VIII - VASANTI-PUJA A SIDDHESWARI / BHAIJI
En avril 1925, Mataji proposa à Bholanath de faire construire un toit au-dessus du védi de Siddheswari (1).
(1) Cf. La fin du chapitre IV.
Shashanka Mohan se proposa pour exécuter ce travail. Il acheta un petit bout de terrain qu’il fit entourer d’un mur de terre battue ; l’estrade (védi) se trouvait en son centre. Tout fut terminé en sept jours comme Mataji l’avait demandé. Le septième jour, Mataji et Bholanath, accompagnés de nombreux fidèles, se rendirent à Siddheswari et la nuit fut passée à chanter des kîrtanas. Après la construction de la pièce, le védi s’était trouvé encastré dans le sol. Mataji s’y asseyait et parfois s’y allongeait. Il est évident que sans quelque pouvoir yoguique, il lui aurait été physiquement impossible de s’installer ainsi de tout son long dans un espace aussi réduit.
Quelques jours plus tard, Mataji suggéra aux dévots de célébrer la Vâsantî-puja (2) à Siddheswari. Cette proposition fut accueillie avec joie et les préparatifs commencèrent. De nombreux parents et amis vinrent à Shabagh pour participer à la fête. La veille de la pûjâ tout le monde partit pour Siddheswari. L’endroit n’était plus aussi sauvage et désolé qu’autrefois. La route était plus praticable et quelques maisons s’étaient construites autour du temple. La plupart de leurs occupants étaient des fidèles de Mataji. Il fut convenu que les femmes logeraient dans l’une de ces maisons, tandis que les hommes s’installeraient sur la véranda du temple de Kâlî qui avait été remis en état. Mataji détermina la quantité de nourriture qu’il fallait cuire pour le bhoga (3).
(2) Durgâ-pûjâ de printemps, cf. Chapitre X.
(3) Nourriture offerte à la divinité.
Au début de la pûjâ, Mataji prit place dans le renfoncement près de l’âsana du prêtre ; elle y passa toute cette première journée. Dans la soirée, le ciel se couvrit et de violentes rafales de vent s’élevèrent, annonçant une tempête. Bholanath et les autres s’inquiétaient pour la statue abritée sous une hutte de chaume. Il courut vers Mataji et lui dit « Veille à ce qu’il n’arrive rien à la Pratiâ (statue, image) ». Peu après, la tempête éclatait. L’abri où l’on cuisinait fut emporté. Les gens se réfugièrent dans la salle du pûjâ, s’attendant à tout moment à la voir s’écrouler. Mataji paraissait trouver le temps tout à fait à son goût, unie à l’esprit de la tempête. Elle se leva en dansant au rythme des éléments déchaînés. Labanya, la fille de Pramoda, n’avait jamais vu sa tante dans cet état. « Qu’est-ce qui arrive à Kâkimâ ? » dit-elle en se précipitant vers Mataji. Elle passa ses bras autour d’elle et tomba presque aussitôt à terre ; mais dans la foule personne n’y prêta attention. Le kîrtana venait de commencer. Mataji se dirigea tout droit sous la pluie battante, suivie des chanteurs. Elle se rendit d’abord au temple de Kâlî, puis dans la maison où logeaient les femmes. Peu à peu les chants couvrirent les mugissements de la tempête qui se calma alors aussi soudainement qu’elle avait commencé. Les gens allèrent se changer et réparèrent les petits dégâts.
