Extrait
chapitre
numéro
13

Mâ et la relation d'enseignement spirituel

itinéraire avec Mâ Ananda Moyî, textes rassemblés et présentés par Jacques Vigne
Lyon : Ed. Terre du ciel, 1997

Chapitre V - MÂ ET LA RELATION D'ENSEIGNEMENT SPIRITUEL


MÂ ET SES DISCIPLES

Quelle est l'action d'un sage ?

Des milliers de gens sont venus rencontrer des sages comme Râmana Mahârshi ou Mâ Ananda Moyî avec leurs problèmes personnels ; en leur présence, tous ces problèmes étaient résolus, au moins momentanément. L'action d'un sage est comme un flash dans le noir qui vous permet de prendre une photo de tout votre intérieur et de le comprendre exactement. Il n'y a pas de bon et de mauvais guru, il y a ceux qui sont des gurus et ceux qui ne le sont pas. Un arbre artificiel en papier n'est pas un arbre, il n'en a pas les bons effets et la force vitale.

Mâ donnait-elle volontiers de son temps à ses visiteurs ou à ses disciples ?

Une fois, après avoir parlé avec Mâ, je lui ai dit « Maintenant, vous pouvez aller vous reposer », et elle m'a répondu : « Mais en ce moment, je me repose déjà ! » Il semble que Mâ, avec un certain nombre de ses fidèles, n'ait pas « fait de miracles ».

Pourquoi cela ?

La plupart des gens tournent en rond ou descendent ; des sages comme Mâ ont mis un grand nombre de gens dans le courant ascendant. Leur action pour les masses était de pousser le plus grand nombre de personnes dans le courant, afin qu'ainsi elles puissent parvenir au but tôt ou tard ; c'est ce qu'on appelle krama-mukti, la libération progressive après la mort, qui permet d'évoluer à travers les différents niveaux subtils vers la libération finale (moksha).
Par ailleurs, Mâ avait aussi un cercle intérieur de disciples qu'elle a pu former beaucoup plus en profondeur. Ce cercle était par l'esprit, il ne correspondait pas nécessairement, loin de là, à son entourage physique immédiat, qui comprenait parfois des gens impossibles, des bhûta (mauvais esprits), comme nous les appelions ironiquement. Mâ gardait ces gens-là près d'elle parce qu'ils étaient trop faibles pour se débrouiller seuls, ou bien parce qu'ils avaient envie de devenir eux-mêmes guru sans en avoir la maturité nécessaire à ce moment-là ; Mâ les tenait alors fermement en main.

(Question d'un Occidental qui a vécu longtemps dans les âshram de Mâ, puis qui s'est marié, et qui souhaite maintenant y revenir en tant que vânaprasthi - état intermédiaire entre le mariage et le sannyâsa) -
Mâ donnait l'impression aux gens du monde qu'elle pouvait réaliser tous leurs désirs ; était-ce réel ?

Chaque homme a en lui un désir auquel il tient le plus. Ce qu'il y a au centre, c'est le Soi. Mâ réactivait, faisait monter le Soi, mais les gens du monde surimposaient là-dessus leurs désirs matérialistes.

Un certain nombre de personnes disent que Mâ enseignait surtout la bhakti. Qu'en pensez-vous ?

Mâ donnait de temps à autre des conseils de bhakti, mais elle revenait tout le temps à la non-dualité (Advaita), elle était fermement basée sur l'Advaita.

Est-il vrai que Mâ riait moins et était moins gaie dans la seconde partie de sa vie ?

Une fois, je lui avais fait remarquer cela, et elle m'a répondu : « Je suis toujours la même, mais le corps vieillit ». C'est vrai qu'elle avait l'air sévère ; c'était peut-être aussi pour montrer qu'elle n'était pas d'accord avec un certain nombre de personnes et d'attitudes autour d'elle. Quand un sage arrive, il descend d'un niveau très élevé ; pour lui, être heureux est tellement facile, le bonheur est là ; il ne comprend pas pourquoi les gens s'acharnent tant à être malheureux. Peu à peu, il s'aperçoit du bas niveau de ces gens.
Au début, Mâ riait beaucoup, elle ne voulait comme âshram que les arbres ; puis elle a accepté l'existence des âshram à la demande insistante de Bhaiji, Didi et d'autres fidèles ; puis elle a fini par devoir s'en occuper à cause du risque de corruption. Les hindous étaient difficiles pour elle ; parfois, on avait l'impression qu'ils ne comprenaient rien ; enfin, il ne faut pas généraliser, il y en avait tout de même qui étaient bien.

