Extrait
chapitre
numéro
11

Premier voyage de Mataji en Inde du Nord (1927)

Traduction de Jack Gonthier
Panharmonie 1972 à 1978

XI - 1927 : LE PREMIER VOYAGE DE MATAJI DANS L’INDE DU NORD

Les fidèles envisageaient sérieusement de fonder un Ashram pour Mataji. Bhaiji lui dit : « Il nous faut un Ashram pour nous réunir et chanter des kîrtanas. Cela ne sera pas toujours possible de le faire à Shabagh ». Mataji répondit : « Le monde entier est un Ashram. Pourquoi auriez-vous besoin d’un endroit spécial ? ». Comme Bhaiji insistait, elle ajouta : « Si tu y tiens tellement, essaie d’acheter le terrain où se trouve le temple en ruines de Shiva, à Ramna ». Ramna était un vaste domaine qui servait autrefois de terrain de polo. Il fut révélé à Mataji qu’à une certaine époque, cet endroit avait été habité par des saints et des ascètes qui pratiquaient une sâdhanâ de dures austérités. Le terrain appartenait au prêtre du temple de Kâlî mais il en exigea une telle somme que rien ne put être entreprise dans l’immédiat. L’ashram ne fut construit qu’en 1929.

La santé de Bhaiji n’était pas excellente. Il était atteint de tuberculose pulmonaire. Le 4 janvier, il dut s’aliter. Au cours de cette phase aiguë de la maladie, Mataji ne vint pas le voir, du moins physiquement, bien qu’il ait eu un grand désir de son darshana. Les témoignages de sa grâce se manifestèrent d’une autre façon. Mataji dit un jour à Bholanath : « Je vois du sang sur les lèvres des gens ». Il pensa aussitôt à Bhaiji et courut chez lui au moment même où il faisait une grave hémorragie. Plus tard, Bhaiji comprit que l’absence de Mataji avait été une bénédiction cachée. Il pensait tant à elle et à l’abandon où elle le laissait en ces heures de détresse, qu’il en oubliait de s’inquiéter de sa maladie et de son avenir. Une expérience vint compenser les heures angoissantes qu’il dut traverser : « Un soir » écrit-il, « mon état s’aggrava. Les médecins semblaient découragés. La pluie tombait sans discontinuer et des chiens hurlaient dans la nuit. Mon corps était agité de tremblements. A cet instant, je vis Mataji assise à mon chevet. Comme j’allais crier ma surprise, elle sembla poser la main sur mon front et je trouvai la paix ».

Les fidèles de Dacca commençaient à être habitués aux fréquents déplacements de Mataji. Dans la première semaine d’avril 1927, elle quitta Dacca pour se rendre à la Pûrna-Kumbha (1) de Hardwar. Elle était accompagnée, entre autres, de Shashanka Mohan, Didi, Sri Rajendra Kushari et son épouse, Matari Pisima, Didima, Dadamasai et Jaminikumar, le plus jeune frère de Bholanath. C’était le premier grand voyage. Ils firent un court arrêt à Calcutta où se trouvait Rai Bahadur Jogesh Ghosh, l’intendant des jardins de Shabagh. Il était maintenant fidèle à Mataji et l’avait déjà invité chez lui dans son village de Paruldia. Il voulut absolument lui faire rencontrer son employeur, la Nawabzadi Pyari Banu. Mataji acceptait une invitation que s’il s’agissait d’une cérémonie religieuse. Aussi organisa-t-on un kîrtana chez Pyari Banu. La Nawabzadi fut très heureuse de voir Mataji ; bien que musulmans, ses enfants et elle chantèrent le kîrtana avec les fidèles hindous.

