Extrait
chapitre
numéro
5

L’arrivée des fidèles

Traduction de Jack Gonthier
Panharmonie 1972 à 1978

V - L’ARRIVÉE DES FIDÈLES

A Shabagh se pressait un flot croissant de visiteurs. Bholanath en connaissait certains mais beaucoup d’autres venaient pour la première fois. Mataji leur parlait seulement si Bholanath l’en priait. Il voyait que ces hommes et ces femmes pieux étaient sincères et il ne lui serait pas venu à l’esprit de les décevoir pour le plaisir de respecter les conventions. Un jour Mataji lui dit : « Tu devrais bien réfléchir avant d’ouvrir ainsi les portes à tout le monde. Quand la marée sera trop forte, saches bien que tu ne pourras plus la contenir ». Bholanath n’entendit pas cet avertissement : ou peut-être savait-il pertinemment que la personnalité de Mataji n’était pas faite pour rester confinée entre les quatre murs de sa maison. Accédant donc à sa demande, Mataji se mêla plus volontiers à la foule.

Prafulla, le fils de Rai Bahadur, dit un jour à Bholanath qu’il n’aimait pas voir tout ce monde dans les jardins de Shabagh. Bholanath fut très contrarié par ce reproche immérité car il faisait son travail très consciencieusement et prenait grand soin de la propriété dont il avait la charge. Il était sur le point de donner sa démission mais Mataji l’en dissuada pour l’immédiat. Pendant ce temps, Prafulla raconta à son père qu’un grand nombre de gens venaient chaque jour à Shabagh sans autorisation et causaient beaucoup de perturbation. Quelques jours plus tard, le Rai Bahadur vint en personne se rendre compte de ce qui se passait. Il ne dit rien à Bholanath mais il l’invita à dîner chez lui avec Mataji. De toute évidence, il n’avait pas subi l’influence de son fils et Bholanath accepta l’invitation.

A cette époque, la Nawabzadi Pyaribanu, propriétaire du domaine de Shabagh, se trouvait à Calcutta. Pour des raisons personnelles, il y avait fort longtemps qu’elle n’était pas venue à Dacca. Elle était en procès au sujet de sa propriété et le jour où Mataji se rendit à l’invitation du Rai Bahadur, ce dernier avait reçu de mauvaises nouvelles au sujet de ce procès. Il pria Bholanath de demander à Mataji des détails sur ce qui se déroulait à Calcutta et de faire en sorte que la Nawabzadi remportât le procès. On a déjà dit que Bholanath avait le coeur sur la main ; il ne put rester indifférent aux tracas de cette famille. Même des étrangers réussissaient presque toujours à le faire intercéder auprès de Mataji afin qu’elle guérisse telle ou telle maladie ou répare d’autres dommages. Il prêtait toujours attention au récit des gens dans le malheur ; Mataji faisait de son mieux pour le satisfaire. Ainsi ce jour-là, comme il insistait, elle décrivit ce qui se passait à Calcutta et déclara que le procès serait gagné. Avant de répondre aux questions et sans être remarquée de personne, Mataji avait placé une braise ardente sur le dos de sa main. Elle donna plus tard cette explication : « Il est possible de faire une action donnée (kriyâ) qui produira un effet concret sur un autre plan. Et puis, on dit aussi que s’il utilise délibérément les pouvoirs yoguiques, le sâdhakâ doit faire pénitence (prâyaschitta). Ce corps avait parfois l’attitude d’un sâdhakâ. Je ne dis pas que cette explication soit la bonne, c’en est une parmi d’autres également possibles ». Ce que Mataji avait dit au sujet du procès devait se confirmer. Après son passage chez le Rai Bahadur, il y régna une nouvelle atmosphère ; i se fit un changement subtil que l’on put ressentir par la suite.