Un certain nombre de fidèles avaient peur de Mâ, ils n'osaient pas la regarder dans les yeux. Pour quelle raison ?

C'est peut-être parce qu'ils savaient que Mâ pourrait voir leurs défauts directement. Un des fidèles de Mâ, qui avait rechuté dans l'alcoolisme, a vu Mâ entamer le geste de lui donner une gifle : c'était l'année de la mort de celle-ci, en 1982. Mais pour moi, je ne me suis jamais senti effrayé devant Mâ. Une fois, j'étais avec elle à Vrindâvan; je venais de terminer une période de sept ou huit ans où je n'avais ni parlé à une femme, ni regardé son visage.
Depuis quelques jours, j'avais dû m'occuper d'une Américaine jeune et jolie et, de l'extérieur, il pouvait peut-être paraître que j'avais de nouveau de l'attachement. Mâ m'a soudain regardé avec un genre de regard capable de mobiliser en quelque sorte le prâna dans le ventre et de déclencher une vraie panique chez bien des gens ; mais j'ai complètement soutenu son regard, car je n'avais rien à me reprocher ; elle s'est mise à avoir un immense sourire, soulagée.
Si Mâ pouvait être sévère à certains moments, à d'autres elle paraissait éprouver de la sympathie pour la moindre émotion d'un visiteur. Il est dit dans les Écritures hindoues à propos de la Mère divine : « Dure comme la foudre et tendre comme la fleur »...

Vous revenez souvent sur le fait que Mâ n’avait pas d'ego et s'adaptait au milieu ambiant. Comment Mâ se serait-elle adaptée si elle était née en Occident ?

Je pense qu'elle n'aurait pas pu s'adapter, c'est bien pour cela qu'elle est née en Inde... Les Occidentaux sont trop intellectuels ; pour qu'un sage puisse s'épanouir, il faut qu'il soit entouré par des gens qui ont une capacité de confiance directe. Pouvez-vous nous citer une parole fondamentale de Mâ qui soit comme un mantra ? Oui, il y en a une qui est comme un mahâ-vâkya, une « grande parole » des Upanishad, du type « Je suis Cela » : « Amar atma, amar pantha, svayam », « L'âme éternelle, le pèlerin éternel, c'est Lui-même. »


MÂ ET VIJAYÂNANDA

Sentiez-vous la présence de Mâ ?

Combien de fois j'ai très clairement senti à distance Mâ qui pensait à moi !

Vous dites que Mâ, durant ses anniversaires, n'était pas en samâdhi, mais dans un état de conscience omniprésent, répandu dans le cœur de ses fidèles. Pouvez-vous préciser ?

Oui, c'est vrai, pourquoi aurait-elle été en nirvilalpa samâdhi, complètement coupée du monde extérieur, alors que tout le monde était venu pour la voir ? J'en ai eu la preuve au début de mon itinéraire avec elle ; à cette époque-là, il n'y avait pas de foules pour son anniversaire.
Je lui ai dit mentalement, sans doute en hindi : « C'est triste, vous êtes loin de nous ! » Elle s'est alors tournée vers moi avec un regard qui voulait dire: « Non, je ne suis pas loin, je suis toujours avec toi. » (Une enseignante de Méditation Transcendantale, en visite avec son mari, explique que le siddhi de lévitation consiste en fait en des sauts sur place à partir de la position de lotus.)

À propos de lévitation, je vais vous raconter une expérience que je n'ai encore dite à personne.
À Almora, Mâ m'avait dit de rester un an séparé d'elle. C'était la première fois que je devais demeurer loin d'elle, et j'étais désespéré. J'étais allongé sur mon lit, et je me suis trouvé soudainement soulevé, trop haut et trop longtemps pour que cela puisse être un sursaut ; de plus, mon corps était tranquille.
Sur le coup, mon émotion était trop forte, et ce n'est qu'après que j'ai réalisé que cela avait dû être de la lévitation.

Quand Mâ vous a-t-elle donné l'habit orange de sannyâsa ?

