XVII. ADIEU A DACCA (1932)
Les fêtes d'anniversaire se prolongèrent pendant 21 jours au cours desquelles kirtanas et cérémonies se succédaient sans interruption. Comme les années précédentes, les fidèles arrivèrent en foule à Dacca. En cette occasion une autre facette de la personnalité de Mataji se révéla. C'est elle qui suggéra comment organiser l'accueil des nombreux visiteurs, avec une sûreté infaillible, et comment les occuper utilement ; elle était partout à la fois. L'un des grands moments fut l'installation des divinités qu'on avait refaites en un alliage de huit métaux. Bholanath, suivant les instructions de Mataji, accomplit tous les rites nécessaires. Mataji recevait les offrandes de fleurs, sucreries, bijoux, argent, vêtements, qu'elle redistribuait aussitôt. Même des années après elle se souvenait du nom de celui qui avait fait tel ou tel cadeau. Didi et ses compagnes sont souvent bien embarrassées par cette montagne de cadeaux qui afflue partout où passe Mataji. Mais cette dernière n'est jamais en peine pour trouver à qui remettre un objet donné. Pour elle la valeur de l'objet n'entre pas en ligne de compte et chacun reçoit toute son attention.
Mataji était entourée 24 heures sur 24 par une foule de fidèles; et pourtant, elle trouvait moyen de donner des instructions détaillées aux brachmachâris de l'ashram au sujet de l'adoration des statues nouvellement installées et de l'entretien du feu sacré. La connaissance de ces rituels lui venait spontanément et son exactitude fut plus tard vérifiée quand Mataji entra en contact avec des pandits de Bénarès à l'époque du Mahâyajna. A chaque fois que l'occasion se présentait, chacun recevait des instructions personnelles sur sa vie spirituelle : cela se faisait tout naturellement, sans embarras ni cérémonial. Toutefois, ces conseils restaient confidentiels. Mataji disait : « Les efforts que vous faites en vue de votre progression spirituelle doivent rester soigneusement cachés. Veillez sur eux aussi soigneusement qu'un avare sur son trésor. Votre sâdhanâ n'a pas besoin de publicité ; c'est une affaire entre Dieu et vous. Ne négligez pas vos devoirs familiaux ou professionnels. Même si vos mains travaillent, personne ne peut vous empêcher de penser à Dieu. »
Quelques jours après les célébrations, Mataji alla rendre visite à de nombreux disciples et recueillit une grosse quantité de nourritture. Tous les fidèles furent invités à l’ashram. Elle se rendit aussi à Siddheswari et avant de partir, caressa la statue de Kâli et le pipal. Le soir, elle s'installa sur la véranda de l'ashram. Seuls quelques disciples étaient présents. Vers 23 h 30 elle se leva et dit doucement : « Maintenant je m’en vais ». Ces mots sonnèrent de façon désagréable aux oreilles de Biren frère de Didi. Il dit précipitamment : « C'est cela ; allez-vous reposer, il est tard. » Comme elle se taisait, ils s'inclinèrent tous devant elle et rentrèrent chez eux. Quand ils furent partis, Mataji demanda à Didi d'aller chercher Bholanath qui, fatigué était parti se coucher. Ils échangèrent quelques paroles, puis Bholanath sortit mettre ses vêtements de voyage. Entre temps, Mataji avait envoyé chercher Bhâiji, tandis qu'elle allait s'asseoir sous la panchavatî. On appela les Brahmachâris et elle leur parla quelques instants. Didi l'entendit soudain qui l'appelait par son nom, et accourut. Mataji lui dit : « Le courage est la vertu principale du sâdhakâ. Tu dois être courageuse. » A ces mots l'inquiétude de Didi fut à son comble. Mataji poursuivit : « Ne t'agite pas. J'ai déjà quitté Dacca souvent. Mais à chaque fois j'ai été obligée de revenir à cause de votre abattement à tous. Laissez-moi suivre mon kheyâla, c'est impossible vous dressez des obstacles devant moi. » Mataji continua sur le même ton demandant à Didi et aux autres de donner l'exemple. Mais on faisait la sourde oreille. Didi ne pouvait concevoir l'avenir sans Mataji, elle était folle de chagrin.