Les visiteurs arrivaient maintenant en grand nombre à Shabagh. Parmi eux, le docteur Shashanka Mohan Mukherji et sa fille Srimati Adarini Devi (connue à présent sous le nom de Gurupriya Devi ou Didi c’est-à-dire soeur aînée) qui firent la connaissance de Mataji au début du mois de janvier 1926. Le docteur était chirurgien retraité à Dacca ; c’était un vieil homme de soixante ans au caractère impétueux, redouté dans sa faculté de Dacca. Et pourtant, en présence de Mataji, il restait muet comme un enfant intimidé. Dès sa première visite, il lui voua une dévotion et une obéissance inconditionnelles et cela jusqu’à sa mort. Didi était son troisième enfant. Malgré ses protestations, ses parents l’avaient mariée mais finalement, au moment où elle devait partir pour la maison de son mari, les deux familles décidèrent de respecter ses convictions. Elle envoya une lettre à son époux dans laquelle elle lui demandait de se remarier et elle demeura chez ses parents. Elle aimait la lecture et partageait son temps entre l’étude de la littérature religieuse et l’aide familiale. Il était alors pratiquement inconcevable qu’un jeune fille de famille honorable quittât la maison pour mener une vie religieuse. Il n’existait aucun endroit susceptible d’accueillir celles qui ne voulaient pas suivre les sentiers de la vie conjugale ou professionnelle. C’est pour cela que Didi demeura chez ses parents. Voici comment elle raconte sa première entrevue avec Mataji :

« J’étais d’une nature très timide. Il m’était difficile de parler aux étrangers. Mes parents avaient beau me gronder, je ne pouvais vaincre ma timidité. Mais je ne me sentis pas intimidée par Mataji. J’allai vers elle avec assurance, comme si je la connaissais depuis toujours. Il m’est impossible de décrire sa beauté radieuse. Dès que mon regard se posa sur elle, ma tête spontanément s’inclina en signe d’adoration ». Mataji lui fit un sourire de bienvenue et dit familièrement : « Où donc étais-tu pendant tout ce temps ? ». Après une période d’environ trois ans de silence, Mataji recommençait à parler et à s’entretenir avec les visiteurs.

Tous les soirs, Didi attendait son père impatiemment pour qu’il la conduise à Shabagh. Peu à peu, elle entreprit d’aider Mataji dans toutes ses tâches qui devenaient de plus en plus lourdes. Elle se mit à faire la cuisine, à servir les repas ou à veiller sur Mataji quand elle se trouvait dans un état exalté. Elle n’éprouvait jusqu’alors aucun attrait pour la cuisine. Avec Mataji, elle apprit à voir dans cet art plus qu’un simple moyen de maintenir le corps en vie.

De nombreuses familles de Dacca s’attachèrent à Mataji. Ceux qui la voyaient pour la première fois éprouvaient le besoin de faire partager aux autre la joie de cette expérience sans égal. Des famille entières, des plus vieux aux plus jeunes, se réunissaient à Shabagh. Les hommes s’installaient en compagnie de Bholanath. Mataji venait parfois s’asseoir dans la même pièce avec leurs femmes et leurs filles et parlait à tous. Mais ce petit cercle n’allait pas tarder à prendre des proportions qu’on était loin d’imaginer. A l’occasion d’une éclipse solaire, un 26 janvier, les fidèles voulurent célébrer un grand kirtana. Bholanath accueillit cette suggestion avec enthousiasme et prit les dispositions nécessaires. La grande salle de représentation fut mise à leur disposition et on lança de nombreuses invitations. Tous les assistants devaient recevoir le prasâda dans la nuit. Le kîrtana commença vers dix heures du matin. Mataji et ses compagnes se tenaient dans une pièce voisine. Ecoutons le récit de Didi :