En 1956, je faisais une tapasyâ intense à Vindyachal, sur les bords du Gange, en amont de Bénarès.
Je suis venu voir Mâ à Bénarès, et nous étions trois ou quatre sur la terrasse. Mâ vit que la robe brune que je portais - c'était la seule que j'avais - était plus ou moins déchirée par derrière ; moi-même, je ne m'en étais pas aperçu.
Elle s'est mise à rire et l'a déchirée complètement pendant que je faisais le pranâm.
Je lui ai dit : « Mâ, vous m'avez donné le sannyâsa » ; elle a eu un sourire approbateur et m'a fait donner une robe à peu près orange. Avant de recevoir l'habit orange, je faisais bien attention à ne pas prendre de couleur qui puisse y ressembler.
Cependant, un jour, après un lavage, ma robe est sortie plus ou moins orange. J'ai demandé à Mâ si cela pouvait aller, et elle m'a dit: « C'est le gérua (couleur orange des renonçants) qui est à l'intérieur, qui ressort. »

En 1971, elle m'a donné un chaddhar (châle) blanc qu'elle avait porté et a demandé à Nirvanânanda de le colorier en orange.

En 1976, à l'occasion de son 80e anniversaire, elle m'a donné de quoi faire un habit orange complet. Plus tard encore, elle a demandé à une de ses assistantes d'apporter le « tissu du mahant (chef des moines)» et me l'a donné.

De moi-même, je n'aurais jamais pris le vêtement orange ; je serais soit resté habillé à l'occidentale, soit j'aurais porté un vêtement indien simple et discret. Les gens de l'ashram, ainsi que Ma, me considéraient comme un sannyasin. Un jour, elle a dit en se tournant vers moi : « Je ne fais pas de différence entre un sannyasîn », et en se tournant vers Bhaskarânanda et Nirvanânanda qui étaient de l'autre côté, « et un brahmacharîn ».


LA RELATION D'ENSEIGNEMENT SPIRITUEL

Est-il possible de faire disparaître I 'ego par soi-même ?

Celui qui fait la sadhanâ, c'est l'ego aussi : il est donc très difficile de le faire disparaître. Râmana Mahârshi compare cette situation au chef des voleurs qui serait devenu le chef de la police ; il pourra attraper tous les autres voleurs, mais il ne pourra pas s'attraper lui-même. Un guru est nécessaire, car ce n'est qu'en s'abandonnant à lui que l'ego peut disparaître complètement. Cependant, la sadhanâ est une aide importante pour atténuer, amollir pourrait-on dire, l'ego. Quand l'esprit est sattvique à cent pour cent, il se dissout de lui-même, ou il devient au moins tellement transparent qu'il n'est plus qu'un voile translucide qui cache à peine le Soi.

Quels sont les critères pour reconnaître un sage ?

D'abord, un grand sage a la compassion, une compassion réelle ; on peut feindre la compassion, mais là, vous sentez qu'elle est authentique. Avec cela, il y a l'humilité : le sage est tellement noble que tout le monde a envie de se prosterner devant lui, et pourtant il demeure humble. Il y a bien d'autres critères. De toute façon, il faut rester proche du sage pendant un certain temps pour se rendre compte de son niveau. Un aspirant spirituel ne peut prendre en charge les autres que lorsqu'il est désidentifié du corps. Un sage agit comme un phare, il éclaire la voie pour les navigateurs solitaires qui passent au loin ; ces derniers en profitent peut-être plus que ceux qui sont physiquement près du sage : ils correspondent aux employés qui balaient les escaliers du phare, et qui ne sont pas forcément bien placés pour en voir la lumière.

Peut-on observer le silence en parlant ?

En ne parlant que de ce qui est nécessaire et en gardant le silence mental dans l'intervalle.

Est-il bon d'aller d'un sage à l'autre ?

Les débutants qui sont à la recherche d'un maître peuvent le faire pour se rendre compte. Mais quand vous êtes devenu réel disciple d'un réel guru, vous devenez une part de son corps, vous ne pouvez plus le quitter. Ce serait une dilution d'énergie, du papillonnage d'aller de l'un à l'autre, même simplement pour voir. Les Indiens comprennent bien cela, les Occidentaux difficilement. Pourquoi certains sages meurent-ils jeunes ? Ils sont venus pour accomplir une mission ; ils considèrent le corps comme un fardeau. Plus tôt ils s'en débarrassent pour se fondre dans ananda, la félicité, mieux c'est à leurs yeux. Ainsi, dès qu'ils sentent qu'ils ont fini leur mission, ils quittent leur corps.


VIJAYÂNANDA ET SES VISITEURS

Pouvez-vous voir rapidement le tempérament des gens qui viennent vous visiter ?

Oui, aussi directement qu'un jardinier voit quel est l'arbre en face de lui, si c'est un pommier ou un poirier ; pour cela, il n'a pas besoin d'analyser les détails.

Pourquoi ne dites-vous pas plus aux gens de méditer ? Alors que la méditation est un fondement de la sâdhanâ, et qu'elle a représenté et représente toujours le plus clair de votre vie, c'est rare de vous entendre inciter les visiteurs à aller dans ce sens-là.

