par ailleurs, c'est un fait bien connu que la foi à elle seule peut produire un miracle, mais il s'agit de la foi « qui déplace les montagnes » dont parle l'Évangile.
En fait, cette « foi » est à la base même du fonctionnement de notre esprit. D'abord nous parvient le faisceau de renseignements donnés par nos sens. Notre esprit les rassemble, les trie, les couvre d'une interprétation puisée dans la mémoire et les compare à des expériences similaires. Puis ce qui est au centre de notre machine à penser donne le « tampon » définitif qui valorise le groupe de perceptions : « ceci est un homme, ce n'est pas un arbre » ; « ceci existe, cela n'existe pas » ; « ceci et bon, cela et mauvais », etc. Quand nous voyons un arbre, par exemple, nous n'avons aucun doute au sujet de la réalité de cette perception. Notre foi en l'existence de l'objet est totale, sans la moindre faille. Pourtant, si nous analysons le mécanisme physiologique de nos perceptions, et leur interprétation psychologique, nous sommes obligés de conclure que l'existence objective de l'objet est loin d'être démontrée scientifiquement. Ce n'est qu'une hypothèse.
D'ailleurs, en rêve nous avons la même foi absolue en la réalité de nos fantasmagories.
Ce n'est qu'en nous réveillant que nous pouvons dire : « Ce n'était qu'un rêve ».
En fin de compte, c'est notre croyance, notre foi en leur existence qui donne aux objets leur réalité empirique.

Mais, pour en revenir aux faits tangibles : quelles seront donc les conditions dans lesquelles un miracle pourra se produire ?

1. Un sage parfait qui potentiellement possède tous les pouvoirs n'en fera usage que dans des circonstances exceptionnelles, car, comme je l'ai déjà dit, il est dépourvu de toute trace de désir de volition. Le fait surnaturel pourra se produire quelquefois par son intermédiaire sans qu'il en soit même conscient. Il sert dans ce cas simplement de canal pour la volonté cosmique. La plupart des miracles qu'on attribue aux saints entrent dans cette catégorie. Dans d'autres circonstances, le sage pourra momentanément s'identifier avec le désir ou l'aspiration d’un disciple ou d'un suppliant, et les rendre efficaces.

2. Les grands yogî sont en général un peu en dessous du niveau de perfection et leurs miracles ont comme objet le bien du monde, ou le progrès spirituel d'un ou de plusieurs disciples.

3. Quant à ceux qui font des miracles pour des fins personnelles (en admettant que ce ne soit pas de vulgaires prestidigitateurs), leur pouvoir est très limité, car le pouvoir du yogî est en fonction inverse de celui de l'ego. L'effacement de l'ego mène à la perfection, son affirmation limite de plus en plus.
D'ailleurs, un magicien utilisant un pouvoir pour des fins personnelles finira tôt ou tard par le perdre, et s'exposera à de graves conséquences. La plupart des « magiciens de métier » - si j'ose employer ce terme - n'utilisent pas directement leur volonté ou leur pouvoir de concentration pour réaliser un fait surnaturel.
Car un effort « personnel » aura comme résultat de donner un coup de fouet à l'ego, ce qui se traduira automatiquement par un affaiblissement, voire même une perte totale du pouvoir yogique. Le yogî prend comme levier le « pouvoir de l'Autre ».
Cet « Autre », le plus souvent est Dieu, et le moyen le plus simple de le rendre favorable est une prière ardente et sincère... Mais quelquefois aussi, le magicien pourra faire appel à un pouvoir cosmique, un déca, un « dragon » ou un « esprit ». Que ces pouvoirs aient une existence réelle ou imaginaire, qu'ils soient doués d'une vie temporaire et éphémère insufflée par le yogî, qu'importe ! Toujours est-il que cette méthode facile et efficace a été utilisée par les magiciens de tous les temps et de tous les pays.
Si les miracles existent, dira tout de suite l'intellectuel occidental, on doit pouvoir les vérifier et les étudier selon les méthodes modernes. Et nous voici sur la piste des yogî avec des caméras ultrasensibles, des machines électroniques, des électrocardiographes, des électroencéphalographes, et que sais-je encore. Mais le miracle - le véritable miracle - n'est pas présenté à un public comme un spectacle sur scène. Quand il l'est, on peut affirmer presque à coup sûr que le magicien n'est en réalité qu'un habile prestidigitateur. Un véritable miracle est une chose vivante qui surgit quand un contact a été établi avec le formidable pouvoir cosmique sous-jacent au monde de nos perceptions.
Pour le, ou les spectateurs, il a une signification profonde et précise, plus important que le fait surnaturel en lui-même.
Souvent il marque un tournant dans leur vie psychologique, une orientation nouvelle de leur pensée et de leur conduite. J'ai moi-même été le témoin et l'instrument d'un certain nombre de miracles : une fleur qui s'épanouit spontanément dans la main, la pluie qui tombe à l'heure précise où l'on avait appelée (et ceci à plusieurs reprises), I'évolution rapide de maladies vers la guérison, sans médicaments, alors que c'était médicalement impossible, et bien d'autres choses encore.
Mais chaque fois, il y avait une signification profonde, bien plus vaste, plus touchante, plus convaincante que le miracle lui-même. Ainsi, une enquête scientifique, menée avec les techniques modernes, serait malvenue et inefficace. Les miracles que font les grands yogi n'ont jamais comme objectif « d'épater » le public. Ils contiennent toujours un enseignement et quelquefois agissent comme une « thérapeutique de choc » dont le but est un éveil spirituel. Et, selon toute probabilité, il en est ainsi en ce qui concerne les miracles de Naïmkaroli Baba.