« Mataji était assise tranquillement comme nous toutes. Mais soudain, son corps se mit à se balancer en cadence. Son sârî glissa de sur sa tête. Elle avait les yeux fermés et tout son corps ondulait au rythme du kîrtana. Tout en dansant, elle se leva ou plutôt c’était comme si quelque chose la soulevait de terre et la mettait sur ses pieds. On aurait dit qu’elle avait abandonné son corps aux mains d’une puissance invisible. Il était évident qu’elle n’obéissait pas à sa volonté. Elle fit le tour de la pièce comme si un souffle de vent l’entraînait. Par moments, son corps semblait vouloir retomber au sol mais avant d’achever son mouvement, il se redressait. On aurait dit une feuille morte tourbillonnant vers le sol puis remontant soudain au gré du vent. Son corps paraissait ne plus rien peser. Se déplaçant de cette manière, Mataji traversa la véranda et entra dans la salle du kîrtana, les yeux fixes, regardant en l’air, le visage resplendissant d’une vive lumière. Avant que la foule ait eu le temps de comprendre, elle s’écroula sur le sol de toute sa hauteur, apparemment sans se faire mal. Alors qu’elle gisait ainsi, son corps se mit à tournoyer à une vitesse folle comme une feuille dans la tempête. Quelques femmes tentèrent de la retenir mais elles furent incapables de s’opposer un tant soit peu à cette force . Au bout de quelques instants, le corps s’arrêta de lui-même et Mataji se remit debout. Elle resta figée comme une statue. Alors que le corps tournoyant avait été effrayant, cette paix totale était à présent merveilleuse. Son visage rayonnait et une aura lumineuse apparut autour d’elle ».

Peu après, Mataji se mit à chanter un passage du kîrtana d’une voix admirable qui fit battre le coeur de l’assistance :

Hare Murâre, Kadhukaitabhâre,
Gopâla, Govinda, Mukunda, Saure.

Les gens étaient debout, les mains jointes comme s’ils étaient en présence d’une Divinité. Beaucoup récitaient des hymnes à Dervi Durgâ. Ensuite, le corps de Mataji s’affaissa comme si la vie s’en fût retirée. Elle resta longtemps ainsi et Bholanath eut bien du mal à la faire sortir de ce état. Elle se redressa sans toutefois être redevenue maîtresse de ses mouvements. Elle dit quelques mots aux dames qui l’entouraient d’une voix indistincte et traînante. Mais son sourire ineffable ne tarda pas à revenir.

La nuit tombait. A la demande de Bholanath, Mataji et Didi placèrent des offrandes (sucreries et fruits) près du podium et Mataji retourna et évolua au milieu des chanteurs. Toute une série de bhâvas fascinants se manifestèrent dans son corps. Elle paraissait engagée dans une grande bataille, l’expression de son visage était terrible, son teint même était devenu plus foncé ; puis on vit qu’elle célébrait l’ârati (1) avec son corps tout entier.

(1) Une forme de rituel hindou ou l’on balance des lumières et de l’encens devant la Divinité et qui est généralement le couronnement de la pûjâ.

La terrible expression de tout à l’heure avait fait place à un magnifique mouvement de supplication. Les bhâvas se succédaient avec une telle rapidité qu’on avait à peine le temps de les apercevoir au passage. Un peu plus tard, Mataji regagna sa place. Bien qu’elle fut parfaitement tranquille, on sentait que quelque chose essayait de se manifester en elle. Bientôt s’échappèrent de ses lèvres des versets sous forme semblait-il de mantras sanscrits. L’assistance médusée écoutait ce flot de mantras sonores sans pouvoir en comprendre le sens. Puis la voix de Mataji s’éteignit et elle s’affaissa sur le sol.

Il se faisait tard, le kîrtana était terminé. Les fidèles attendaient le prasâda. Bholanath et les femmes s’employèrent à ranimer Mataji en l’appelant et en lui massant les mains et les pieds. Elle finit par se lever péniblement et dit à Bholanath : « S’il te plaît, fait rassembler tout le monde ; nous allons distribuer la nourriture ». Puis elle se mit à passer dans les rangs et à servir les gens. On avait peine à croire qu’il s’agissait de la même personne qui, un peu plus tôt, se trouvait en extase. Didi écrit qu’elle avait lu des textes sur les mahâbhâvas de Sri Gauranga (2) et de Sri Ramakrishna. Mais jamais elle n’aurait pu imaginer quelque chose d’aussi impressionnant et d’aussi fascinant que ce qu’elle avait vu ce jour-là.

(2) Le grand apôtre du Vishnouïsme né au Bengale en 1485. Il enseignait l’amour divin comme chemin de la Réalisation de Dieu. Il passa une grande partie de sa vie dans un état d’ivresse divine et fit l’expérience de nombreux états transcendants (bhâvas) qui produisaient également certaines transformations dans son corps. On le connaît aussi sous le nom de Sri Chaïtanya Deva.

