IX - LES PREMIÈRES PÉRÉGRINATIONS
Quand Pran Gopal Mukherji prit sa retraite, il s’installa à Deoghar pour être à proximité de l’ashram de son guru, Sri Balananda Brahmachari Maharaj. Plusieurs fois, il avait invité Mataji à Deoghar. En mai 1926 un groupe, qui comprenait Mataji, Bholanath, Shashanka Mohan, Didi, Atal Bihari et son épouse ainsi que quelques autres partit pour Deoghar, via Calcutta. C’était la première fois que Mataji se rendait dans la capitale du Bengale. Ils avaient été invités par Pramatha Nath qui travaillait à présent à Calcutta. Il fut au comble de la joie d’avoir chez lui le darshana de Mataji. A Deoghar, Pran Gopal Mukherji les attendait impatiemment. Le lendemain de leur arrivée, il emmena Mataji à l’ashram de son guru. Le Brahmachariji dit : « J’ai déjà eu plusieurs visions de vous. A présent, vous êtes là, donnant le darshana dans votre forme matérielle ». Le jour suivant, Mataji eut de très beaux bhâvas pendant le kîrtana qui eut lieu à l’ashram. Elle se tenait sur la pointe des pieds, les bras levés, dansant au rythme des chants. Le Brahmachariji fut très frappé par cette scène. Après le kîrtana il parla avec Ma de choses spirituelles.
Mataji et ses compagnons passèrent une semaine à Deoghar. Un grand nombre de personnes firent sa connaissance et les résidents de l’ashram l’apprécièrent beaucoup. Le Professeur N.K. Brahma a laissé un témoignage de cette visite (1) : « J’eus la grande chance de revoir Ma pendant l’été 1926 à Deoghar...
(1) « Mother as seen by Her devotees » p. 39-40.
Elle chanta d’une voix si douce et si mélodieuse que les spectateurs ne purent la prendre pour une personne ordinaire mais bien plutôt pour une divinité à forme humaine. Sri Brahmachari Maharaj fut vivement impressionné par Mataji et c’est à sa demande expresse qu’elle consentit à rester une semaine au lieu de trois jours comme il avait été initialement prévu. Je demandai à Ma ce que je pouvais faire pour avancer spirituellement et il me fut répondu que ce que je faisais était bien et que rien de plus ne pouvait être fait, même si elle me donnait des instructions à cet égard. Je n’avais pas l’air très convaincu. Ma s’en aperçut et dit : « Bon, je vais vous dire une chose très simple : n’adorez pas le portrait d’un homme vivant. « Pourquoi le ferais-je, répondis-je, cela ne m’est encore jamais arrivé ». Ma se contenta de sourire en disant : très bien. Deux ans et demi plus tard, je la rencontrai chez son beau-frère à Calcutta. Quelques missionnaires étaient venus la voir et elle leur consacra un certain temps. Dès que je m’approchai, elle dit : « Alors, n’adorez-vous pas le portrait d’un homme vivant ? ». J’étais stupéfait. Entretemps, je m’étais procuré un agrandissement photographique d’un saint (vivant à cette époque) et je l’avais placé dans la salle de pûjâ, l’adorant chaque jour. Sans attendre ma réponse, elle dit : « Vous voyez que ce qui doit arriver arrive, c’est comme ça ».
De retour à Calcutta, ils logèrent chez Surendra Mohan Mukherji. Il n’avait encore jamais vu Mataji mais il voulut inviter tout son groupe. Après le premier darshana, sa mère et lui devinrent des fidèles de Mataji jusqu’à leur mort. Pour son dernier jour à Calcutta, Mataji se rendit aussi chez Pramatha Nath ; beaucoup de futurs disciples vinrent la voir. Quand il fut temps de se rendre à la gare, elle s’approcha de Pramatha Nath pour lui dire au revoir. Il était en méditation dans un coin de la pièce. Sans un mot, il se prosterna devant elle, l’empêchant ainsi de passer. La plupart des gens avaient emporté des provisions pour le voyage. Il y avait aux pieds de Mataji un monceau de fruits, de sucreries, de sârîs et de fleurs. La pluie se mit alors à tomber violemment. Les gens, debout sous la pluie, entonnèrent des kîrtanas. Ils lièrent connaissance et on improvisa un repas dans l’allégresse générale avec toutes les provisions destinées à Mataji. A la grande joie de ses nouveaux amis de Calcutta, elle manqua son train et ne rentra à Dacca que le lendemain.