Shashanka Mohan retourna seul dans la salle de pûjâ. Il fut très étonné d’entendre le timbre pur d’une jolie voix qui répétait le nom du Seigneur, « Haribol, Haribol », comme au cours d’un kîrtana. Il resta un moment interdit, fasciné par tant de beauté. Il ne voyait personne et se demandait presque s’il ne s’agissait pas d’une voix céleste. En suivant la direction du chant, il découvrit la petite Labanya, étendue par terre transformée en statue de boue. Il la releva mais elle ne semblait pas consciente de ce qui se passait. Son visage avait une expression extatique. Elle continuait à répéter le Nom du Seigneur d’une voix merveilleuse. On la ramena chez sa mère, on la baigna et on lui mit des vêtements secs. Mais cela ne changea rien : le Nom qu’elle répétait avait l’effet d’un charme puissant. Sa mère était très inquiète, tantôt la grondant, tantôt exigeant que Mataji lui fît retrouver un état normal, Labanya ne se souciait de rien. En souriant, elle dit à Mataji : « Voyons, ma tante, est-ce que je suis devenue folle pour que ma mère se conduise ainsi ? Qu’y a-t-il d’autre au monde que ce Nom ? ». Mais sa mère n’y comprenait rien et voulait à tout prix qu’on ramène Labanya dans un état normal. Mataji, accompagnée de Didi, emmena la petite fille dans une pièce voisine. Mataji dit que cette extase s’était produite quand Labanya l’avait touchée au début du kîrtana. Elle ajouta : « Vois-tu, cet état de béatitude ferait le bonheur de tous les sâdhakas. Cela lui est arrivé si naturellement. Mais hélas, sa mère ne veut rien entendre ». Mataji toucha Labanya et fit divers kriyâs sur elle. Elle resta tranquille quelques temps mais retomba peu après en extase. « Tu vois » dit Mataji « c’est comme un grand incendie qu’on essaie d’éteindre. On le contrôle d’un côté mais de l’autre, le feu repart de plus belle ». Labanya resta en extase pendant trois jours, puis retrouva son état normal. Tous ceux qui la virent furent émerveillés. Mataji avait demandé à Didi de veiller sur elle. Un jour, Labanya déclara à Didi : « Cette statue est comme Kâkîma ». Didi répondit: « Tu dis des bêtises ! Est-ce que ta Kâkîma a dix bras ? ». Labanya affirma en toute simplicité : « Bien sûr mais elle ne se révèle pas à tous. C’est pour cela que les gens ne la voient pas telle qu’elle est ».
Le jour de Mahâstami (1), beaucoup de monde arriva de Dacca pour contempler la statue.
(1) Un des jours les plus importants de la Durgâ-pûjâ.
Mataji avait demandé de ne pas faire de cuisine supplémentaire pour les visiteurs, mais on l’avait sans doute oublié puisqu’on mit sur le feu quelques nouvelles marmites de riz. Didi dit à Mataji : « D’autres personnes viennent d’arriver mais il ne reste pratiquement plus de prasâda ». Sans se retourner, Mataji répondit : « Donnez tout ce qui vous reste. Ne faites rien cuire d’autres ». On constata avec stupéfaction que le restant de prasâda fut non seulement suffisant pour les nouveaux venus, mais également pour les ouvriers et qu’après cela, il y en avait encore.
Mokshada Devi, la soeur aînée de Bholanath, fit la pûjâ aux pieds de Mataji avec 108 fleurs de lotus. Il était évident que pour elle, Mataji était devenue plus qu’une belle-soeur. Elle lui demanda d’accueillir chez elle une de ses petites filles, Maroni, dont les frères étaient morts très jeunes. La mère et la grand-mère de l’enfant pensaient ainsi lui assurer une longue vie. Bholanath fut d’accord pour prendre cette enfant sous sa responsabilité.
La Vâsantî-pûjâ s’était passée à merveille. Comme le veut la coutume, on immergea la statue d’argile au quatrième jour et tout le monde retourna à Shabagh. Mokshada Devi dit : « Voilà bien des années que je n’avais vu toute ma famille réunie. A la mort de notre frère aîné, Revati Mohan, nous nous sommes tous séparés. Grâce à Badhuthâkurâni (2), nous avons eu l’occasion de tous nous retrouver ».
(2) On donne ce nom familier aux jeunes maîtresses de maison ; il traduit le respect et l’affection.