Les instruments de musique qu’on s’était procuré pour le kirtana restèrent à Shabagh quelques temps. Mataji dit qu’on pourrait s’en servir pour jouer chaque soir un bref kîrtana. Amulya et Ashu furent enthousiasmés par cette proposition et avec l’aide de Bholanath, il se forma un petit noyau de chanteurs dont le nombre augmenta régulièrement.

Presque quotidiennement, d’innombrables bhâvas se manifestaient dans le corps de Mataji sans que soit nécessaire le stimulus extérieur du kîrtana. Mataji était plus souvent dans un état extatique que dans un état normal ou plus exactement ces deux états n’en faisaient plus qu’un. Comme à Bajitpur, ses journées n’étaient plus partagées en matins, en soirs et en nuits : elle restait parfois éveillée toute la nuit et s’allongeait dans un coin de la chambre quand venait l’aurore. Elle utilisait très rarement son lit ; la plupart du temps, elle restait assise ou se couchait à même le sol.

Après ce jour mémorable de l’éclipse solaire, beaucoup de gens eurent l’occasion d’assister aux bhâvas de Mataji qui, disent ces témoins, ne peuvent se décrire en mots. Dans ces moments, la couleur de sa peau, les expressions de son visage, la forme de son corps se modifiaient sans arrêt. Ses mouvements avaient la rapidité de l’éclair. Quand elle fendait la foule, il était pratiquement impossible de la suivre. Son corps semblait se mettre en harmonie avec ce qui l’entourait. Les vaguelettes qui clapotaient dans le sillage d’un bateau paraissaient l’attirer irrésistiblement et on aurait dit que tout son corps s’en allait vers l’eau. En gravissant des marches, son corps semblait être propulsé vers le haut ; s’il se trouvait pris dans une tempête, il devenait pareil à une étoffe emportée par le vent ; parfois, il se figeait brusquement quand retentissaient les conques du temple. Les accents d’un kîrtana inspiré provoquaient en elle une dense d’extase. Un simple aperçu de ces états extatiques suffisait à transporter les fidèles.

Après un bhâva, Mataji restait parfois affalée sur le sol pendant des heures. On supposait qu’il s’agissait d’un samâdhi yoguique. Parfois même au beau milieu d’un travail ou d’une conversation, son regard se figeait et elle se transformait en statue, ou bien ses yeux se fermaient et elle s’affaissait. Pareilles au soleil qui peu à peu descend vers l’occident et disparaît, les fonctions de son corps semblaient se retirer progressivement vers l’intérieur : sa respiration ralentissait de plus en plus et s’arrêtait finalement tout à fait, ses membres devenaient raides comme des morceaux de bois ou bien mous comme du chiffon. Tout son corps devenait lumineux et sur son visage flottait une expression de paix extraordinaire. Quand elle avait passé 12 ou 24 heures dans cet état, on essayait de la ranimer mais généralement sans grand succès. Un témoin (Sri Jyotish Chandra Roy) raconte : « Je lui frottais les mains et les pieds et de temps en temps, je les cognais brutalement, sans obtenir la moindre réaction. Plusieurs médecins essayèrent de contrôler son pouls et sa respiration mais ces deux fonctions étaient bel et bien suspendues, et cela pendant plusieurs de suite ». Mataji sortait toute seule de cet état. La respiration revenait, d’abord très faible puis plus accentuée ; un léger frisson parcourait ses membres. Mais peu après, elle redevenait immobile comme si elle retombait dans l’état précédent. A ce moment, elle réagissait si on lui parlait. Elle ouvrait péniblement les yeux et murmurait à voix basse. Mais son sourire fascinant, si particulier, rassurait ses compagnons et indiquait qu’elle était de nouveau consciente parmi eux.