Je ne me sens pas une âme d'enseignant, je me méfie de ce genre d'ego ; je ne veux pas parler ex cathedra et qu'on s'ennuie avec moi comme sur les bancs de l'école. De plus, si on dit à quelqu'un qui n'aime pas méditer de le faire, il sera fâché. Pour moi, le savoir spirituel, c'est le « gai savoir », selon l'expression du Moyen Age. Pendant la conversation, les gens extraient de moi ce dont ils ont besoin, me « tirent les vers du nez » s'ils le sentent vraiment ; tout cela vient spontanément. Je sens que ce n'est pas moi qui parle ; I'enseignement spirituel réel est au-delà des mots, bien que parfois les mots soient importants.
Ce que j'aime le moins, ce sont les discours. Les gens ont l'impression de faire une bonne action, un satsang, en venant les écouter, mais on y dit en fait des banalités que tout le monde sait déjà. Les gens peuvent avoir le comportement qu'ils veulent, je ne les empêche pas, mais s'ils demandent mon avis, je leur donne. Parfois, il m'arrive d'intervenir, mais ce n'est pas comme un guru ; c'est plutôt à la manière de quelqu'un qui s'écrirait « attention ! » en voyant dans la rue un passant 68 s'approcher d'un trou qu'il n'a pas vu. Il arrive parfois que les gens se dirigent vers un précipice ; je le leur dis.

Quels sont les facteurs qui font qu'un sâdhaka se met à attirer des disciples ?

Il y a des moments dans ma sadhanâ où j'ai clairement compris comment attirer de nombreux disciples et devenir très connu, mais j'ai repoussé fermement cette tentation. La plupart des gurus ne peuvent donner shaktipat (la transmission d'énergie), et c'est qu'ils ne sont donc pas de vrais guru.
De plus, comme ils sont pris au piège de l'ashram qu'ils ont fondé ou dont ils ont hérité, ils ne peuvent reprendre une sadhanâ intensive. Il y en a cependant qui sont capables de renoncer à l'âshram qu'ils ont construit, comme par exemple Satyânanda de Mongyr, le disciple de Shivânanda. (une psychothérapeute californienne, mystique, mais avec des traits hystériques.)

Vijayânanda, pourquoi n'ouvrez-vous pas votre cœur ?

Le cœur est la chose la plus secrète, on ne l'ouvre pas à tout le monde. Déjà, vous ne montrez pas votre corps nu à tout le monde, mais seulement à votre mari, et le cœur est beaucoup plus important que le corps.

Croyez-vous à la communication à distance ?

Chaque personne qui a un guru sait qu'on peut communiquer avec lui ou elle à distance ; pour recevoir un message télépathique, il faut avoir le mental silencieux, sinon, même si on le perçoit jusqu'à un certain point, on l'entoure de ses fabulations. Quand j'étais à mon ermitage de Dhaulchina, j'avais le problème de savoir si l'épicerie serait ouverte quand je descendrais au village, à une demiheure en contrebas, ou si le paysan qui me fournissait le ghî en avait. Je leur demandais intérieurement, et les gens intéressés me répondaient oui ou non.

Vijayânanda, êtes-vous un guru ?

On avait demandé à Cavour, le diplomate remarquable qui avait réussi à faire l'unité italienne, les raisons de son succès. Il a répondu : « Je dis la vérité, mais on ne me croit pas ». De même, moi, je dis que je ne suis pas un guru, mais on ne me croit pas.

(Une instructrice de Méditation Transcendantale et son mari.) -
Vous devez être dans un état de bliss, de félicité permanente ?

Non, je suis un homme très ordinaire ; ce qu'il y a néanmoins, c'est que je n'ai pas d'émotions négatives : pas de colère, pas de désirs sexuels, ce désir qui est si difficile à maîtriser. Je n'ai pas d'attachement, même envers mes filles adoptives, que j'aime beaucoup, je n'y suis pas attaché. Évidemment, pendant la méditation, c'est le bonheur, mais le maintenir constamment dans la vie courante est beaucoup plus difficile : cela correspond au sommet de l'évolution spirituelle, le sahaja samadhi (sâmadhi spontané).

On sent en vous beaucoup d'amour.

Je ne sais pas ; mais quand je parle avec quelqu'un, je suis complètement concentré sur cette personne. J'observe ses réactions, ses gestes, ce qui lui plaît et ce qui lui déplaît. Par contre, les gens ordinaires, quand ils parlent avec quelqu'un, sont en fait concentrés sur eux-mêmes.