Extrait
chapitre
numéro
4

La vie à Shabagh (Dacca) - (1924-1926)

Traduction de Jack Gonthier
Panharmonie 1972 à 1978

IV - LA VIE A SHABAGH ( DACCA ) 1924 - 1926

Bholanath perdit son emploi en avril 1924. Ses patrons, pour des raisons d’économie, liquidèrent leurs affaires à Bajitpur. Espérant obtenir un meilleur poste dans une grande ville, il se rendit à Dacca avec sa femme le 10 avril 1924. Malgré tous ses efforts, il ne put trouver du travail immédiatement. Il décida de renvoyer Nirmala dans son village et de rester tout seul. Elle lui demanda l’autorisation de passer encore trois jours avec lui en disant qu’elle partirait si, passé ce délai, il était toujours au chômage. Et le troisième jour, Bholanath trouva du travail ! Il fut engagé comme intendant des grands jardins de Shabagh -propriété de la Nawabzadi Pyari Banu- par Rai Bahadur Chandra Gosh, l’administrateur de la Nawabzadi à Dacca. Jogesh Chandra Gosh avait entendu parler de Nirmala par son gendre, Bhudeb Basu, qui l’avait connue, ainsi que Bholanath à Bajitpur.

La propriété, plantée d’arbres fruitiers et de fleurs, était très vaste. Une grande partie était à l’abandon, livrée aux broussailles et aux mauvaises herbes. Il y avait une petite maison réservée à l’intendant et non loin de là, une très belle salle que les propriétaires utilisaient pour des spectacles de danse ou des programmes culturels. L’ensemble du domaine était entouré d’un grand mur car les femmes de la famille de Nawab venaient parfois se baigner dans la piscine. Les fonctions de Bholanath consistaient à surveiller le travail d’un groupe d’ouvriers et à s’occuper de l’entretien de la propriété. Après leur installation, Ashu, un neveu de Bholanath, vint habiter chez eux.

Nirmala observait toujours le silence. Dans la journée, elle était presque tout le temps dans un état d’exaltation spirituelle, absorbée dans son univers. Elle trouvait cependant le moyen de se lever tôt pour s’occuper d’Ashu et l’envoyer à l’école. Après quoi elle allait faire la vaisselle à l’étang et se remettait à cuisiner pour le bhoga (1) de la mi-journée. Il n’est pas rare que les gens consacrent la nourriture au moment qui leur convient plutôt qu’à l’heure prescrite ; mais avec Nirmala, il n’en était pas question. Il lui était également impossible de servir à Ashu les restes d’un repas précédent. Fidèle à sa nature, elle s’occupait de la maison avec compétence et dignité.

(1) Nourriture consacrée à la divinité de la famille ou à Dieu. Les Brahmanes ne doivent pas prendre de nourriture non consacrée.

Ses états de bhâvas devinrent plus fréquents et plus prolongés en comparaison de ce qu’ils étaient à Bajitpur. Lorsqu’elle servait le repas, sa main s’arrêtait en l’air ; quand elle faisait la vaisselle à l’étang, il lui arrivait de tomber à l’eau et d’y rester longtemps à demi immergée, elle se brûlait au feu de la cuisine et frôlait bien d’autres dangers. Bholanath qui était obligé de s’absenter pendant de longues heures chaque jour, craignait un accident. Il demanda à sa soeur Matari qui était veuve, de venir loger chez eux. Matari Pisima (tante Matari) avait déjà séjourné en famille et était très amie avec Nirmala. Elle était petite, mince et souriante. C’était merveille de la voir manipuler d’énormes ustensiles de cuisine, assez grands pour préparer les repas de plus de cinquante personnes. Une amitié solide se noua entre les deux belles-soeurs, jusqu’à la mort de tante Matari à Bénarès en 1949. La petite famille de Shabagh s’était donc agrandie et comptait deux nouveaux membres, tante Matari et son fils Amulya. Nirmala avait à présent une compagne qui la soulageait et Ashu avait un ami avec lequel il pouvait jouer et aller à l’école.

Janaki Guha et Bhudeb Basu vinrent aussi à Dacca. Par eux et par d’autres visiteurs de passage à Shabagh, les gens commencèrent à entendre parler de Nirmala. Quelques âmes qui cherchaient allèrent voir Ma Anandamayi et eurent envie de revenir. Tout ce que les hommes pouvaient apercevoir de loin, c’était la silhouette voilée d’une jeune femme. Nirmala se trouvait maintenant en compagnie de familles cultivées pour qui la religion ne jouait pas un rôle extrêmement important. Certains n’avaient jamais entendu parler de kîrtana , ni assisté à l’adoration rituelle d’une divinité (pûjâ). Quoi qu’il en fut, ces gens se comportaient comme s’ils étaient en présence d’une haute personnalité spirituelle. On s’adressait généralement à elle en l’appelant respectueusement « Mère ». Nous l’appellerons désormais « Mataji » puisque c’est sous ce nom qu’on la connaît de nos jours.