Didi écrit qu’il n’y avait entre l’état normal de Mataji et l ’état de samâdhi qu’une différence d’intensité. Même au milieu de son travail ménager, Mataji semblait baigner dans une atmosphère particulière de béatitude. Si on ne lui parlait pas pendant un certain temps ou si on ne l’obligeait pas à répondre à des questions, ses paroles étaient ensuite indistinctes et hésitantes comme s’il lui fallait faire un effort pour utiliser ses cordes vocales. Un jour, Didi la trouva en samâdhi gisant sur le sol, ses vêtements et le visage couverts de fourmis rouges. Bien que la plupart du temps, Shabagh ait été rempli de visiteurs, les proches qui auraient pu veiller sur elle étaient peu nombreux. Didi écrit : « J’étais stupéfaite de voir que Mataji restait tout naturellement dans un état permanent d’ivresse divine, état qui de tout temps a toujours fait l’envie des sâdhakâs. En vérité, on ne pouvait appeler cela « ivresse divine » ; je ne sais comment parler d’un état à la fois sublime et normal ». Et pourtant, c’est bien à tort qu’on verrait dans ces bhâvas la moindre simulation.

On voyait parfois Mataji dans les postures des différents dieux et déesses du Panthéon hindou et dans d’autres encore que personne ne connaissait. Un fidèle lui demanda un jour : « Au cours de ces bhâvas, avez-vous des visions de dieux ou de déesses ? ». Elle répondit : « Cela n’est pas nécessaire parce que je n’aspire à aucun but ou idéal particulier ». Elle voulait sans doute dire que dans ce processus, il n’y avait aucune volonté de se concentrer sur la forme d’un dieu ou d’une déesse afin d’obtenir sa vision. « Vous désirez tous voir de telles manifestations, c’est pourquoi il arrive qu’elles surviennent spontanément. Quant à moi, les états de bhâvas comme vous dites, ne sont pas différents de ce que vous appelez état normal ». Au sujet du samâdhi, elle dit un jour : « Quand les actions et les sentiments sont consumés, on peut parler de samâdhi. C’est un état dans lequel la question de connaissance et d’ignorance ne se pose pas. Le sâdhakâ parvient à une étape où il réalise qu’il ne fait qu’un avec l’objet de sa contemplation. De ce plan, il peut revenir au niveau de conscience ordinaire. Ce type de samâdhi doit être dépassé. L’état ultime ne peut s’exprimer dans aucune langue. C’est une question d’expérience directe ».

Pramatha Nath Basu et sa femme venaient régulièrement à Shabagh ; c’était un couple très dévoué. Madame Basu dit à Mataji qu’elle s’était décidée à observer le silence un jour par semaine, le lundi, qu’elle consacrerait aussi à d’autres pratiques religieuses. Si elle ne se fixait pas de telles règles, il lui serait très difficile de s’arracher, ne fut-ce qu’un moment, aux travaux ménagers qui l’accaparaient. Mataji fut d’accord. Dès que le mari eut connaissance de ce projet, il vint trouver Mataji et dit : « Il n’est pas question de laisser ma femme prendre de l’avance sur moi en matière de spiritualité. Si elle garde le silence le lundi, j’en ferai autant la veille, chaque dimanche ; je vous en prie, accordez-moi cette permission ». Mataji, en souriant, donna son accord et lui indiqua le kriyâ pour devenir mauna. Le matin du lundi suivant, Prafulla, le fils de Pramatha Nath, vint dire à Shabagh que son père ne pouvait plus parler ! Il avait devant lui toute une journée de travail et il était l’heure de se rendre au bureau. Ses employés l’attendaient et il était incapable d’articuler un seul mot ! Mataji se rendit chez lui et lui donna le kriyâ qui permettait de rompre le silence. Elle lui dit : « Est-ce ma faute ? Vous ne m’aviez pas demandé de vous apprendre à y mettre fin ». Après cet incident, Pramatha Nath poursuivit cette pratique qui n’avait été au début qu’une sorte de compétition avec sa femme.

Un jour Pramatha Nath fut assailli de doutes. Il se dit : « Tout le monde raconte qu’elle est la déesse Kâlî; mais personnellement je n’en ai jamais eu confirmation ». Intérieurement, il décida qu’il ne croirait en elle que si elle lui apparaissait sous la forme de Chinnamastâ (1), c’est-à-dire la plus remarquable des dix formes Mahâvidyâs (1) de la déesse, que ses représentations représentent sans tête.