BHAIJI
Tous les fidèles s’accordèrent aujourd’hui pour voir en Bhâiji (Sri Jyotish Chandra Roy) celui qui parvint le mieux à comprendre la personnalité de Mataji. D’autres ont peut-être servi Mataji avec une dévotion égale et une humilité aussi absolue. Mais il fut le seul parmi les premiers disciples à devoir vaincre autant d’obstacles pour parvenir à Mataji. Disons plutôt qu’avant d’obtenir une place d’honneur parmi les disciples, les épreuves furent très sévères. A sa mort, en 1937, Bholanath et tous les fidèles sentirent qu’une perte irréparable les frappait.
Bhâiji travaillait au Ministère de l’agriculture du gouvernement bengali. C’était un homme très réservé, plein de dignité. De son vivant, très peu de gens eurent connaissance de ce qu’il pensait. S’il était avare de paroles, il était toujours prêt à rendre service (3).
En 1908, Bhâiji avait été initié au shakti-mantra (4) par le gourou de famille. Mais il était toujours à la recherche d’une personnification vivante de son mantra. Il avait parcouru toute l’Inde, visité tous les lieux saints et rencontré de nombreux sages ; cependant, son coeur n’était pas satisfait. Jusqu’au jour où il eut le darshana de Mataji. Il écrivit : « Grâce à la gentillesse de Bholanath, j’eus la bonne fortune de voir Mataji. Je fus frappé de trouver en elle un harmonieux équilibre entre la sérénité parfaite du grand yogi et la réserve d’une jeune épouse. Je compris aussi que ma recherche touchait à sa fin ».
(3) Après sa mort, on publia un livre d’après ses notes manuscrites, « Matri Darshan ».
(4) Le son représentant la Mère Divine.
Après cette première rencontre en 1924, il ne retourna plus à Shabagh pendant près d’un an. Il ne doutait pas que Mataji incarnât toutes ses aspirations spirituelles, mais c’était une jeune mariée et cela constituait pour lui une barrière infranchissable, un déguisement efficace. Souvent, il se répétait : « Si telle est sa volonté, qu’il en soit ainsi. Il est évident qu’elle ne veut pas de nous pour l’instant. Notre temps viendra quand elle sortira de sa retraite ». Mais à d’autres moments, son désir de voir Mataji était si fort qu’il avait bien du mal à le contrôler. Il tenta de se plonger dans l’étude d’oeuvres philosophiques et se mit en devoir de rédiger une brochure sur la vie religieuse qu’il appela « sâdhanâ ». Il en fit parvenir un exemplaire à Mataji. On vint lui dire qu’elle voulait voir l’auteur du livre ; C’est ainsi qu’un an plus tard, il reprit le chemin de Shabagh.
Mataji venait de mettre fin à sa période de silence (probablement en décembre 1925). Elle vint près de lui avec Bholanath et lui fit des compliments sur son livre. Bhâiji éprouva une joie et un sentiment de sécurité extraordinaires, comme un enfant en présence de ses parents. Il voulut faire partager cette joie à sa femme en la présentant à Mataji. En cette occasion, elle apporta un petit diamant, un plat en argent, des friandises et des fleurs. Le plat en argent avait une histoire : on raconta à la femme de Bhâiji que depuis un certain temps, Mataji refusait de manger dans des plats en métal. En désespoir de cause, Bholanath lui avait demandé : « Si tu ne veux plus de cuivre, est-ce que l’argent te conviendrait ? ». Mataji répondit : « Oui mais tu dois promettre de ne pas en acheter toi-même et de n’en parler à personne avant trois mois ».
Mataji avait l’habitude de distribuer tout ce qu’on lui donnait, soit immédiatement, soit au bout de quelques jours. Parfois elle redonnait le cadeau à celui qui l’avait offert en disant : « Maintenant cela m’appartient. Gardez-le pour moi s’il vous plaît ».
Lorsqu’il se mit à fréquenter Shabagh, Bhâiji dut affronter les critiques y compris celles de sa propre famille. Son frère aîné, qu’il respectait beaucoup, lui écrivit une lettre dans laquelle il disait : « Je ne te comprends pas. Espères-tu qu’une femme puisse être ton guide spirituel ? ». Bhâiji ne savait que lui répondre car il n’était pas lui-même très fixé sur ce qu’il attendait de Mataji. Une fois de plus, il résolut de résister à son désir et se plongea dans l’étude du Yogavâshista (5).
