Extrait
chapitre
numéro
13

Un aperçu du futur mode de vie

Traduction de Jack Gonthier
Panharmonie 1972 à 1978

XIII. UN APERÇU DU FUTUR MODE DE VIE.

En Septembre 1928 Mataji se rendit à Bénarès où Kunja Mohan avait organisé des kirtanas. Mataji eut de nombreuses extases, tout son être rayonnait merveilleusement. Kunja Mohan avait invité beaucoup de monde pour le darshana de Mataji. Le soir, elle devait s'asseoir en plein air et répondre aux questions de l'assistance. Les réponses semblaient lui venir spontanément , elle ne réfléchissait pas une seconde. C'est en cette occasion que Mahamahopadhyaya Sri Gopinath Kaviraj, alors Principal du Queen's College, la vit pour la première fois. Les paroles qu'il entendait lui firent remarquer : « C'est merveilleux ! Cela dépasse de loin tout ce que j'ai entendu dans ce genre jusqu'ici. » Du matin au soir, un flot continu d'hommes et de femmes entrait et sortait de la maison, sans se soucier du propriétaire. Des personnes seules, mais aussi des familles entières arrivaient avec leurs offrandes de fleurs, de sucreries, d'encens et de vêtements. Mataji était assiégée : elle n'avait plus le temps de manger, de se laver ni de se changer. Les jours et les nuits s'écoulaient comme en rêve.

Bholanath voulut essayer de canaliser le flot croissant des nouveaux arrivants. Mais la situation échappait à tout contrôle. En vain il tenta de convaincre Mataji pour qu'elle cesse de donner ainsi sans compter son temps et ses forces. Mais elle ne céda point : « C'est un peu tard », dit-elle, « je t'ai prévenu, mais tu n'as pas voulu m'écouter. Maintenant tu n'y peux plus rien ».Malgré tout, aucun nuage ne vint assombrir cette atmosphère de fête.

Un soir, quelques membres de la famille étaient rassemblés autour de Mataji sur la terrasse. Elle dit tout-à-coup : « La mort arrive ». La femme de Kunja Mohan, mère d'une grande famille, dit alors: « Ma, faites que ce ne soit que pour moi ». Mataji la regarda avec un léger sourire sans rien ajouter. Au milieu de la joie générale tout le monde oublia bientôt cet incident.

Le jour du départ, Mataji dit à Didi : « C'est la pleine lune et pourtant j‘ai envie de manger du riz et des pommes de terre (1).

(1) Depuis l'époque de Shabagh Mataji et ses compagnons jeûnaient les jours de pleine et de nouvelle lune.

Mais vous autres, observez la règle du jeûne. Cela m’arrive si souvent de jeûner alors que vous mangez ; pour une fois, ne m'imitez pas.» Didi fut à La fois amusée et très étonnée, car la veille, sa tante, la femme de Kunja Mohan, lui avait dit : « Il y a toujours une telle foule autour de Ma ; j'ai l'impression que je ne pourrai jamais l'approcher. J'ai eu envie de la faire manger moi-même, comme l'un de mes enfants, du riz et des pommes de terre. » Didi n'avait pas répondu, sachant très bien que Mataji ne mangerait pas du riz un jour de pleine lune. Aussi la femme de Kunja Mohan fut-elle remplie de joie en apprenant que Mataji avait elle-même demandé du riz. Mataji se laissa nourrir de bon coeur par son hôtesse avant de se rendre à la gare. La famille était triste de voir Mataji partir. A Calcutta, où Mataji avait fait halte, un télégramme vint annoncer la mort subite de la femme de Kunja Mohan. Didi a rapporté un incident qui illustre bien l'attachement de sa tante pour Mataji: « Un jour Mataji était à Bénarès chez ma soeur. Ma tante ne pouvait supporter l'idée de ne pas voir Mataji alors qu'elle se trouvait en ville. Elle était seule à la maison. Quand les enfants furent couchés, elle passa des habits d'homme et mit un turban sur sa tête pour cacher ses cheveux. Puis, un bâton à la main, pareille à un villageois, elle se rendit chez ma soeur à travers les ruelles de Bénarès en pleine nuit. Tout le monde fut émerveillé de son courage et de son ingéniosité. » Didi comprenait à présent l'empressement de Mataji à satisfaire le désir de sa tante.

A Calcutta, Mataji rencontra le Rai Bahadur et sa femme. Il avait beaucoup changé : sans rien en laisser paraître extérieurement, il avait le coeur d'un fidèle. Un jour que Mataji prenait un peu de sucreries et de fruits, il dit : « J'aimerais bien nourrir Mataji de mes mains. Mais je n'ai jamais observé les règles en matière d'alimentation. » Mataji dit : « Cela ne fait rien. Si vous le souhaitez, vous pouvez me donner quelque chose à manger. » Après avoir accepté quelques fruits, elle lui dit : « A partir d'aujourd'hui, tout ce que vous mangerez, vous devrez d'abord l'offrir à Dieu. » Il tiqua un peu : « Je mange toutes sortes de choses » dit-il. « Aucune importance ; offrez mentalement à Dieu tout ce que vous mangez. » C'est ainsi qu'il changea radicalement ses habitudes alimentaires.