(1) La déesse en tant qu’Uma, Parvati et Gauri est l’épouse de Shiva. Avant le sacrifice de Daksa, Elle se manifesta à Shiva en tant que Sati sous les dix formes célèbres (dasa-mahavidyâs) de Kâlî, Bagala, Cinnamastâ, Bhuvaneswari, Matangini, Shodasi, Dhumavati, Tripurasundari, Tara et Bhairavi. Lorsqu’au sacrifice (yajna) de Daksa, Elle abandonna sa vie honteuse et peinée du traitement infligé à son Mari par son Père, Shiva emporta le corps et fut plongé dans un profond chagrin. Pour sauver le monde des forces du mal qui avaient pris naissance et progressaient en l’absence de Son divin contrôle, Vishnou trancha la tête de Sati avec son disque et Shiva la partagea en 51 fragments qui tombèrent sur la terre. Ces endroits sont connus comme les 51 maha-pithasthânas ou la Devi avec sa Bhairava est adorée sous divers noms ». (Introduction aux Tantras Shastra de Sir John Woodroffe).

Or ce jour-là, Mataji, comme elle en avait l’habitude, se rendit à Siddeshvari en compagnie de Bholanath et de Pramatha Nath. Bholanath s’allongea sur la véranda du temple ; Mataji s’assit à proximité. Pramatha Nath et son dévoué domestique prirent place à leurs côtés et se mirent à faire du japa. Tout à coup, Mataji se leva. Elle était en bhâva et les deux hommes la contemplaient les mains jointes. Ils n’étaient pas choqués car quel que fut le comportement physique de Mataji, elle ne suscitait chez les autres que le respect. Les bhâvas les plus stupéfiants restaient empreints de beauté et de grâce. A cet instant, son teint était très sombre, ses cheveux noirs défaits, ses yeux étaient énormes et fixes comme ceux des statues, sa langue pendait. Soudain, elle rejeta complètement la tête en arrière entre les omoplates. On aurait dit que son corps n’avait pas de tête. Quelques minutes plus tard, elle se rassit et retrouva son état normal. Quand Pramatha Nath fut un peu remis de la forte impression causée par cette vision, il demanda à son domestique s’il avait remarqué quelque chose de spécial chez Mataji. Lui aussi était assis les mains jointes, visiblement sous le coup d’une forte émotion. « Oui Sahib » répondit-il, « j’ai vu les formes des Mahâvidyâs en Mataji quand elle s’est levée tout à l’heure ». Pramatha Nath se leva et étreignit son domestique : « Tu as plus de chance que moi » s’exclama-t-il.

Un mois environ après le kîrtana du 26 janvier eut lieu la Sarasvatî-Pûjâ annuelle. Les étudiants de la faculté de médecine voulaient inviter Mataji à leur cérémonie. Mais le Dr. Shashanka Mohan ne leur donna pas l’autorisation car il pensait que si Mataji avait des bhâvas au cours de ce kîrtana, on viendrait à en discuter publiquement. Comme on le voit, on n’appréciait guère alors la publicité. A cette époque, on avançait diverses hypothèses au sujet de Mataji, toutes contestées. Les gens simples pensaient qu’elle était une incarnation de la déesse Kâlî, la divinité d’élection du Bengale. On l’appelait « Mânusa Kâlî », c’est-à-dire Kâlî sous forme humaine. L’opinion la plus en vogue faisait d’elle une sâdhikâ qui possédait de grands pouvoirs spirituels ou bien qui avait atteint la réalisation et qui demeurait dans le monde uniquement pour aider les autres pèlerins sur leur chemin. Mataji gardait le silence sur toutes ces spéculations. Elle continuait de faire la cuisine et le ménage, à s’occuper de Bholanath et de ses neveux du mieux qu’elle pouvait. Il régnait autour d’elle une atmosphère de spiritualité les visiteurs, parfois de façon définitive. En sa présence l’aventure de la vie spirituelle prenait de nouvelles dimensions ; pour beaucoup, elle devint le seul but valable de la vie humaine. Une caractéristique parmi les plus remarquables chez Mataji, c’est qu’elle se souvient de tous ceux qu’elle a rencontré comme si elle venait de les voir récemment. Les fidèles de différentes régions purent faire connaissance et il se forgea entre eux un lien tout particulier. Mataji devint le centre d’une famille qui ne cessait de croître.