Préface

Mataji ou Sri Anandamayi Ma tient une place unique dans le milieu culturel (2) de l’Inde contemporaine. Elle n'a inauguré ni une religion nouvelle, ni un nouveau courant de pensée ;elle n'a pas de message à délivrer ou de mission à remplir. Pourtant, elle attire à elle des gens de tous âges, de toutes conditions sociales et de toutes croyances. A tous ceux qui viennent la trouver, elle offre un accueil que rien ne limite. S'intéressant à des choses très humaines, elle en est cependant suprêmement détachée. Ce détachement va de pair avec l'intérêt qu'elle manifeste pour toutes les entreprises humaines. Aucun aspect des affaires humaines ne lui est indifférent. Il est impossible de dire qui elle est ou ce qu'elle est, car on ne peut trouver nul autre exemple qui présenterait cette palette extraordinaire de traits caractéristiques.

Au cours des années 1924-32, son état de constante exaltation spirituelle attira sur elle toute l'attention publique. Les gens la comprenaient diversement selon leur propre niveau de compréhension. Certains pensaient qu'elle était une grande sâdhikâ (3) vivant dans l’ivresse divine. C'était vrai, et pourtant on ne s'expliquait pas comment elle pouvait par ailleurs se comporter d'une façon si parfaitement naturelle et participer - d'une manière bien spéciale toutefois - aux affaires du monde qui réclamaient son attention On peut dire qu'elle transformait les activités les plus banales en les auréolant de beauté. En outre, il apparut bientôt à ses fidèles que dans le cas de Mataji, il ne s'agissait pas d'une vie de sâdhanâ. Ainsi, les diverses idées qu'on se faisait d'elle durent-elles céder le pas à une prise de conscience plus vaste et plus profonde qui intégrait tout ce que ses disciples voyaient en elle et le transcendait.

C'est à Dacca (4) au cours des années 1924-32 que l'extraordinaire personnalité de Mataji fut pour la première fois reconnue publiquement. Le présent recueil vise à satisfaire une demande d'information sur cette période initiale. Les sources de ce livre sont pour la plupart des récits de vive-voix émanant de personnes qui la connurent à Dacca et même avant. Beaucoup de ces, premiers disciples quittèrent Dacca avec leur famille à l'époque de la partition de 1947 et sont maintenant établis à Bénarès. Au cours des années 1924-32, les proches de Mataji allaient fréquemment à Dacca. C'est grâce à eux que les disciples de cette ville purent connaître l'enfance de Mataji. Par la suite, nombre d'entre eux se rendirent à Khéora, son village natal, ainsi qu’à Alpara, Bajitpur et d'autres villages où s'était déroulée son enfance. Les villageois leur apprirent quel y avait été le mode de vie de Mataji.

Didi Gurupriya a rendu grand service aux disciples de Mataji en tenant un journal depuis 1926. Didi est totalement incapable d’exagération ou de sentimentalisme. C'est une personne très prosaïque (elle prendrait cela pour un compliment) et ses comptes-rendus de la vie de Mataji sont un modèle de fidélité. Néanmoins, elle n'avait pas toujours la possibilité de connaître l'ensemble des activités de Mataji. Bien que précieuses, ces notes sont une source d'information incomplète ; elles constituent toutefois un document de valeur. Les épisodes relatés en détail dans ce livre sont bien connus des habitués de l'Ashram. La plupart des personnes mentionnées, ou bien leurs proches, leurs amis, sont encore en vie. J'ai eu connaissance de nombreux épisodes, tel par exemple la mort de Vinodini Devi, de la bouche même de Birendra Chandra Mukherjee, le frère aîné de Didi. Ces événements me furent également rapportés par Srimati (5) Hiranbala Ghosh, Brahmachari (6) Kamalakantaji, Jogeshdada et d'autres. Inutile de préciser que les événements rapportés ici sont aussi authentiques et aussi dignes de crédit que peuvent l'être ceux rapportés par des gens intelligents et de bonne éducation, ayant une large ouverture d'esprit.

Il va sans dire que ce document illuminant les mille et une facettes de la personnalité de Mataji n'est qu'un piètre substitut à sa présence vivante. Je suis tout-à-fait consciente des imperfections de ce travail et le souhaiterais mieux écrit. C'est très imparfaitement qu'il décrit cette scène d'une beauté admirable, tournée vers l'invisible, qui se joue spontanément, sans discontinuer et à laquelle se joint un nombre toujours plus grand de participants. J'ai essayé de présenter les faits de façon impartiale. Puisse quelque artiste utiliser un jour ce travail et en faire une oeuvre digne de son sujet; c'est mon voeu le plus cher.

Août 1970

Bithika Mukerji.

____________________

(2) En Inde, toute culture étant étroitement liée aux valeurs spirituelles, Il faut éviter d'interpréter cette expression dans le sens qu'elle aurait eu Occident où la culture est surtout d'ordre intellectuel.
(3) Celle qui suit une sâdhanâ ou discipline spirituelle ayant pour but de préparer à la Réalisation (masculin : sâdhaka).
(4) Maintenant au Bengla Desh (ancien Pakistan oriental).
(5) Srimati = Madame, masculin : Srî = Monsieur.
(6) Étudiant religieux qui se consacre à une discipline spirituelle (novice).