XV. BHOLANATH
A Dacca, c'est une atmosphère de tristesse qui attendait Mataji et Bholanath. Niranjan Rai, qui avait pris l'initiative de construire l'ashram de Ramna, était mort le 15 juin 1929, environ un mois après le départ de Mataji. La mort de sa femme l'avait beaucoup éprouvé. Souvent, Il disparaissait pendant des heures au champ de crémation. Son unique raison de vivre avait été la construction du nouvel ashram. Mataji n'y était encore restée que 24 heures. Bholanath préférait Siddheshwari.
Dididma, Matori Pisima et la petite Maroni les y accompagnèrent. Mataji et Bholanath n'encouragèrent pas les fidèles de Dacca à venir les voir. Mataji ne semblait pas en bonne santé, et à la différence de ce qui se passait jusqu'ici, cela était très visible. Didi et les autres étaient très inquiets de sa pâleur, mais ils ne furent pas autorisés à intervenir ni à demeurer avec eux.
Mataji essaya de faire la cuisine avec l'aide de Didima et Pisima, mais elle en fut incapable. A Shabagh, dans un contexte différent, elle avait dit un jour à Didi qu'il ne fallait pas se forcer pour renoncer à quelque chose ; quand le moment est venu, ce qui est inutile s'en va de lui-même. A présent, quand Mataji tentait de participer aux travaux ménagers, elle était incapable de saisir ou de tenir les objets. Ses mains étaient devenues aussi maladroites que celles d'un petit enfant. A cette époque, les fidèles ne comprirent pas la raison de ce changement. Ils étaient tristes de la voir toute entière tournée vers l'intérieur. Fait inhabituel, Bholanath paraissait également inaccessible. Depuis qu'ils étaient mariés, il n'était jamais intervenu dans le mode de vie de Mataji. Mais depuis deux mois, certains, membres de sa famille lui conseillaient de mener une vie normale et de ne plus vagabonder comme un ascète ni autoriser Mataji à faire de même. Il n'était sans doute pas resté insensible à ces conseils, car il en fit part à Mataji. Beaucoup plus tard, après la mort de Bholanath qui survint en 1938, elle raconta à Didi ce qui se passa à l'époque :
« Au bout de trois ans, Bholanath voulut que je me remette à la cuisine et au ménage comme autrefois. Tu te souviens, à Siddheshwari. j'ai essayé de faire la cuisine pendant quelques jours avec l’aide de maman ?. Cela m'était tout à fait égal, j'ai essayé de faire ce qu'il me demandait, mais apparemment cela ne devait pas être. Quelques jours plus lard, Bholanath tomba malade et puis ce fut mon tour.
Bholanath n’eut jamais l'ombre d'une pensée mondaine. Il ne faisait aucune différence entre moi et la petite Maroni quand nous étions couchées auprès de lui. Combien de fois m’as-tu allongée à ses côtés avant de partir, quand ce corps était en bhâva. Jamais il n'eut la moindre pensée égoïste. A Bajitpur comme à Shabagh, il veilla sur ce corps avec désintéressement. Une ou deux fois, il y eut en lui une trace de pensée mondaine, si faible qu'elle n'atteignait pas le niveau conscient. Dans ces moments, ce corps présentait tous les symptômes de la mort. Bholanath prenait peur et se mettait à faire du japa, car il savait que c'était le seul moyen de renouer le contact avec moi. Il avait une maîtrise de soi et une dignité extraordinaires. Jamais je ne l'ai entendu faire une plaisanterie douteuse ; il n'était jamais superficiel. Pendant toutes ces années passées avec lui, je n'eus jamais la moindre trace de ces désirs qui assaillent l'humanité. C'est seulement maintenant que j'entends si souvent parler de cet aspect de la nature humaine.