Mataji retourna à Uttama Kutir, la maison récemment louée par les fidèles de Dacca. Bhâiji lui dit un jour : « Vous dites ne faire aucune différence entre le chaud et le froid. Ainsi, vous ne sentiriez pas un charbon ardent sur votre main ou votre pied ? » . Mataji répondit : « Pourquoi n'essaies-tu pas pour voir ? ». Bhâiji s'empressa de changer de sujet. Quelques jours plus tard, alors qu'elle se trouvait seule, Mataji mit un morceau de charbon ardent sur son pied. Quand il se fut consumé, quelqu'un entra dans la cuisine et fut horrifié à la vue de la profonde brûlure.

Mataji dit: « Je n'ai rien senti. J'ai d'abord vu le duvet de la peau se recroqueviller et roussir ; ensuite la peau s'est mise à grésiller et à noircir ; puis la chair a commencé à brûler et à répandre une odeur. Maintenant le charbon s'est consumé et reste tranquillement dans la brûlure qu'il a faite ». Bhâiji était mortifié. La plaie guérit progressivement grâce aux soins qu'il administra..

A peu près à la même époque, la femme de Niranjan Rai tomba gravement malade. Mataji venait la voir quotidiennement. Un jour le frère aîné de Didi, Biren Chandra, alla prier dans la chambre de Mataji pour obtenir la guérison de la malade. Quand il rouvrit les yeux, il s'aperçut que le regard de Mataji était fixé sur lui avec un éclat particulier. Il fut convaincu que sa prière avait été entendue. Et pourtant, quelques jours plus tard (le 26 Novembre 1928), la malade décéda. Biren Chandra fut très déprimé. Il était tellement sûr que Mataji avait exaucé sa prière. Dans la chambre de Mataji, il se sentit assailli par toutes sortes de mauvaises pensées. Mataji le regarda et dit : « Ne m'as-tu pas demandé de veiller à son bien-être ? La guérison du corps n'est pas le suprême bien-être. J'ai veillé à ce qu'elle soit bien ».

A Uttama Kutir, les gens arrivaient maintenant aussi nombreux qu'à Shabagh, et à toute heure, pour voir Mataji et Bholanath. Ce dernier avait beaucoup de coeur et les nouveaux venus se sentaient vite à l'aise. Mais Mataji devait bientôt mettre un terme à cette atmosphère familiale. Un jour de Décembre, elle se rendit avec Bholanath jusqu'au temple de Dhakeshwari, puis à Siddheshwari. Elle eut alors le kheyâla de ne plus rentrer à Uttama Kutir. Les fidèles finirent par apprendre cette décision, et les uns après les autres, se retrouvèrent à Siddheshwari. On apporta d'Uttama Kutir les literies et d'autres ustensiles, ainsi que la statue de Kâlî qui déménageait pour la quatrième fois, et le feu du yajna. Didima et Dadamashai rentrèrent à leur village de Vidyakut. Obéissant aux instructions de Mataji, Bholanath s'installa dans la petite salle du temple de Kâli et se mit à pratiquer la sâdhanâ . Mataji resta pratiquement seule dans l'unique chambre de l’ashram. Kamala Kanta lui faisait à manger.

LA SADHANA DE BHOLANATH.

Un soir, Mataji dit aux visiteurs que Bholanath partait le lendemain et qu'ils pourraient tous l'accompagner à la gare. Elle ne révéla pas sa destination. Bholanath, qui depuis quelques jours observait un silence complet, ne dit rien non plus. Le jour suivant, Mataji, Didi, Bhâiji et d'autres l'accompagnèrent. Il prit l'express de Calcutta. Jogeshdada devait partir avec lui ; ils emportèrent du feu du yajna. Bholanath avait rompu son silence et dit au revoir à tout le monde. La situation était nouvelle car jusqu'ici Mataji et Bholanath avaient toujours voyagé ensemble. Les fidèles retournèrent avec Mataji à Siddheshwari. Bholanath parti, ils ne savaient pas très bien comment s'occuper de Mataji. Kamala Kanta, jeune garçon à l'époque, et une dame veuve, restèrent avec elle. Shashanka Mohan venait passer la nuit au temple. Surendra Mohan Mukerji apporta quelques jours plus tard une lettre de Bholanath en provenance de Ta.... Il lui demandait d'y accompagner Mataji. On fit les préparatifs du départ. Mataji n'emportait qu'un minimum de choses. Elle n'avait aucune literie pour dormir, elle s'enveloppait dans un drap et s'allongeait sur le sol. Il y avait foule à la gare pour la voir partir. Quand elle fut installée dans son compartiment, elle ôta deux de ses bracelets, les donna à Bhâiji en disant : « Fais-en faire cinq bagues que tu donneras à Jo... Amulya, Sitanath, Makhan et Subodh ». Ces cinq garçons ne quittaient pratiquement pas Mataji et chantaient avec zèle les kirtanas.