Que Mataji attire irrésistiblement jeunes et vieux n’est pas à démontrer. Ceux qui l’ont vue se sont rendus compte de l’effet formidable qu’elle produit sans même prononcer un seul mot ou fixer du regard. Tous, y compris les enfants, ont bien du mal à s’arracher à elle. Des centaines de familles réparties sur deux ou même trois générations lui sont totalement dévouées. Mataji donne parfois cette explication : « N’est-il pas naturel d’aimer spontanément ce qui est sien ? ». Mais les premiers fidèles durent faire face à des critiques parfois insidieuses, à l’indifférence ou au mépris. Nirmala était jeune et belle et cela constitua tout d’abord un obstacle pour les hommes soucieux de l’opinion publique. Par contre, les femmes pouvaient l’approcher sans difficultés et demeurer sous son charme.

Bholanath aimait accueillir des invités et ces disciples de la première heure eurent bientôt l’occasion d’apprécier la cuisine de Mataji. Ils apportaient provisions à Shabagh, poissons, légumes etc... Mataji utilisait dans la journée tout ce qu’on lui avait apporté. Elle ne gardait rien pour le lendemain et le plus remarquable, c’est qu’il y avait tout juste assez de nourriture pour le nombre de convives : rien n’était perdu et personne ne s’en retournait sans avoir reçu sa part. Ce genre de coïncidence est monnaie courante avec Mataji, encore aujourd’hui. Baul Chandra (1) apportait des épices en poudre pour épargner à Mataji la peine de les moudre comme on le fait chaque jour dans les foyers indiens.

(1) Sri Baul Chandra Barak, conférencier à l’institution Vakil et ami d’enfance de Bholanath.

Bholanath céda un jour à la tentation : tandis que Mataji rangeait les paquets d’épices, il lui demanda : « Tu dis que ce que tu manges n’a aucune importance pour toi. Est-ce que tu pourrais avaler cette poudre de chilli ? » Mataji en prit une grosse pincée et la mit dans sa bouche. Un peu de cette poudre suffit à brûler la langue et le palais de n’importe qui. Mais le visage de Mataji demeura impassible. Elle se leva peu après et reprit son travail. Le jour même Bholanath eut une violente crise de dysenterie, qui le fit horriblement souffrir. Nuit et jour, Mataji le soigna infatigablement, ne le laissa jamais seul plus de cinq minutes. Elle lui fit cette remarque : « Combien de fois t’ai-je demandé de ne pas me mettre ainsi à l’épreuve ». Bholanath répondit avec humilité : « Je ne le ferai plus ».

En se promenant dans les jardins de Shabagh, Mataji aperçut un jour un petit mausolée. Les ouvriers lui dirent que, voici bien longtemps, deux fakirs d’Arabie, un gourou et son disciple, étaient venus à Dacca. Le Nawab et sa famille leur vouaient un grand respect et leur avaient proposé de s’installer à Shabagh. Quand ils moururent, on les enterra sur les lieux et le Nawab fit construire le mausolée pour abriter leur tombe. Rappelons que Mataji, lorsqu’elle se trouvait à Bajitpur, s’était enquise au sujet d’un fakir et de son disciple.

Elle avait eu également la vision d’un certain arbre qui, disait-elle, s’appelait « l’arbre Siddhesvari ». Les jardins de Shabagh étaient situés près de l’immense champ de courses et du terrain de polo de Ramna. Mataji traversait souvent cette mer d’herbe pour se rendre au temple de Kâlî. Avec quelques compagnons elle s’asseyait sous la véranda du temple pour de longues heures. Baul Chandra les y accompagnait parfois.

Au retour, tard dans la soirée, il s’engageait sur une piste mal tracée. A cette époque, l’endroit était solitaire désert. Par curiosité, Bholanath lui demanda un jour : « Ou vas-tu donc si tard ? ». Baul répondit : « Il y a un temple de Kâlî à Siddhesvari, un peu plus loin. C’est un endroit très beau et très ancien. J’aimerais bien vous y emmener tous les deux ». Mataji fit signe à Bholanath de ne rien dire à Baul au sujet de sa « vision » de l’arbre de Siddhesvari. Quelques jours plus tard, ils se rendirent à Siddhesvari avec Baul. Le chemin, envahi par la végétation, était à peine praticable. D’épais bouquets d ’arbres enfouis sous les plantes grimpantes faisaient à cet endroit une véritable jungle. Ils parvinrent à un temple de Kâlî très ancien. En face du temple, ils virent un énorme peepal (figuier sacré) abattu. Mataji reconnut l’arbre de sa vision. Elle le caressa doucement. Baul leur fit un petit historique des lieux. C’était un siddhapîtha, c’est-à-dire un endroit sacré ou les Sâdhakas avaient pratiqué de dures austérités pour atteindre siddhi (2), la Réalisation. Selon une légende locale, le temple avait été construit par un sannyâsi (3) nommé Samvarvan. A propos de l’arbre, on racontait aussi une histoire : au moment de sa chute, une lumière en émergea et s’en alla pénétrer dans le corps de la divinité qui se trouvait dans le temple.