Bholanath aimait aussi beaucoup sa famille. Il fut influencé par leur esprit mondain. Il a toujours cru en moi, mais il y avait des moments où la colère l'aveuglait. Cette histoire de travaux ménagers ne dura que quelques jours. » Mataji ajouta : « Vous savez tous que Bholanath était sujet à de terribles accès de colère. On dit que cela arrivait même aux rishis. Je ne prétends pas que Bholanath fût un rishi, sinon vous pourriez croire que je fais l'éloge de mon mari. Mais vous avez tous pu vous rendre compte de la vie extraordinaire qu'il a menée, une vie de renoncement et d'ascétisme sévère. »
Le cas de conscience de Bholanath fut de courte durée. Mataji paraissait très malade. Son rayonnement habituel avait disparu. De plus, elle observait le silence, ne prononçant que quelques mots indistincts à l'intention de Bholanath ou de quelques autres. Personne toutefois ne connaissait les raisons de ce changement. Bholanath tomba également malade. Mataji le veilla seule, mais quand les fidèles furent aux courant, on le transporta chez Aswini Kumar pour faciliter son traitement. Avec sa permission, Mataji allait parfois à l'ashram et restait seule dans sa chambre. En août, elle eut une violente fièvre. Sa température passait brutalement de 41° à 37°5, puis remontait à 40° sans qu'on remarquât en elle le moindre changement extérieur. La maladie lui fit retrouver toute sa gaieté. Elle souriait, parlait et se comportait comme une personne en bonne santé, même lorsqu'elle avait beaucoup de température. Après quelques jours de fièvre, son corps devint complètement flasque. Elle était incapable de se servir de ses membres : il fallait la lever et la porter. On aurait dit une attaque de paralysie, si ce n'avait été le fait qu'elle parlait et riait normalement. Didi et d'autres reçurent de Bholanath la permission d'aller à Siddheshwari pour s'occuper d'elle. Mataji disait « Pourquoi soulevez-vous ce corps avec tant de précautions ? C'est un vrai sac de farine, vous pouvez le bousculer sans crainte. » Désespérée, Didi supplia Mataji : « Nous sommes incapables de nous occuper de votre corps dans ces conditions. Je vous en prie, guérissez. »
Une nuit, Mataji leva une main toute seule. C’était son premier mouvement depuis quatre ou cinq jours. Le lendemain, elle fit quelques pas et retrouva peu à peu l’usage de ses membres. Mais la fièvre persistait et des symptômes d'hydropisie et de dysenterie apparurent. Pourtant, elle était toujours aussi gaie. Bholanath se dit que si cette maladie continuait à lui plaire, jamais elle n'aurait le Kheyâla de retrouver la santé. Feignant l'impatience, il lui dit : « Quand on est malade, il n’y a pas lieu de se réjouir. Guéris maintenant. » Après ces, remontrances, Mataji eu vraiment L’air d'une malade. Elle ne bougeait pas et ne disait rien. Quand les fidèles lui demandaient de guérir, elle disait : « Quand vous venez, je ne vous demande pas de repartir. Pourquoi renverrais-je les maladies ? Elles partiront quand le moment sera venu. » La maladie prit en effet son temps pour la quitter et la fièvre persista longtemps après la disparition des autres symptômes.
Les fidèles voulaient installer définitivement la statue de Kâli et le feu du yajna à Ramna. Ils désiraient aussi agrandir l'ashram. En creusant des fondations on mit à jour plusieurs tombes dont certaines étaient dans un bon état de conservation. On déterra des squelettes, des cendres de feux sacrificiels et des lampes. On se souvint que Mataji avait dit que dans le passé, de nombreux ascètes avaient vécu à cet endroit, et pratiqué la sâdhanâ. Selon son Kheyâla on ne toucha pas aux tombes, et les bâtiments furent édifiés dessus.