Suren qui avait travaillé tard à l'ashram, vint s'incliner devant Mataji avant de rentrer chez lui. Elle lui dit : « Tu pars ? Cette nuit je pars moi aussi ». Suren dit : « Où allez-vous ? Quand rentrerez-vous ?" A ces deux questions Mataji répondit : « Rien n'est encore fixé. » Shashanka Mohan ne fut pas surpris de cette soudaine décision. Habituellement, quand elle quittait Dacca, Mataji disait : « Je vais faire un tour », ou bien « je reviendrai quand vous aurez envie de me voir », ou employait des formules de ce genre. Mais cette fois elle ne parla pas de retour. Tous ceux de l'ashram étaient à présent autour d'elle. Bhâiji arriva. Mataji lui dit : « Cette nuit, tu vas partir avec nous. » Comme il ne répondait rien, elle demanda : « Et bien, serait-ce impossible ? » Nous ne savons pas ce qui se passa dans la tête de Bhâiji à cet instant, mais tout le monde sentit qu'on lui demandait de prendre la décision la plus importante de sa vie. Il répondit calmement : « Je vais d'abord repasser chez moi prendre l'argent. » « non », dit Mataji, « prend ce que ces gens pourront te donner. »
Bhâiji ne dit rien et se dirigea seul vers le temple. Mataji fit prévenir ses parents. Didima vint seule car son père était mécontent de sa soudaine décision. Selon son habitude, Mataji se prosterna aux pieds de sa mère, puis sortir de l'ashram. Accompagnée d'un petit groupe, elle marcha jusqu'à la gare. C'est ainsi que le Mardi 2 Juin 1932 ; Mataji, en compagnie de Bholanath et de Bhâiji, quitta définitivement Dacca.
Mataji se compare parfois à un oiseau qui prend son vol et se pose où cela lui plaît. Elle avait eu le kheyâla d'aller où bon lui semblerait. Voyageant sans but précis à travers l'Inde du Nord, ils atteignirent finalement Dhera-Dun et élurent résidence dans un temple de Shiva en ruines ,au village voisin de Raipur. Ce temple appartenait à un homme du pays qui avait une certaine notoriété. Mais il n'avait plus les moyens de l'entretenir et l'avait laissé envahir par les broussailles, les serpents et les scorpions. Il n'y avait ni eau, ni électricité.
Ils vécurent en ascètes, Bholanath s'occupa de sa propre sâdhanâ, tandis que Mataji restait assise ou se promenait seule. Bhâiji allait au village chercher de l'eau et du froment, parfois quelques légumes, et c'était là toute leur nourriture. Les villageois supposaient que Bholanath était un sannyâsi qui avait renoncé au monde et dont la femme , n'ayant pu se résoudre à rester seule, l'avait suivi dans cet endroit désolé. Quant à Bhâiji, ce devait être le serviteur ; ses manières réservées et ses habits grossiers donnaient quelque crédit à cette supposition. Au bout d'un certain temps, ils durent revoir leur opinion, ils apprirent par le receveur des postes que Bhâiji recevait un courrier abondant et important, car il portait le sceau du gouvernement. La curiosité les incita à leur rendre visite et ils eurent quelques renseignements sur Mataji qui connaissait un peu le Hindi. Ils prirent l'habitude de venir la voir et de lui parler. Peu à peu, les gens de Dehra-Dun, empruntant la route solitaire de Raipur, vinrent pour le darshan de Sri Anandamayee. Pour tous, celle qu'on appelait « Ma » à Dacca allait devenir « MATAJI ». Elle répondit aux questions des nouveaux venus. Ce qu'elle leur disait ne différait guère de ce qu'elle avait énoncé jusqu'ici :
Une relation éternelle existe entre Dieu et l'homme, mais au cours de son jeu, elle semble parfois brisée. En vérité, il n'en est pas ainsi, car cette relation est de toute éternité.
L'environnement peut avoir sur l'homme une influence décisive. Choisissez donc la compagnie des sages et des saints. Croire signifie croire en son propre MOI. Ne pas croire signifie prendre le non-MOI pour le MOI.
La lumière du monde va et vient ; elle est instable. La lumière éternelle ne s'éteint jamais. C'est par elle que vous contemplez la lumière extérieure. Tout ce que vous voyez dans l'univers est dû à cette grande lumière au-dedans de vous, et c'est uniquement parce que la Connaissance Suprême se trouve cachée dans les profondeurs de votre être qu'il vous est possible d'acquérir des connaissances.
En vérité le monde tout entier est vôtre, vous appartient. Mais vous le percevez comme une chose séparée. Le connaître comme étant vôtre procure un grand bonheur. Mais l'idée de séparation est cause de souffrance.
Quand la prière n'est pas l'expression spontanée de votre coeur, demandez-vous : « pourquoi est-ce que je prends plaisir dans les choses transitoires du monde ? » Si vous recherchez avec passion un objet ou une personne particulière, marquez un temps d'arrêt et dites-vous : «Attention te voilà fasciné ! » Et pourtant, y a-t-il un endroit où Dieu n'est pas ? La vie de famille peut aussi vous conduire dans Sa direction, pourvu que vous l'acceptiez comme telle. Vécue dans cet esprit, c'est une aide dans la marche vers la Réalisation.
Si vous aspirez au renom ou à la situation sociale, Dieu vous l'accordera, mais vous resterez insatisfaits. Le royaume de Dieu est un tout, tant que vous n'en avez pas hérité dans sa totalité, vous ne pouvez pas vous estimer satisfaits.
Le devoir suprême de l'homme, c'est d'entreprendre la recherche de son Etre véritable ; que ce soit par le chemin de la dévotion où le « JE se perd dans le TOI », ou par le chemin de la dévotion où l'on cherche le « JE » véritable, c'est toujours LUI qu'on trouve dans le TOI comme dans le JE.