(5) Traité philosophique védantique.
Au bout d’une semaine passée dans le sanctuaire du temple de la Raison, un inconnu le demanda. C’était un vieux Brahmin du nom de Kalikumar Mukherji. Il dit à Bhâiji : « J’ai entendu dire que vous étiez Disciple de Mataji. Niranjan Babu et Shashanka Babu sont absents ; pourriez-vous me parler d’elle ? ». Bhâiji ne put proférer une parole : il regardait le visiteur avec des yeux pleins de larmes. Le vieil homme l’observa un moment lutter contre son émotion puis dit tranquillement : « Inutile de parler, j’ai la réponse. Emmenez-moi tout de suite voir Mataji si vous le voulez bien ».
La concentration de Bhâiji était si profonde que souvent il voyait Mataji lui apparaître chez lui ou à son bureau. Un soir, il marchait de long en large sur sa véranda, illuminée par le clair de lune. Soudain, il vit Mataji qui marchait à ses côtés comme une ombre. Elle ne portait pas la même tenue que tout à l’heure à Shabagh. Quand il retourna là-bas, elle était habillée comme dans sa vision. Il l’interrogea sur cette apparition et elle répondit en souriant : « Je suis allée voir ce que tu faisais ». Il est d’autres expériences de ce genre. Mataji apparaissait devant lui et semblait lui dire : « Tu m’as appelée alors je suis là » (1).
(1) Beaucoup d’autres fidèles eurent des expériences similaires. Ces événements sont connus mais bien trop nombreux pour être cités ici..
Il venait de plus en plus de monde à Shabagh et Bhâiji restait parfois de longues journées sans pouvoir parler à Mataji. Dans un moment de dépression, il resta chez lui au lieu d’aller à Shabagh. Soudain, il vit devant lui le visage de Mataji ; elle avait une expression de tristesse inhabituelle. Au même moment, il se retourna et s’aperçut qu’Amulya était derrière lui. Amulya dit : « Mataji m’envoie vous chercher ». Quand il fut arrivé à Shabagh, Mataji lui dit : « J’ai remarqué ton agitation. C’est très bien ; il faut allumer le feu d’une manière ou d’une autre. Peu importe que ce soit au moyen de beurre clarifié, de bois de santal ou même de brindilles et de paille. Une fois allumé, il a le pouvoir de tout brûler ».
Bhâiji n’était pas d’une nature crédule. Ainsi, toutes les fois que Mataji lui apparaissait, il notait l’heure et vérifiait plus tard l’exactitude de sa vision. Un jour, il était assis en méditation devant la porte de Mataji à Shabagh. Cela lui arrivait souvent quand tous les visiteurs étaient partis et que Mataji s’était retirée dans sa chambre. Ce jour-là, elle était restée de longues heures en samâdhi. Didima et Bholanath étaient avec elle. Didima se reposait à côté de Mataji, mais ne dormait pas afin de veiller sur elle tant qu’elle n’aurait pas retrouvé un état normal. D’où il était assis, Bhâiji ne pouvait voir personne. Tout à coup, il sentit que Mataji s’était levée. Il s’approcha de la porte qui était ouverte et vit des traces de pas humides, comme si Mataji était venue là avec les pieds mouillés. Pourtant, il constata qu’elle était toujours dans son lit. Il demanda à Didima si Mataji s’était levée. « Non, elle n’a même pas fait un mouvement » répondit Didima. Cela demandait une explication. Le lendemain, Bhâiji parla du phénomène à Mataji, disant qu’il lui était totalement inconnu. Elle répondit : « Les livres ne peuvent énumérer toutes les choses possibles car elles sont sans limite ».
