XVI - LE CERCLE S’ÉLARGIT
En août 1930, Mataji et Bholanath, accompagnés de fidèles, partirent pour un périple dans l'Inde du Sud : Madras, Chidambaram ; Sr gam, Kanchipuram, Madurai, Rameshvaram et Kanya Kumari où ils passèrent deux semaines, captivés par la beauté du temple de Devî Kur. Dans la soirée des jeunes filles appartenant aux familles des prêtres chantaient et dansaient dans le temple. Elles vinrent plusieurs fois à dharmasâlâ chanter pour Mataji. Elles se tenaient par la main et formaient une ronde autour d'elle. Quand Mataji fut sur le point de partir, les petites filles l'entourèrent et essayèrent de lui parler, mais la différence de langue était un obstacle insurmontable, et elles communiquèrent un moment par gestes.
Au temple de Kumarika, Shashanka Mohan eut une merveilleuse expérience. Un jour qu'il méditait dans le temple, il se sentit soudain poussé à ouvrir les yeux. Près de la porte d'entrée, il aperçut une belle jeune fille de petite taille. Dès qu'il la regarda elle se retira dans le sanctuaire intérieur. Il était très surpris car personne n'avait pénétré dans le temple. Quand elle fut près de la statue de la divinité, elle disparue. Shashanka Mohan était d'une nature méfiante et on ne sait pas exactement quelle signification il accorda à cet événement qu'il ne relate que plusieurs années après.
Après Kumarika, les pèlerins visitèrent Trivandrum, Mangalore, E bay et Dwarka. Mataji était vivement intéressée par les temples et les villes qu'ils traversaient. Elle observait les coutumes des diverses provinces et faisait remarquer à ses compagnons les particularités de l’architecture et des rites propres à chaque temple. Les gens étaient attirés par son rayonnement et, bien que ne parlant pas leur langue, elle n'éprouvait aucune difficulté à établir un contact avec eux. Dans ces lieux : nouveaux, elle se sentait vraiment chez elle. En octobre 1930 on célébra Durgâ-pûjâ à Vindhyachal dans un petit bâtiment acheté par Shashanka Mohan, situé au sommet de la colline Astabhuja. En cette occasion ce coin solitaire s'anima du son des conques et des cloches, des kîrtanas et des rires d'enfants.
Mataji se rendit ensuite dans divers endroits puis à Jamshedpur, ville industrielle dont les habitants n'étaient pas particulièrement attirés par la religion. Krishna Chandra, père de Jogishdada, organisa le séjour de Mataji qui débuta par un kîrtana. Beaucoup de ces gens n'en avaient jamais entendus. Le lendemain, la maison de Krishna Chandra grouillait de visiteurs. Les gens entourèrent et écoutèrent Mataji jusqu'à deux ou trois heures du matin. Quand Mataji partit pour Calcutta, les gens de Jamshedpur formèrent un groupe de chanteurs. Ils prirent l'habitude de se réunir chaque semaine chez l'un d'entre eux pour chanter des kîrtanas et parler de Mataji. Plus tard beaucoup demandèrent l'initiation à Bholanath.
Environ six mois plus tard, Mataji retourna à Dacca. Elle reçut des nouvelles du quatrième frère de Bholanath, Kamir Kumar, par l'intermédiaire d'un disciple de Calcutta. Depuis plus de vingt ans tout le monde ignorait où il se trouvait. On savait qu'il s'était converti au Christianisme et qu'il était clergyman. Il avait entendu parler de Mataji et souhaitait connaître sa famille. Bholanath fut heureux de cette nouvelle et partit aussitôt pour Calcutta avec Mataji et Ashu. Le révérend Chakravarty et sa femme s'attachèrent à Mataji et vinrent à plusieurs reprises la voir à Dacca.
Le soir, à Ramma, Mataji se promenait dans les grandes prairies qui entouraient l'ashram. Parfois les hommes s'asseyaient dans l'herbe et discutaient philosophie avec elle. Un jour quelqu'un demanda : « Vous étiez allongée en samâdhi, de toute évidence en communion avec Dieu. A présent, il vous faut redescendre à notre niveau et nous parler pour notre bien. » - « Êtes-vous donc tous séparés de Dieu ? », répondit Mataji en souriant, « Je ne vois ni ascension ni descente. Pour moi tout est égal. Seules les réactions physiques semblent différentes. »
Après les cérémonies d'anniversaire de 1931, Mataji partit pour Darjeeling et passa par Bajitpur. L'ancien cottage était toujours là, mais le toit et les murs s'effondraient. Didi emporta une poignée de terre prise à l'endroit où Mataji se tenait pendant la lîlâ de la sâdhanâ.
