I - L'ENFANCE (1896-1909)
Au coeur de la campagne bengalie, dans le district de Tripura se trouve un petit village nommé Khéora. Vers la fin du siècle dernier, ce n'était qu'un hameau aux maisons à toits de chaume. Les habitants étaient pour la plupart musulmans mais il y avait aussi une minorité hindoue. Loin des grands centres commerciaux et de l'agitation d'un monde en perpétuelle évolution, c'était un oasis de paix. Les maisons se nichaient dans des bosquets de bananiers ou bien à l'ombre des manguiers. De grands palmiers se découpaient dans le bleu du ciel. De vastes prairies où couraient de petits ruisseaux, parsemés d'étangs aux lotus rouges et blancs, s'étendaient à perte de vue.
C'est dans ce village que vivaient Sri Bipin Bihari Bhattacharya et sa femme Srimati Mokshada Sudari Devi. Dans la cour de la maison, d'une propreté exemplaire, le traditionnel tulasî (1) indiquait que c'était le logis d'un hindou ; et à l’intérieur, le Nârâyana Silâ (2) indiquait que cette maison était celle d'un pieux brahmine (3).
Tous les témoignages de l'époque s'accordent pour voir en Bipin Bihari Bhattacharya un homme hors du commun. Il venait de la noble famille des Kâsyapa, brahmines de Vidyakut, autre village du district de Tripura, Dans son village natal, ainsi qu'à Khéora où il avait hérité de la propriété de son grand-père maternel, on le tenait en haute estime; on aimait sa nature honnête et droite, son détachement du monde. Le plus clair de son temps était consacré à l'adoration de Nârâyana (4), la divinité d'élection (ishta) de sa famille.
(1) Plante aux feuilles très odorantes que les hindous tiennent pour sacrée ; une variété de basilic.
(2) Petite pierre spéciale que les hindous considèrent comme l’emblème de la Divinité.
(3) Les brahmines constituent la caste la plus élevée de la société hindoue.
(4) Un des noms de Vishnou..
Toutefois, son occupation préférée était de chanter des chants dévotionnels. Il avait une très belle voix, bien timbrée. Parfois, ses chants pleins de ferveur semblaient le mettre en rapport direct avec le Divin. Les villageois le comparaient à Ramprasad, le célèbre saint et poète Bengali qui, croyait-on, était capable par ses chants dévotionnels d'évoquer la présence de Dieu. Son goût marqué pour l'ascétisme ne lui permettait pas d'accorder beaucoup d'attention aux affaires familiales. Après la naissance de sa première fille, il vint habiter avec sa famille chez sa mère à Khéora. Cherchant à se libérer de tous les liens, son âme ne trouvait pas de repos. On ne fut guère surpris d'apprendre un jour qu'il avait quitté sa maison pour devenir un ascète et vivre un vie de renoncement. Malheureusement son enfant devait mourir peu après. La détresse de la jeune mère émut ses voisins et ses amis. Ils entreprirent de faire sortir Bipin Bihari de sa retraite. Non sans difficulté, ils le persuadèrent de revenir, après une absence de trois ans. Il reprit les devoirs et les responsabilités incombant au chef de famille, mais on voyait bien que sa vie était placée sous le signe du détachement Parfois, il accompagnait dans leurs pérégrinations les groupes de chanteurs itinérants qui passaient au village, chantant des bhajans (5) et des kîrtans (6).
La femme de Bipin Bihari, Srimati Mokshada Sudari Devi était, et est restée (7), l'une de ces rares personnalités qui incarnent les plus douces vertus humaines. Elle était l'héritière de toute une sagesse villageoise. Les autres femmes ne pouvaient égaler la patience, la dignité et le courage avec lesquels elle affronta les épreuves de la vie. Matériellement, la famille était pauvre. Et pourtant la maison respirait le bonheur et rien n'y semblait manquer. Malgré la pauvreté, Sudari Devi ignorait ce qu'était le laisser-aller ou l'amertume Le peu qu'elle possédait était toujours bien rangé, la maison était toujours impeccable. Un hôte survenant à l'improviste pouvait toujours s'attendre à un accueil chaleureux et pour le moins à quelques friandises. Elle était incapable de se mettre en colère ou même de prononcer une dure parole. Bipin Bihari était musicien; sa femme avait une âme de poète. Elle composa de nombreux chants d'une douce sagesse, exprimant l'aspiration spirituelle. Certains de ces poèmes ont été mis en musique et on les chante parfois au cours de réunions religieuses.