Un après-midi alors que Bhâiji travaillait à son bureau. Bupen, son adjoint, vint lui dire que Mataji le réclamait à Shabagh immédiatement. « J’ai fait remarquer » ajouta-t-il « que le Ministre était attendu et que vous deviez le mettre au courant de certaines affaires mais elle m’a dit de vous transmettre tout de même ce message ». Bhâiji partit pour Shabagh en laissant tous ses dossiers sur la table. Mataji dit : « Allons à Siddheswari ». Dès qu’ils furent arrivés, Mataji s’assit à sa place habituelle, dans le renfoncement. La voyant si rayonnante, Bhâiji eut une idée. Se tournant vers Bholanath, il dit : « A partir de maintenant, nous l’appellerons Sri Sri Anandamayi ». Bholanath approuva en souriant. Sur le chemin du retour, Mataji remarqua : « Tu étais très gai tout à l’heure mais voilà que maintenant tu sembles soucieux ». Bhâiji répondit qu’il songeait à son travail. Le Ministre ne serait sûrement pas satisfait de son comportement. Mais ses inquiétudes étaient inutiles : à son retour il vit que son absence n’avait pas été remarquée. Plus tard, il demanda à Mataji : « Pourquoi donc m’aviez-vous envoyé vous chercher ? ». Elle répondit en souriant : « Je voulais voir quels étaient tes progrès au cours de ses derniers mois. D’autre part, comment aurais-je reçu mon nom sans cela ? ».
Bhâiji avait un ami musulman très pieux, Maulavi Ziauddin Hussain. Il vint un soir à Shabagh en compagnie du Maulavi et de Niranjan Roy (2). Ils regardèrent de l’extérieur le kîrtana qui venait de commencer. Tout-à-coup, Mataji sortit de la pièce. On amena une lanterne ; elle était dans un état de bhâva. Elle se dirigea directement vers l’endroit où se tenaient les trois amis. Au passage, elle toucha de sa main droite le musulman et poursuivit sa marche. Les trois amis la suivirent. Elle arriva près du petit mausolée des deux fakirs arabes. A la stupéfaction générale, elle se mit à célébrer le namâz (3). Ensuite, le Maulavi participa au kîrtana et reçut du prasâda. C’était un musulman convaincu. Après cet incident, Bhâiji remarqua que les conceptions du Maulavi sur sa propre religion se modifiaient. Il devint un fidèle de Mataji au même titre qu’un dévot hindou.
Au début, quand il ne connaissait pas encore bien Mataji, Bhâiji s’inquiétait beaucoup de la voir manger si peu. Il envoya discrètement à Shabagh du froment et du ghee (4) et demanda à Matori Pisima de préparer chaque jour quelques puris (5) pour Mataji. On ne mit pas Mataji au courant car elle n’aimait pas que l’on stockât des provisions.
(2) Sri Niranjan Roy, fonctionnaire des impôts, ami de Bhâiji. Sa femme et lui étaient des fidèles de Mataji..
(3) Prière musulmane.
(4) Beurre clarifié.
(5) Galette de froment que l’on fait frire dans l’huile.
Les premiers temps, elle parut ne pas remarquer cette soudaine apparition de puris aux repas. Puis un jour, elle envoya chercher Bhâiji et demanda à Matori Pisima d’utiliser tout le reste de farine pour cuire des puris. Il y en eut près de 70. Quand Bhâiji fut là, elle les mangea tous et dit en souriant : « Même s’il y en avait eu davantage, je les aurais tous mangés. Si je me mets à manger, personne ne sera en mesure de me nourrir, si riche soit-il. Ne prends pas ce genre de dispositions pour moi ».
Bhâiji et son ami Niranjan Roy arrivèrent un jour à Shabagh au moment où Mataji terminait de tracer des dessins sur le sol avec un morceau de charbon. « Votre mère vient de dessiner les satchakras (6) » dit Bholanath en souriant.
(6) Les sept centres psychologiques du corps subtil.