En octobre 1929, Mataji et Bholanath vinrent à Ramna. Ils étaient malades tous les deux et restèrent au lit. Pendant quinze jours, Mataji ne quitta pratiquement pas sa chambre. Un matin, Bhâiji la persuada de venir se promener sur le terrain de polo. Cela provoqua une nouvelle attitude : elle se mit à faire trois ou quatre heures de marche chaque jour. Un matin, elle ne se leva pas du tout. Deux jours passèrent et Mataji demeurait immobile dans son lit. Bholanath ne comprenait pas. Il réunit les fidèles et on chanta un kîrtana toute la nuit. L'après-midi suivant, Mataji se leva et reprit peu à peu les activités de la vie quotidienne. Aux questions qu'on lui posait elle répondait : « Pour moi, cet état d'inertie est identique à l'activité , je ne ressens aucune différence. Alors qu'y a-t-il à expliquer ? »
Au cours de cette période, et sans rien y paraître, Mataji apporta un changement considérable dans la façon de vivre de Bholanath. Il n'était pas insensible à un certain confort matériel. Il couchait dans un lit moelleux alors que Mataji se contentait d'une couverture. Une nuit, elle le réveilla tandis qu'il reposait dans son confortable lit et exprima le kheyâla de s'y reposer. Privé de son lit, Bholanath dut rouler quelques habits en guise d'oreiller et utiliser la couverture de Mataji pour la nuit. Quelques jours plus tard, Mataji replia la literie élaborée de Bholanath, la fit ranger et prit une autre couverture pour elle-même.
Le renom de Mataji s'étendait chaque jour davantage. On venait discuter avec elle de problèmes personnels ou philosophiques. En 1929 se tint à Dacca le congrès philosophique indien. Plusieurs délégués vinrent voir Mataji et eurent avec elle une longue conversation. L'un d'eux lui demanda : « Si le caractère humain changeait et que l'égoïsme disparaisse, est-ce que le monde deviendrait parfait ? » Elle répondit aussitôt en souriant : « Mais il l'est déjà. » Les délégués comprirent qu'elle parlait du haut de son expérience, où tout est la parfaite expression de l'Etre parfait. Le docteur Mahendra Nath Sircar écrit à ce sujet : « Les délégués se réunirent chez Mâ. Un professeur de Wilson College dirigeait les débats qui durèrent trois heures. On posa toutes sortes de questions, philosophiques pour la plupart. Aussitôt Mataji y répondait, sans aucune hésitation, aucun temps de réflexion, aucun signe de nervosité. Ses réponses étaient directes et ne s'embarrassaient pas d’un langage métaphysique technique. » Il ajouta que tous les assistants furent impressionnés par « la profondeur de sa sagesse, l'aisance de son expression et la luminosité de son sourire. »
Au début de 1930 Mataji demanda à Bholanath de pratiquer la sâdhanâ à Siddheshwari. Atul ou quelqu'autre jeune brahmavharî passait la nuit avec lui. Sinon il était pratiquement seul. Comme à Tarapith, il parvint à une profonde concentration et restait assis pendant des heures dans la même posture.
C'est Bholanath qui planta le panchavati de Ramna. Un panchavati consiste généralement en un bosquet de cinq arbres, banyan, pipul, âmaloki, ashoka et bela. On le considère comme un lieu propice à la méditation et à la sâdhanâ. Bholanath avait reçu intérieurement les mantras nécessaires pour planter chacun des cinq arbres et se trouvait dans un état extatique au moment des cérémonies. Quand on déballa les jeunes plants, on s'aperçut que l'ashoka n'avait pas de motte de terre autour des racines. Quelqu'un remarqua: « Il ne reprendra sûrement pas. » A ces mots, Bholanath dit avec force : « Si, il reprendra ; il ne peut pas mourir. » Quelques jours plus tard, l'arbuste était complètement fané. Kamalakanta, dont la témérité lui valut souvent des réprimandes de Bholanath, le déracina et le jeta. Quand Bholanath revint à Ramna, il fut furieux de trouver son arbre déraciné. Il le remit en place en disant : « Il ne peut pas mourir ! ». Mataji se promena peu de temps après aux abords du panchavati. Elle dit : « Faites donc ceci : apportez un autre arbuste et plantez-le à côté de celui-là. » Aussi étrange que cela puisse paraître, ce traitement inédit redonna vie au premier arbuste et en quelques jours les deux ashokas se mirent à pousser.
En 1930 on célébra l'anniversaire de Mataji à Ramna et la pûjâ eut lieu au panchavatî. Peu de temps après Mataji dit un jour : « J'entends des pleurs monter de toutes les maisons. » Cette prophétie se réalisa bientôt : les révoltes communales de juin 1930 amenèrent le règne de la terreur. La ville fut soumise au couvre-feu et personne n'osait plus sortir. Seul Bhâiji venait chaque jour à l'ashram comme d'habitude.