Le groupe se rendit ensuite à Bénarès et logea chez Sri Kunja Mohan Mukherji, le frère cadet de Shashanka Mohan. Le surlendemain de leur arrivée, un kîrtana fut organisé. Mataji, dans un état exalté, parcourut en dansant toute la maison. Le jour suivant, le groupe augmenté de quelques personnes de Bénarès partit pour Hardwar. Après un bain dans le Gange, ils allèrent visiter les lieux saints du voisinage : Lachmanjhula, Rishikesh et Bhimgoda. C’est à cette occasion que Jogesh Rao rencontra Mataji comme il a été rapporté plus haut. Au retour, ils visitèrent également Agra, Mathura et Vrindavan. A la veille de quitter Hardwar, Mataji demanda à Shashanka Mohan et à Didi de rester trois mois sur place pour pratiquer la sâdhanâ. « Tout le monde doit faire son possible pour pratiquer la sâdhanâ dans la solitude » dit-elle. Après la Kâlî-pûjâ, Shashanka Mohan avait passé cinq mois à Shabagh. Chaque jour, il allait à la faculté de médecine puis repassait chez lui et regagnait Shabagh en compagnie de Didi. Il s’était ainsi engagé sur le chemin qui culmine dans le renoncement suprême. Dans sa vieillesse, il connut toutes sortes de privations qu’il n’aurait pas cru pouvoir endurer : les longues marches en terrain montagneux, les baignades dans l’eau glacée des rivières, la nourriture irrégulière, le jeûne ; tout cela fit partie de sa vie quotidienne. Et malgré tout, sa santé n’en parut que meilleure.

Didi et lui n’avaient pratiquement pas quitté Mataji depuis seize mois et la perspective d’être privés de son darshana pendant trois longs mois ne leur souriait guère. Shashanka Mohan était un vieil homme plus habitué à commander et à prendre des décisions qu’à jouer le rôle d’un subalterne. Pourtant, il ne discuta pas le kheyâla de Mataji. On notera d’ailleurs qu’elle les rappela à Shabagh au bout d’un mois et demi seulement. A son retour de Hardwar, on célébra l’anniversaire de Mataji ; elle avait 31 ans.

Il y avait à Shabagh de plus en plus de monde. En outre, les gens organisaient des kîrtanas chez eux auxquels ils invitaient Mataji et Bholanath. Dans tous ses déplacements, Mataji était accompagnée d’une foule de gens. Pour certains, c’était un privilège de recevoir les fidèles mais d’autres n’appréciaient guère tout ce monde qui s’invitait d’office, piétinait les jardins et s’estimait chez lui partout où se rendait Mataji. Les hommes étaient maintenant jaloux de toutes ces femmes qui entouraient Mataji ; alors qu’eux-mêmes, avec bien du mal, ne l’apercevaient que de loin. Un regard, un mot, un sourire pouvait changer une vie. Les coutumes et les conventions d'une communauté étaient pratiquement réduites à néant.

Les fidèles de Dacca n'imaginaient pas Shabagh sans Mataji, divinité d'élection de la ville. Ils n'avaient pas encore compris qu'elle ne s'installait en nul endroit particulier et se sentait chez elle partout où il lui était donné de se trouver. Un soir de Juillet, Mataji se rendit de son propre chef chez plusieurs fidèles. Son attitude laissait supposer qu'elle était à la veille d'un nouveau départ. A minuit passé, Shashanka Mohan partit à pied pour Shabagh. Mataji et Bholanath s'étonnèrent de le voir à cette heure. « Ma », dit-il, « on ne m'ôtera pas de l'idée que vous allez partir sans nous prévenir ». Mataji répondit en souriant : « Si je m'en vais, vous le saurez ». Il dut se contenter de cette réponse peu satisfaisante et rentra chez lui. Le lendemain matin il retourna à Shabagh : ce fut pour constater que Mataji et Bholanath étaient déjà partis pour une destination inconnue. Bhaiji non plus n'était pas au courant. Dans la journée, ils apprirent que Mataji et Bholanath étaient partis pour Narayangunj d'où ils avaient l'intention de poursuivre leur route. Mataji avait dû envoyer un message puisqu'elle avait dit à Shashanka Mohan qu'il serait informé. Elle se rendit chez Atal Bihari, à Calcutta et à Deoghar.