Mataji ajouta : « Cet après-midi je me suis assise dans une posture de yoga et j’ai mesuré avec mes doigts la distance entre le centre de la tête et le point entre les sourcils, puis du centre de la tête au cou et à la base de la colonne vertébrale. J’ai le kheyâla qu’en ces points particuliers du corps se trouvent des centres allant du grossier au subtil au fur et à mesure que l’on monte. Ce n’est pas moi qui ai tracé ces dessins, ils ne sont que des formations nerveuses. Les aptitudes et les tendances de l’être humain s’y trouvent localisés. Le courant vital y circule plus ou moins rapidement, déterminant les émotions et les actions de l’individu. Comme le monde possède différentes couches : terre, eau, vide, le corps humain a aussi les siennes. La force vitale semble sommeiller à la base de la colonne vertébrale. Par l’effort persévérant et la foi, les pensées et les actions sont purifiées. Les vibrations engendrées par la pureté intérieure et extérieure mettent en mouvement cette force endormie. A chaque niveau qu’elle pénètre, au cours de son ascension, le sâdhakâ se sent libéré de nombreux liens ». Mataji poursuivit sa description des différents chakras, en expliquant la signification intérieure et décrivant quelques-unes des expériences qui peuvent survenir au sâdhakâ engagé sur cette voie. Bhâiji avait lu des choses à ce sujet dans des traités de Yoga et de Tantras (7), mais les descriptions que Mataji tirait de son expérience directe lui semblaient infiniment plus riches et vivantes que tous les diagrammes, les croquis trouvés dans les livres.
(7) Ecritures hindoues qui traitent principalement du culte de Shiva-Shakti.
Mataji répétait souvent « le Nom purifie ». Une nuit, Bhâiji pensait à ces paroles en faisant le japa. Et voilà qu’il éprouve tout à coup une joie extraordinaire à faire cet exercice. Il lui arrivait de sommeiller par moments mais à chaque fois qu’il se réveillait, il constatait dans une joie inexprimable que le mantra continuait à se répéter en lui. Le lendemain, cela ne cessa point et il dut faire un effort pour prêter attention au monde extérieur. La nuit, il n’avait pas du tout sommeil. Il passait de longues heures immobile, pénétré d’une joie inouïe. Il parla à Mataji de son expérience. Elle sourit et dit : « Tu as recueilli une goutte de miel. Imagine ce que peut être le rucher tout entier ».
Bhâiji et Niranjan étaient d’un tempérament réservé. Les kîrtanas ne leur plaisaient guère. Un soir, après le kîrtana quotidien à Shabagh, ils furent très gênés quand Mataji dit : « Que tous ceux qui n’ont pas participé au kîrtana chantent maintenant ». Au grand amusement de l’assistance, Bhâiji, Niranjan et d’autres coupables chantèrent timidement. Quand il fut seul, Bhâiji eut l’inspiration de passer toute la nuit à chanter des kîrtanas. Il comprit alors ce que pouvaient ressentir ceux qui participaient à un kîrtana inspiré. Il décida de ne plus le considérer avec dédain comme un mode inférieur de sâdhanâ.
Un jour, il eut la tentation de demander à Mataji : « Voulez-vous me dire qui vous êtes ou ce que vous êtes ». Mataji rit de bon coeur et dit : « Quelle question enfantine ! Les gens voient (en moi) différents dieux et déesses selon leur propre état intérieur. Ce que j’étais avant, je le suis à présent et le serai après. Je suis également tout ce que toi ou quiconque pensez que je suis... Pourquoi ne pas voir les choses ainsi : les prières ardentes (des chercheurs de Vérité) ont produit ce corps. Vous l’avez tous voulu ; à présent vous l’avez. C’est tout ce que vous avez besoin de savoir ».
« Mais cette réponse n’est pas très satisfaisante... » commença Bhâiji. Avant d’avoir terminé sa phrase, il vit le visage de Mataji irradier une lumière qui n’était pas de ce monde. D’une voix qui lui parut terrible, elle dit : « Que veux-tu savoir de plus, dis-moi. Que veux-tu donc savoir de plus ? ». Bhâiji fut incapable d’ajouter quoi que ce soit et n’eut pas le courage de poursuivre sur ce sujet.