Ce n'était pas la première fois que Mataji quittait Dacca, mais jamais encore de cette façon. Tarapith passait pour un endroit désolé réservé aux ascètes. Il était célèbre pour son champ de crémation particulièrement sacré, mais ce n'était pas un endroit pour vivre. Didi ne pouvait se faire à l'idée de laisser Mataji pratiquement seule, alors qu'on devait la faire manger, veiller sur elle au cours de ses extases, etc... Mais on ne pouvait qu'obéir au kheyâla de Mataji. Juste avant le départ du train, Mataji se mit à pleurer d'une façon touchante : ainsi les fidèles qui avaient tant bien que mal dominé leur émotion laissèrent-ils libre cours à leur chagrin, ce qui les soulagea quelque peu.

Quelques jours plus tard, Shashanka Mohan reçut une lettre de Bholanath lui demandant de venir les rejoindre avec Didi, Matori Pisima et Maroni. A leur arrivée à Tarapith, ils retrouvèrent de nombreux fidèles de Calcutta. Bholanath leur expliqua pourquoi il était venu, à Tarapith.

Tandis qu'il pratiquait la sâdhanâ à Siddheshwari, il eut la vision d'une Kâli sans tête. Il en parla à Mataji et elle lui conseilla d'aller à Tarapith, endroit qui lui était pourtant pratiquement inconnu. Il partit donc pour Tarapith et s'installa sur la véranda ouverte du temple de Târa Devî (une forme de Kâli). Mais il ne voyait aucune ressemblance entre la statue de Târâ et celle dont il avait eu la vision. Il poursuivit toutefois sa sâdhanâ. Un soir, alors qu'il était en méditation, les prêtres vinrent arranger la statue pour la nuit (1).

(1) L'adoration est « âtmavat », c'est-à-dire que l’on fait comme s’il s’agissait de soi-même, étant entendu que Dieu n'a, en fait, besoin de rien. La statue est nourrie, baignée, vêtue, mise au lit et réveillée chaque matin. Tout ceci se fait dans un état méditatif et avec les mantras et les mûdras appropriés. Mais l'adoration avec des accessoires extérieurs est secondaire. Chaque divinité est symbolisée par un yantra, petit diagramme mystique placé devant le prêtre et qui est le véritable objet de l'adoration. La statue est une forme concrète que les pèlerins peuvent voir de loin. Cela se passe en général ainsi, mais chaque temple a sa propre tradition qui se transmet chez les prêtres de génération en génération.

Ils connaissaient maintenant Bholanath et le traitaient avec le respect dû à un ascète. Ils ne lui demandèrent donc pas de quitter le temple. Ils enlevèrent les ornements de la statue et emportèrent également sa tête, au grand étonnement de Bholanath. Le lendemain, avant l'ouverture du temple, la tête et les ornements furent remis en place. Les prêtres et leurs familles étaient seuls à savoir que la tête de la statue de Târâ se démontait.

Didi et son père prirent un vif intérêt à cette histoire. A Tarapith, Bholanath était de toute évidence parvenu à un état spirituel élevé. Il restait assis jour et nuit sur la véranda du temple, indifférent au froid et aux mouches qui lui couvraient le visage. Jusqu'alors grand fumeur, il avait abandonné le tabac et, en outre, mangeait très peu. Il restait absorbé dans un état béatifique.

Les familles des prêtres formaient la population clairsemée de Tarapith. Mataji se promenait seule dans la journée et passait ses nuits au temple de Shiva. Les femmes des prêtres l'invitaient et lui offraient des sucreries. Quand Mataji partit, elles étaient toutes très tristes. L'une d'elles dit : « Quand j'ai entendu la trompe de la voiture, j'ai pensé tristement qu'Akrura venait chercher Sri Krishna ». Mataji rit : « Pourquoi dites-vous cela ? Je suis pareille à n'importe laquelle d'entre vous. Il y a si peu de temps que je suis là. » Les femmes de Tarapith répondirent : « Nous habitons Tarapith qui est un siddhasthâna. Nous savons ce que valent les gens. Nous voyons beaucoup de sâdhus et d'ascètes, vrais et faux. Vous êtes la Déesse incarnée, pourquoi vouloir nous dissimuler votre identité ? ».

Didi se rendit compte combien ses craintes au sujet du bien-être de Mataji étaient stupides et sans fondement. Même en ce lieu lointain et désolé, elle était choyée comme partout ailleurs. En quelques jours, elle avait établi avec ces gens simples des liens d'amour et de fidélité indissolubles.