Un changement d'air avait été conseillé à Bhaiji. Il choisit de se rendre à Vindhychal qui est à la fois un lieu de pèlerinage et une station climatique. A son arrivée, il se sentait déprimé ; mais quelle ne fut pas sa joie lorsque, quelques jours plus tard, Mataji et Bholanath arrivèrent à Vindhyachal et s'installèrent dans une maison voisine.

Kunja Mohan et sa famille arrivèrent de Bénarés. Il y avait deux petits garçons de neuf et sept ans. Un soir tout le monde partit en promenade. La région était montagneuse et par endroits les chemins étaient jonchés de pierres et de morceaux de rochers. Comme ils empruntaient une sente étroite, Mataji prit la tête du cortège et distança ses compagnons. Tout à coup elle s'arrêta et fit signe aux autres de ne plus avancer. Bholanath accourut malgré tout et il vit qu'un cobra se dressait devant Mataji. Elle dit avoir mis le pied dessus. Sans répondre à Bholanath qui lui demandait si elle avait été mordue, elle reprit sa marche à l'avant du groupe ; le serpent avait disparu. Le plus jeune des deux garçons dit soudain à sa mère : « Maman, l'horoscope de mon frère dit bien qu'il doit mourir d'une morsure de serpent ? Aujourd'hui Mataji s'est fait mordre à sa place ». Quand Bhaiji apprit ce qui était arrivé, il courut se procurer toutes sortes de médicaments qu'il appliqua sur le pied droit de Mataji. Dans la nuit deux marques bleuâtres apparurent sur son pied gauche .Tout le monde rit en pensant que Bhaiji s'était donné tant de mal pour soigner le pied droit.

Quelques jours après son retour à Dacca, Mataji partit pour Vidyakut accompagnée de Bholanath et d'un groupe important. Elle avait là-bas ses parents et beaucoup d’amis. On passa de bons moments à se remémorer les souvenirs d'enfance.

Le 3 Août 1927 tout le monde prit le bateau pour Kheora. Une famille musulmane occupait à présent le cottage où était née Mataji. La plupart des voisins musulmans ne parvenaient pas à croire que se tenait devant eux la petite fille qui avait su autrefois gagner leur affection. Les fidèles voulurent connaître l'endroit précis de la naissance de Mataji, mais Didima ne put les renseigner, car tout était bien changé. Alors Mataji fit le tour du cottage et s'arrêta à un endroit où s'amassaient des bouses de vaches. Elle se baissa pour prendre un peu de terre et se mit à pleurer à chaudes larmes. Didima, à divers signes, reconnut le lieu précis où Mataji était née. Bholanath qui n'aimait pas voir Mataji pleurer, voulait s'en aller. Mataji essuya ses larmes et appela les propriétaires. Elle leur dit : « Il serait pour vous d'un grand profit que vous réserviez cet endroit à la prière et à la méditation ». Ils acceptèrent bien volontiers et refusèrent même l'argent que Shashanka Mohan leur proposait pour l'entretien des lieux.

Puis le groupe reprit le bateau pour Vidyakut. Au moment du départ se présenta une foule d'amis qui n'avaient pas été prévenus de l'arrivée de Mataji. Ils la pressèrent de rester quelques jours, mais elle leur dit adieu avec son charme particulier et le bateau s'éloigna.

Ils passèrent encore quelques temps à Vidyakut. Le jour du départ, Mataji prit le bras d'un de ses vieux cousins et se mit à pleurer à la façon d'une jeune mariée qui va rejoindre son mari et quitte son village natal. Le cousin lui mit la main sur la tête et essaya de la consoler. Tous les parents et amis qui étaient présents se mirent à pleurer. Mataji monta dans le bateau les larmes aux yeux, mais souriante. Biren Chandra dit «  Mataji voulait que l'on pleure en la quittant et qu'on ne l'oublie pas ; elle a donné l'exemple en versant elle-même quelques précieuses larmes »