Le 30 Avril 1896, le couple eut une seconde fille, que toute l'Inde connaît actuellement sous le nom de Sri Ma Anandamayi ou plus simplement Mataji. Avant et aussitôt après la naissance de cet enfant, Mokshada Devi rêvait souvent de dieux et de déesses. Elle les voyait dans son humble maison qu'ils inondaient de lumière. Émerveillée et terrifiée à la fois, elle leur rendait hommage. Elle racontait qu'au montent de l'accouchement, elle ne ressentit pratiquement aucune douleur. Les femmes qui étaient là se souviennent aussi de cette chose inhabituelle: on ne put faire émettre au nouveau-né le moindre son. On craignit quelque malformation physique chez le bébé. Mais ces craintes n’étaient pas fondées et il se mit à pousser normalement. L'heureux couple donna à la petite fille le nom de Nirmala (8) Sundari (9) Devi.
(5) Chants dévotionnels.
(6) Chants et psalmodies sur les noms du Seigneur, s'exécutant seul ou en groupe, avec accompagnement musical, principalement cymbales et tambourins.
(7) La mère de Mataji a quitté son corps en août 1970.
(8) L'immaculée.
(9) La belle
Mokshada Devi ne pouvait oublier la mort de son premier enfant ; aussi plaçait-elle le bébé sous le tulasî afin qu'elle y reçoive les bénédictions de Dieu. Dès que cela fut possible, la petite Nirmala alla d'elle-même sous la plante sacrée accomplir le rituel, au grand soulagement de sa mère à qui il était difficile de trouver un moment de liberté, tant elle avait de travail.
Modeler ainsi son comportement selon les voeux de son entourage devint chez l'enfant une caractéristique de plus en plus visible au fur et à mesure qu'elle grandissait. Si mère ne se souvenait pas avoir jamais entendu Nirmala formuler un souhait, un désir, en vue d'obtenir quelque chose pour elle-même. Dès que son âge le lui permit, elle se mit avec entrain à faire des menus travaux, non seulement pour sa mère, mais aussi pour les amies de sa mère. Nirmala était une petite fille heureuse et gaie. Sa nature rayonnante lui valut de nombreux surnoms tels Hâs (sourires) et Khusîr (l'heureuse). Elle devint la préférée de la famille et celle également des amis, des voisins, tant hindous que musulmans. On pouvait toujours compter sur elle pour faire la cuisine, s'occuper des petits, aider les voisins. Toutes les portes lui étaient ouvertes. Quand une femme du village préparait une pâtisserie spéciale, elle en mettait un peu de côté pour Nirmala. Tout naturellement, elle se fit aimer de sa famille, des amis et des voisins.
Un autre trait dominant de la petite fille, c'est qu'elle acceptait sans discussion de se soumettre aux exigences des autres. De nombreux exemples illustrent bien cette obéissance absolue qui n'allait pas quelque fois sans déconcerter.
Un jour, sa mère lui demanda d'aller laver une tasse d'agate dans l’étang. Mokshada Devi voyait que Nirmala ne faisait pas très attention à l'objet qu'elle tenait. « Lâche-la donc pendant que tu y es » lui dit-elle, voulant par là la rendre plus attentive. Aussitôt dit, aussitôt fait : la tasse alla se fracasser sur le sol !
Une autre fois, une parente emmena l'enfant à une fête du village et l'installa devant un temple de Shiva en lui ordonnant de rester assise tranquillement jusqu'à son retour. Sa tante, malheureusement, absorbée par les différentes attractions, l'oublia complètement. Et c'est seulement beaucoup plus tard que, brusquement, elle se souvint de l'enfant. Elle se précipita vers l'endroit où elle l'avait laissée, en proie à une inquiétude compréhensible. Mais elle fut bientôt rassurée en apercevant Nirmala toujours assise à la même place, figée comme une statue, regardant fixement devant elle. Elle n'avait pas bougé d'un centimètre !