Après avoir visité plusieurs endroits, le groupe se rendit finalement à Puri pour assister à la fête annuelle de Ratha-yâtrâ. Quelques jours avant la fête, Mataji dit : « Une catastrophe se prépare. Essayez de faire quelque chose. » Bholanath en déduisit qu'un accident se produirait au moment où l'immense foule serait rassemblée et voulut quitter la ville. Mais ses compagnons, qui tenaient absolument à voir le Ratha-yâtrâ, l'en dissuadèrent. Le beau-frère de Didi avait laissé à Puri son fils aîné Santosh et sa fille Tarubala, car le garçon désirait rester avec le groupe de Mataji. Santosh était en effet sujet à des crises d'épilepsie. Une semaine s'écoula, un jour Santosh disparut. On se mit anxieusement à sa recherche. Finalement on retrouva son cadavre dans le puits qui était derrière la maison. Ce fut un choc terrible pour tout le monde. Seule Mataji restait tranquillement dans sa chambre.
Toute la journée elle continua à recevoir les visiteurs, ne donna aucun signe d'affectation. Tard dans la soirée, elle parla de Santosh avec Didi et Tarubala. Toute la nuit elle ne parla que de cela. Le lendemain à l'aube, elle se rendit jusqu'au puits et tenta de reconstituer les gestes de l’enfant. Il était pourtant assez intelligent pour ne pas s'approcher d’un tel endroit. Le mystère resta entier.
La famille de Jyotish Guha, de Calcutta, demanda à Mataji de l’accompagner à Bénarès. Quand elle arriva chez Nirmal Chandra, le beau-frère de Didi, c'était précisément le jour où l'on célébrait le srâddha de Santosh.
(1) Rites célébrés pour une âme défunte, treize jours après le décès.
Il reçut Mataji avec dignité : « Ma, je vous ai donné deux de mes enfants , je vois que vous en avez accueilli un. » Mataji le regarda et se mit à pleurer de façon touchante. La mère de Santosh qui elle aussi pleurait en silence, prit Mataji dans ses bras et essaya de la consoler.
Mataji passa deux semaines chez eux. On ne se serait pas cru dans une maison en deuil. Les parents de Santosh étaient très occupés à veiller sur Mataji et la foule joyeuse qui l'entourait comme partout où elle allait. Un jour le père de l'enfant lui demanda : « Ma, pourquoi avez-vous pleurer : le premier jour ? ». Mataji répondit : « Parce que vous ne le faisiez pas, j'ai pleuré pour alléger votre fardeau. »
Mataji retourna à Vindhyachal. Un jour, depuis la véranda de l’ashram, elle aperçut des hommes qui escaladaient la colline. Ils devaient être en excursion car ils avaient des provisions avec eux. Arrivés au sommet de la colline, ils dissimulèrent leur panier dans les buissons et s'en allèrent. Mataji demanda à Didi d'aller chercher les provisions. A leur retour, ces gens se demandaient ce qui était arrivé à leur panier. Mataji envoya bientôt quelqu'un les inviter. Ils furent extrêmement heureux de cette façon inattendue d'avoir un darshana. L'un d'eux l'invita chez lui à Mirzapur. Avant de regagner Dacca, Mataji fit un court séjour à Ayodhya.
Lentement, mais sûrement, Mataji changeait le mode de vie de Shashanka Mohan, Didi et beaucoup d'autres. Shashanka Mohan était pratiquement pensionnaire de l'ashram. Il se mit à pratiquer une sâdhanâ rigoureuse dont aurait été incapables de plus jeunes que lui. Il restait pendant huit ou dix heures en profonde méditation. Il était à la tête d'une grande famille, d'un clan pourrait-on dire. Tout en accomplissant ses obligations vis-à-vis d'eux, il se détacha peu à peu des contraintes familiales.