Peu après son retour de Calcutta, Mataji se rendit un jour à Siddheswari comme elle le faisait souvent, accompagnée d’un petit groupe. Elle prit place dans la cavité et les autres s’assirent en cercle autour d’elle. Elle promena son regard sur eux et prit la parole d’une voix ferme : « Vous devez tous faire des efforts pour vous forger. Il vous faut vaincre la colère et la jalousie ; et ceci n’est qu’un commencement. Vous aurez beaucoup à supporter. Des tempêtes se lèveront qui emporteront bon nombre d’entre vous ». Mataji ne se couvrait plus le visage dans les plis de son sâri, elle l’avait simplement passé sur sa tête. Elle avait abandonné toute réserve, toute timidité. Elle poursuivit sue le même ton : « La plupart du temps, les gens me questionnent sur leurs problèmes mondains. Je n’ai rien à dire sur ce genre de choses ; toutefois, quand je serai assise dans cette cavité, je répondrai exceptionnellement à toutes les questions que vous poserez ». Le silence se fit. Puis les femmes se mirent à poser des questions sur leurs problèmes quotidiens. Mataji y répondit en souriant, suggérant des solutions aux problèmes présentés. Aussi étrange que cela puisse paraître, aucune question d’importance fut soulevée. A la longue, irrités par ces questions insignifiantes, les hommes se mirent à chanter un kîrtana. Mataji se leva et des bhâvas très étranges et impressionnants se manifestèrent alors dans son corps.
Didi s’agenouilla devant Mataji en récitant à haute voix des hymnes à Durgâ ; pareille démonstration ne lui ressemblait guère. Beaucoup avaient le regard fixé sur Mataji, les mains jointes. Elle sortit de la cavité et se rendit d’un pas très alerte, dans l’obscurité, au temple de Kâlî. Elle se coucha devant la statue. Bholanath et Didi lui massèrent doucement les mains et les pieds. Mataji parlait d’une voix indistincte. Didi réussit à comprendre en se penchant vers elle et dit aux autres : « Mataji dit que personne ne doit révéler ou parler de ce qui a pu se passer aujourd’hui ». Lorsqu’ils revinrent à Shabagh, il faisait presque jour.
L’un des témoins de cette scène raconte : « En ce jour d’Ambuvâchi (1), Mataji était assise dans la cavité. Il se fit en elle un changement absolument stupéfiant. Tout son corps semblait incandescent mais ce feu n’émettait que douceur et fraîcheur réconfortante. Il émanait d’elle une lumière qui ne blessait pas les yeux. Je garde un souvenir impérissable de cette transfiguration... Elle appela à tour de rôle les quatre ou cinq personnes qui se trouvaient là, sauf une. Elle ne s’était pas encore « montrée » si je puis dire, et très peu de gens avaient idée de ce qu’elle était. Je me souviens que Ma appela Rai Bahadur (Pran Gopal Mukherji) en premier et lui dit d’un ton de reproche : « Vous parlez de moi aux gens ». Rai Bahadur sourit et dit : « C’est exact Ma ». Je fus ensuite appelé et Ma me dit d’une voix profonde : « Je ne connais que l’UN ». Puis un strota (2) s’échappa comme un flot de ses lèvres, ce qui ne lui arrivait plus ces temps-ci. Le débit était si rapide qu’on ne pouvait arriver à tout saisir. On comprit toutefois qu’il s’agissait de l’unité de toutes choses. Ainsi, dès le début, Ma me parla de l’Unité dans la diversité, cette vérité que par la suite elle devait m’inculquer par ses paroles et sa conduite... »
(1) Trois jours du mois d’âsâdh (7 au 9 juin-juillet) au cours desquels les veuves ne doivent pas toucher au feu ni manger d’aliments cuits.
(2) Hymne de louanges au Seigneur.