(2) Il existe de nombreux types de siddhis. Une personne peut devenir vâksiddha (tout ce qu’elle dit se réalise) ou bien obtenir les huit siddhis (animâ, mahimâ, laghimâ, garimâ, prâpti, prâkâmya, isitva et vasitva), c’est-à-dire le pouvoir de devenir invisible, géant, très léger, très lourd etc... Le véritable sâdhakâ ne se laisse pas prendre au piège de ces pouvoirs qui lui viennent automatiquement : il poursuit sa marche vers la Réalisation, qui est le plus haut des siddhis.
(3) Celui qui a prononcé les voeux de sannyâsa. Il doit renoncer à la famille, la caste, la situation sociale, aux possessions, à gagner sa vie, aux rites et aux cérémonies etc... et s’abandonner totalement au Divin.

La nuit était venue. Ils examinèrent le temple et ses environs à la lumière de leur lanterne puis retournèrent à Shabagh. Quelques jours plus tard, Mataji revint à Siddhesvari, mais à leur grand désappointement, ils trouvèrent la porte du temple verrouillée. Mataji s’avança et toucha le cadenas qui lui resta dans les mains : le portail s’ouvrit. Ils furent obligés de passer la nuit dans le temple car ils ne pouvaient le laisser ouvert à tout vent. Ils regagnèrent Shabagh au petit matin lorsque le gardien arriva.

En août 1924, la soeur cadette de Mataji, Surabala, tomba malade dans une ville voisine, Jaidevapura, où elle demeurait avec la famille de son mari... Elle était très attachée à sa soeur aînée. Mataji et Bholanath, ainsi que les parents de Mataji vinrent la voir. Les dernières pensées de Surabala furent pour sa soeur. Elle mourut à l’âge de seize ans. Après la mort tragique de la jeune fille, Bholanath invita les parents de Mataji à Shabagh. Il pensait que ce changement leur ferait du bien et qu’il serait aussi profitable à Mataji. Mais il avait encore beaucoup à apprendre au sujet de Mataji. Il s’imaginait que son chagrin était immense car elle aimait beaucoup sa jeune soeur. Peu à peu, il comprit que pour Mataji, santé ou maladie, vie ou mort, tout cela revenait au même.

Ce ne fut en effet qu’après des années que Bholanath et les autres compagnons de Mataji commencèrent à se faire une idée de son indépendance absolue. Ils s’aperçurent petit à petit que les actions de Mataji étaient en fonction des besoins de son entourage, qu’elle n’avait de préférence ni pour un compagnon particulier, ni pour un endroit particulier. Tous se valaient. C’est le sens de cette réflexion qui revient souvent dans sa bouche : « Jo ho jâye » (4).

(4) « Quoi qu’il advienne, Tout arrive pour notre bien ». Cette expression implique un abandon à la Volonté Divine qui façonne le cours des événements;

Toute action spectaculaire susceptible d’attirer l’attention ou de créer une distance entre elle et ses compagnons étaient proscrite. Le plus remarquable, C’est qu’avec elle, les événements extraordinaires ont toujours l’air parfaitement normal. Elle bouleversa de fond en comble la vie de certains de ses compagnons mais sans jamais heurter qui que ce fut. Elle tenait compte de la personne et ne cherchait pas à la déraciner en lui imposant un nouveau mode de vie. Elle procède en aidant chacun à tirer le meilleur parti de ses capacités et des occasions qui lui sont offertes. En sa présence, il ne pouvait y avoir de place pour l’apathie ou le désespoir. Quand elle était là, l’atmosphère semblait se charger de vibrations divines. S’efforcer dans la voie de la religion et non pas détourner du monde paraissait être le mode de vie normal. Mais il fallut aux fidèles encore beaucoup de temps avant qu’ils puissent la comprendre un peu.