Mataji était constamment en déplacement: Cox's Bazar, Bénarès, Vindhyachal, Calcutta, Tarapith, Jamshedpur. Au début de 1932 elle revint à Dacca et passa quelques mois à Ramna. En avril elle alla à Calcutta, chez Kakababu, le frère chrétien de Bolanath. Le flot incessant de ceux qui se pressaient pour apercevoir Mataji ne lui laissait pas une seconde de repos. Kakababu et d'autres décidèrent de fixer des heures précises pour le darshana. A midi tout le monde fut prié de partir afin de laisser à Mataji quelques instants de détente. On lui proposa de s'installer à l'intérieur où il faisait frais. Le mois d'avril est en effet extrêmement chaud et au-dehors la température est difficilement supportable. Peu après Mataji se leva avec un air malicieux. Elle entra dans la chambre où les hommes faisaient la sieste et demanda à Kakababu de venir se promener avec elle. Il protesta : « Qu'est-ce que cela signifie ? J'ai renvoyé tout le monde pour que vous puissiez vous reposer, et vous voulez sortir dans cette fournaise ! De quoi aurais-je l'air ? » Mataji ne l'écoutait pas. Elle dit en souriant : « Ne savez-vous pas que mon cerveau est dérangé ? Je suis désolée de déranger aussi votre sieste. »
Chemin faisant Mataji s'arrêtait parfois dans des boutiques et marchandait. Elle arriva finalement chez Pashupati Babu dont la femme malade n'avait pu aller voir Mataji. Elle avait prié avec ferveur pour avoir son darshana, aussi quelle ne fut pas sa joie à l'arrivée de Mataji. Dans la soirée, Mataji retourna chez Kakababu. A 9 heures ce dernier pria à nouveau les gens de s'en aller. Il était résolu à assurer le repos de Mataji, du moins pendant la nuit. Mais c'était mal la connaître. Elle ne dormit pas et du coup, aucun de ses compagnons, ne put dormir. Les gens qui ont rencontré Mataji savent que personne ne peut s'arracher à sa présence à moins d'y être contraint. Kakababu protestait et elle se mit à le taquiner à la façon privilégiée d'une belle-soeur et d'une aînée. Le lendemain les fidèles apprirent de quelle façon Mataji s'était « reposée » dans la journée et la nuit précédente. Kakababu renonça finalement à cette tentative d'organisation.
Voici un incident significatif rapporté par Didi : la Femme de Kakababu, Kakima, une penjabi, était très fière de sa carrure athlétique et de sa force physique. Elle disait qu'elle mettait au défie toutes les bengalis. Au cours de compétitions amicales. elle battit Didi et les autres. Par jeu, Mataji lui attrapa le bras avec seulement trois doigts. Au grand amusement de tous, Kakima fut incapable de se libérer.
En quittant Calcutta, Mataji se rendit chez Atal Bihari. Le soir, elle fut invitée à un kîrtana chez un voisin. Atal Bihari resta chez lui. Au retour de Mataji, il était déjà au lit. Il se leva quand ses invités arrivèrent. Mataji dit : « C'est du joli ! Vos invités n'ont pas encore soupé et vous avez déjà pris votre repas et commencé votre nuit ! » Atal Bihari dit : « Une mère est satisfaite quand son fils a bien mangé et se repose. Mon repas devrait vous suffire ». Mataji répondit : « Très bien ! Mais n'oubliez pas ce que vous venez de dire. » Quand on amena à Mataji un repas léger, elle poussa le plat devant Atal en disant : « Si Atal mange, cela me suffit ; qu'il mange ceci. » Atal sourit et vida l'assiette. Mataji dit alors : « Je n'ai pas besoin de m'allonger, parce que le sommeil d'Atal sera mon sommeil." Atal répondit : « D'accord, vous pouvez veiller. Je vais me coucher. »
Le lendemain Mataji dit : « Le séjour d'Atal dans cette maison sera mon séjour. A présent allons ailleurs. » En compagnie de Didi, de la femme d'Atal et d'autres, Mataji se dirigea vers un temple voisin au bord de la rivière. Elle dit : « Préparez le repas de midi ici. » Après cela Mataji retourna chez son hôte. Il n'était pas dans sa nature de s'en aller après une victoire sur Atal Bihari. Elle était revenue pour apaiser son angoisse et ses remords d'avoir poussé le jeu trop loin. Mataji regagna Dacca quelques jours avant l'anniversaire de 1932.