Shashi Bhushan Dasgupta, un photographe professionnel de Chittagong arriva à Dacca au cours des vacances de la Pûjâ en 1926. Il voulait absolument prendre des photos de Mataji. Un matin, il vint à Shabagh en compagnie de Bhâiji. Mataji était dans une chambre en profond samâdhi. Shashi Bhushan, qui était obligé de repartir le soir même, demanda la collaboration de Bholanath. Aidé de Bhâiji il conduisit Mataji dehors, au soleil. Dix-huit plaques furent exposées. Quand Shashi Bhushan les développa, il fut stupéfait de constater que dix-sept étaient totalement vierges. Sur la dernière, on voyait la silhouette assise de Mataji mais, derrière elle, apparaissait une ombre. Il courut faire un tirage du négatif et s’aperçut à son grand étonnement que cette forme était celle de Bhâiji. Au moment des prises de vues, Bhâiji se tenait hors du champ de l’appareil. Il y avait aussi une marque en forme de croissant sur le front de Mataji. Plus tard, lorsqu’on lui parla de ce phénomène, elle dit : « Quand Bholanath et Jyotish m’emmenèrent dehors, j’eus le kheyâla que mon corps était au milieu d’une lumière très brillante. C’est sans doute cela qui a gâché les premières plaques. Cette lumière se mit à décroître progressivement pour finalement se concentrer sur le front. Je ne voyais pas Jyotish mais j’avais le kheyâla qu’il se trouvait derrière moi ».
Un autre incident similaire eut lieu à Dehra Dun beaucoup plus tard. Cette fois-ci, l’image d’un enfant apparaissait en surimpression sur la photo. Mais comme on l’a déjà signalé, ces phénomènes n’étaient qu’un aspect secondaire de la personnalité merveilleuse de Mataji. Le kheyâla de Mataji était synonyme de réalité. Il fonctionnait comme une loi universelle de la nature plutôt que de s’en éloigner de façon spectaculaire. Tant et si bien que ses compagnons mirent des années à s’y soumettre. Cette lenteur s’explique par le fait que Mataji était toujours prête à se ranger aux voeux des autres plutôt que d’exprimer son propre kheyâla. D’ordinaire (sauf si son kheyâla était contraire), elle se ralliait à l’opinion générale lorsqu’une décision était à prendre. Elle demandait l’avis des plus âgés et suivait leurs suggestions. Cette façon de faire donne parfois d’étranges résultats, comme c’était le cas dans son enfance avec son obéissance inconditionnel. Voici un exemple : un jour, on lui réserva un compartiment climatisé dans le rapide de Bombay. Mataji ne se sert même pas d’un ventilateur pendant l’été. Celui de sa chambre ne fonctionne que pour les visiteurs. Il était très clair qu’elle se sentait très mal à l’aise dans le compartiment climatisé. Mais elle ne permit aucun changement parce qu’elle allait être l’invitée de celui qui avait organisé le voyage. Toute triste, elle remarqua : « Il a fait de son mieux. Ce n’est pas sa faute si sa mère (c’est-à-dire elle-même) est une vraie paysanne ».
Au cours de ces mêmes vacances de 1926, beaucoup de nouveaux venus eurent le darshana de Mataji à Dacca. Parmi eux, le fils aîné de Shashanka Mohan, Birendra Chandra Makherji, professeur d’anglais à Agra. Tard dans la soirée, quand il ne restait plus à Shabagh que quelques proches compagnons, Atal Bihari et lui engageaient la conversation avec Mataji. Un jour, il lui demanda : « Que pensez-vous de tous ces nouveaux-venus qui viennent vous voir à peu près tous les jours ? ».
- Il n’y a pas de nouveaux-venus. Tous me semblent familiers.
- Connaissez-vous toujours les pensées des autres ?
- Pas toujours. Je perçois clairement les choses qui sont dans mon champ d’attention. Vous connaissez les lettres de l’alphabet, mais vous ne les avez pas constamment en tête ; et pourtant vous pouvez lire quand vous en avez envie. C’est un aspect de la question. Même lorsqu’à chaque instant, toute la connaissance est là, on ne peut se conduire comme si on ne voyait rien (3).
- Quelle est la différence entre un sâdhakâ et une Incarnation divine ?
- Un sâdhakâ est prisonnier des nombreuses règles qu’il s’impose. Une Incarnation est au-delà de telles limitations, tout en ayant la possibilité de s’y soumettre si elle le désire. Il est alors difficile pour les gens ordinaires de les distinguer. Seuls ceux qui ont du discernement peuvent le faire. Il est également vrai que personne n’est capable de reconnaître qu’il s’agit d’une Incarnation tant qu’Elle-même ne révèle pas son identité ».
(3) Cela dépend du kheyâla.