Au début du mois de septembre 1924, Mataji demanda à Bholanath de se procurer du riz, des lentilles, des pommes-de-terre et une noix de coco. Munie de ces ingrédients, elle se rendit au temple de Siddhesvari. Elle fit cuire les aliments qu’elle offrit à la Divinité puis elle partagea avec Bholanath. Elle lui dit alors que son kheyâla était de demeurer dans le temple pour quelques jours. Bholanath était un peu réticent car il ne pouvait songer à la laisser seule dans un endroit aussi isolé. Il fut finalement décidé que Dâdâmasâi (le père de Mataji) resterait à Siddhesvari pendant la journée, tandis que Bholanath s’y rendrait tous les soirs après son travail. Tout naturellement, le père de Mataji et son mari eurent l’occasion de vivre pendant quelques jours dans un temple à la manière des ascètes errants. Sans s’en douter, ils commençaient une nouvelle vie.

Baul Chandra, l’ami de Bholanath, venait le soir à Siddhesvari avec des fruits et des sucreries. Mataji s’était installée dans une petite pièce à l’extrémité du temple. A l‘aube, elle prenait son bain, se changeait et regagnait sa chambre ; elle n’en bougeait plus de la journée. Il n’était pas question de cuisiner. Tard dans la soirée, elle quittait sa chambre et tout le monde partageait les fruits apportés par Baul.

Pour parvenir à cet endroit solitaire, les deux courageux amis devaient souvent traverser dans la plus totale obscurité une zone sauvage. Bholanath logeait dans le temple principal, tantôt occupé à sa sâdhanâ, tantôt se reposant. Baul s’installa à l’entrée principale. Il avait l’impression qu’un miracle se préparait et pour ne pas le manquer, il restait éveillé toute la nuit.

Une semaine s’écoula. Voici comment Mataji raconte la suite des événements : «  Au matin du huitième jour, il tombait une petite pluie fine. Je (5) fis signe à Bholanath qui était réveillé de me suivre. En sortant du temple, nous faillîmes marcher sur Baul, mais cela ne le réveilla pas. Epuisé par sa longue nuit de veille, il s’était endormi au lever du jour. Malgré notre ignorance des lieux, je me dirigeai sans hésiter vers le nord. Après avoir traverser une zone de jungle, nous arrivâmes à une clairière. On aurait dit que j’étais arrivée à destination, et je fis trois fois le tour du terrain comme pour le pradakshina (6).

(5) Lorsqu’elle parle d’elle, Mataji dit généralement « ce corps », ce qui signifie qu’aucun acte de volonté ne motive sa conduite. Ici on a utilisé le pronom personnel.
(6) Rituel qui consiste à tourner trois fois autour d’une Divinité ou d’un temple.

Traçant alors un cercle, je m’assis où j’étais, le visage tourné vers le sud. Puis, ce que vous appelez mantras furent prononcés. Entre temps, j’avais placé ma main droite sur le sol et prenais appui sur elle. Le sol paraissait dur mais pourtant ma main s’y enfonça sans rencontrer de résistance. J’avais l’impression que les différentes couches de terre n’étaient que des rideaux qui s’écartaient les uns après les autres et mon bras s’enfonça jusqu’à l’épaule sans difficultés. Bholanath prit peur et retira mon bras en disant : « allons- nous en d’ici ». Au même moment, une eau rougeâtre et chaude jaillit du trou que j’avais ainsi creusé. L’eau était si colorée que le bracelet blanc que je portait au mon poignet fut teint en rouge pendant plusieurs jours. Je demandais ensuite à Bholanath de mettre son bras dans le trou. Il commença par refuser. Je lui dis : « N’ai pas peur, c’est nécessaire ». Alors il s’exécuta et l’eau rouge jaillit. Nous regardâmes un moment l’eau qui s’échappait et coulait sur le sol. Puis nous partîmes après avoir reboucher le trou ».

Baul regretta beaucoup d’avoir finalement manqué cet étrange incident. En tout cas, il défricha l’endroit et plus tard, il y planta quelques arbustes et un tulasî. Ayant appris ce qui c’était passé, Pran Gopal (7) fit une donation pour que cet endroit fut préservé. Cet argent servit à construire une estrade (vedî) au-dessus du trou. Une petite clôture en bambou délimita un terrain de cinq mètres carrés avec au centre le vedî. Mataji se rendit fréquemment à Siddhesvari.

(7) Sri Pran Gopal Mukherji, receveur adjoint des postes à Dacca.

Elle s’asseyait sur le vedî, entourée de ses compagnons. Ils étaient parfois submergés d’une telle exaltation, qu’ils passaient ainsi la nuit entière, retournant à Dacca avec l’aube. Pran Gopal a dit qu’il ne se serait jamais cru capable de passer des nuits à la belle étoile sans dormir, sans dommages pour sa santé. Ces gens cultivés de Dacca faisaient l’expérience d’un nouveau mode de vie. Pour eux, la religion n’était qu’un devoir, une valeur qui avait son importance, rien de plus. A présent, la joie et la beauté de l’effort religieux leur ouvraient de nouvelles perspectives. Mais la vie tranquille à Shabagh touchait à sa fin.