Lorsqu'il faisait lire sa petite fille, Bipin Bihari lui disait qu'elle devait s'arrêter seulement en arrivant à un point. Quand Nirmala rencontrait une longue phrase, Son petit corps se tortillait sous l'effort qu'elle faisait pour parvenir au point sans reprendre sa respiration. Si elle était obligée de respirer au milieu d'une phrase, elle recommençait depuis le début. L'obéissance poussée a cet extrême chagrinait un peu sa mère, mais elle ne pouvait gronder l'enfant qui était manifestement pleine de bonnes intentions.
L’éducation de Nirmala fut très élémentaire. Pendant une courte période, elle fréquenta l'école du village. Mais il ne lui était pas possible de s'y rendre régulièrement car elle aidait sa mère aux travaux du ménage. Six autres enfants naquirent après Nirmala : trois frères qui moururent peu de temps après, deux soeurs, Surabala (1) et Memalata (2) et un autre frère, Makhan, qui vit toujours.
(1) Surabala devait mourir vers l'âge de 16 ans, après son mariage.
(2) Memalata eut cinq enfants et vécut plus de 40 ans.
Nirmala avait beaucoup d'affection pour eux et ils le lui rendaient bien. Mais s'occuper d’eux signifiait qu'il ne lui restait guère de temps pour étudier. Et puis l'école était assez éloignée et quand Mokshada Devi ne trouvait personne pour y accompagner Nirmala, cette dernière était obligée de rester à la maison. Son matériel scolaire consistait en tout et pour tout en une ardoise fêlée. Malgré toutes ces difficultés, Nirmala était toujours bien classée. Après une visite de l'inspecteur, elle fut retenue avec trois autres petites filles pour entrer à l'école primaire. L'inspecteur la plaçait au même niveau que les élèves régulières les plus studieuses de sa classe. Sri Anandamayi donnait un jour cette explication : « Les choses se passaient toujours de telle sorte que je révisais immanquablement les questions mêmes que le maître allait me poser ; ainsi il me trouvait toujours bien préparée, même après de longues absences. La signification des mots inconnus se révélait spontanément. Si par exemple je rencontrais le mot « hasti », je m'y arrêtais un moment et puis sa signification (éléphant) m'apparaissait. Mes parents n'avaient pratiquement pas le temps de m'aider à apprendre mes leçons. Si bien que mon éducation est restée très rudimentaire ».
Au sujet des pratiques religieuses, l'enseignement qu'elle reçut fut tout aussi élémentaire. Sa mère lui permit d'aider aux préparatifs de l'adoration quotidienne du Nârâyana Silâ et son père lui apprit à chanter des chants dévotionnels. Ses enseignements étaient très simples : " Viens avec moi " disait-il, « nous allons chanter les louanges de Hari. ».
-« Qui est Hari ? «
-« Le Seigneur de l'univers. Il est immense. Nous sommes tous ses enfants » .
-« Est-il aussi grand que cette prairie ? »
-« Beaucoup plus grand. Il nous faut l'adorer et Lui demander Sa grâce. Il est très gentil et veille sur nous. Il porte de nombreux noms ; Hari est l'un d'entre eux »
Cela suffisait à Nirmala qui devint fidèle compagne de son père chaque fois qu'il pratiquait ainsi l'adoration.
Nirmala passa la plus grande partie de son enfance à Khéora. Elle allait parfois à Sultanpur, le village de son oncle maternel. Elle y avait de nombreux cousins avec lesquels elle pouvait jouer. L'un d'eux. Sushila, raconte qu'un jour ils étaient partis pour une promenade à travers champ. Dans l'étroite ruelle du village, ils se trouvèrent face à face avec un troupeau de vaches qui rentrait des pâtures. Les enfants s'enfuirent. Quand ils furent loin, ils se retournèrent et virent Nirmala qui se tenait sans bouger au milieu de la ruelle, entourée par les vaches. Certaines avancèrent leur tête et la frottèrent contre son corps en léchant doucement. Quand le troupeau fut parti, Nirmala courut rejoindre ses amis.
On a déjà dit que Nirmala était d'une nature enjouée. Mais en certaines occasions, il lui arrivait aussi de pleurer. Deux de ses frères moururent à l’âge de sept et huit ans, un autre à six semaines seulement. Lorsqu'ils vivaient, Nirmala s'occupait d'eux avec dévouement, manquant pour cela l'école et les jeux. Non seulement elle accepta leur disparition sans se plaindre mais jamais elle ne laissa sa mère s'abandonner à son chagrin. Chaque fois qu'elle la trouvait pleurant ses enfants disparus, elle éclatait en sanglots si déchirants que Mokshada Devi était obligée d'oublier son propre chagrin afin de consoler la petite fille. Elle dit que ce furent les seuls moments où Nirmala pleura dans son enfance.
Nirmala grandissait dans ce cadre paisible, petite fille heureuse et charmante. Plus tard, sa famille comprit que même en ces premières années, elle était plus qu'une charmante enfant simple et docile. On se souvint d'incidents qui revêtirent une signification plus profonde qu'on ne leur en attribuait à l'époque. Sri Anandamayi parle quelquefois des événements de cette période. Ils témoignent d'un don d'observation, d'un degré d'intelligence et d’un sens de l'humour bien supérieurs à la moyenne. En voici un exemple : " Une nuit mon père vit un serpent enroulé autour du chevronnage de la maison. Dehors il pleuvait, et à la lumière incertaine de la lampe à huile, il ne crut pas bon de déranger le reptile. Il se sentait encore moins disposé à aller dormir en courant le risque de voir le serpent nous tomber dessus pendant la nuit. Il construisit alors une sorte de barricade avec les lits et nous fit tous mettre derrière. Ayant ainsi assuré notre sécurité, il alla lui-même se mettre à l'abri autre part. A cet instant, je pensai que l'homme était vraiment bien peu de chose. Celui qui nous protégeait était incapable de se protéger lui-même ; il lui fallait rechercher la protection de quelqu'un ou de quelque chose d’autre ».
Elle donne parfois cette illustration : « Les gens se plaignent d’être dérangés par les pensées durant la méditation ; elles deviennent encore plus virulentes qu'en temps ordinaire. Je leur dis que cela est normal. Lorsque j'étais enfant, j'observais ma mère verser de l’eau-de-chaux sur le sol tout autour de la maison. Cela avait pour résultat de faire sortir tous les vers de terre. Elle faisait alors place nette et nous pouvions jouer sur le terrain. La méditation joue le rôle de l’eau-de-chaux : elle fait sortir tout ce qu'il y a de malpropre en vous ».
Il y a quelques années, Sri Anandamayi discutait. avec des femmes au sujet des différentes manières de cuire un certain légume. Mokshada Devi était présente. Sri Anandamayi dit en souriant : « Devinez comment maman nous faisait la cuisine ? Elle bouchait avec son doigt le goulot de la bouteille d'huile avant de la retourner au-dessus de la poêle. Connaissiez-vous cette méthode ?» Mokshada Devi rit avec les autres et dit avec bonne humeur : " Je ne pouvais pas me permettre de perdre une seule goutte d’huile. Si tu l’avais voulu, je crois que tu aurais pu naître dans des conditions différentes et avoir une enfance plus agréable ». Mataji répliqua aussitôt : « Mais non, je ne dis pas que nous ayons jamais manqué de quoi que ce soit. En fait ce n'est qu'en grandissant que je compris, d'après ce que disaient les gens, que nous étions pauvres. Maman était une ménagère très économe. Nous autres enfants étions très bien soignés ».
Mais à l'époque, Mokshada Devi ne pouvait voir en sa fille qu'une enfant douce et adorable. Elle avait même des inquiétudes au sujet des facultés mentales de l'enfant. Nirmala était sujette à d'inexplicables « absences ». En plein milieu de son travail, de ses jeux ou bien au moment des repas, la petite fille se figeait, le regard perdu dans le vide. Sa mère la secouait et la grondait ou bien criait son nom comme si elle se trouvait au loin. Il fallait à l'enfant plusieurs minutes avant qu'elle reprit conscience de ce qui l'entourait. Sa mère, cela se comprend, ne voyait là que le signe d'une faiblesse d'esprit. Et puis Nirmala n'était pas dissipée ou espiègle comme les autres enfants, si bien qu'on s'interrogeait sur ses capacités mentales. Quoi qu'il en soit tout le monde l'aimait pour sa nature douce et son sourire radieux.