Chapitre III
À bord du Felix Roussel
Le douze décembre 1950, je quitte Marseille et la France à bord du « Felix Roussel ». Quelques jours avant mon départ, un entrefilet dans les journaux m’apprit la mort de SRI AUROBINDO à Pondichéry. Hélas ! Il est le deuxième sage à se réfugier dans le Nirvana Juste avant mon arrivée. Si mes préparatifs n'avaient pas été si avancés, peut-être aurais-je ajourné le voyage. ‘
Le 12 décembre au soir, un peu avant le coucher du soleil, le « Felix Roussel s’éloigne lentement du port de Marseille, Presque tous les passagers regardent en arrière comme si de nombreux fils invisibles nous reliaient encore à cette terre. Un à un, les fils se rompent. D'abord, les amis qui agitent leur mouchoir sur le quai, les uns essuyant une farme qui a fait un sillon sur une pommette, d’autres souriant silencieusement, certains criant peut-être quelques mots d’adieu. Puis le quai n’est plus qu’une ligne grise, avec quelques tâches colorées qui bougent encore. Maintenant, la gracieuse silhouette du port de Marseille attire les regards, la corniche, les jetées, Notre-Dame de La Garde. Tout ceci se fond bientôt dans la ligne bleue de la côte. La plupart des passagers quittent le pont. Une nouvelle vie commence.
Pendant ces trois semaines, des amitiés vont se lier, 11 faudra s'adapter à un mode de vie différent : les heures des repas, la promenade sur le pont, la partie d’échecs ou de bridge avec les amis, les soirées, les flirts, l’imprévu des escales, etc…
Ceux qui ont vécu sur un bateau savent à quel point l’esprit est absorbé par cette vie sociale qui bien qu’éphémère, donne une impression de permanence. La durée de notre vie comparée à l’éternité est également éphémère. Et pourtant, nous travaillons comme si nous bâtissions sur le roc. Les uns amassent des richesses et les autres des honneurs ou des connaissances mondaines. Mais nous savons qu’un jour, la mort viendra et que tout cela s’évanouira comme de la fumée. Ceux qui ont lu le MAHABHARATA se souviennent sans doute de la fameuse question posée par le YAKSHA au roi YUDHISHTIRA :
YUDHISHTIRA, le célèbre roi était en exil dans une forêt avec ses frères pour une période de quatorze ans. Nobles guerriers, leur devoir était de défendre les brahmines. Un jour, un brahmine vint se plaindre qu’on lui avait dérobé un fagot de bois sacrificiel qu’il avait caché dans un arbre. YUDHISHTIRA, l'aîné et le chef, envoya ses quatre frères, ARJUNA, BHIMA, NAKULA et SAHADEVA à la recherche du voleur. Lui partit de son côté. L’un après l’autre, les frères arrivèrent au bord d’un étang à l’eau limpide. La longue marche dans la forêt les avait terriblement altéré et cette eau providentielle était une tentation presque irrésistible. Mais une voix du haut d’un arbre se fit entendre :
- Cette cau m’appartient, si tu bois sans répondre à mes questions, tu mourras. C’était un YAKSHA, une sorte d'esprit supérieur qui vivait en ces lieux. On dit « ventre affamé n’a pas d'oreilles ». C’est encore bien plus vrai poür la soif. Aucun des quatre frères n'écouta l'avertissement et l’un après l’autre, ils tombèrent sans vie au bord de l’étang. YUDHISHTIRA arriva à son tour, également assoiffé. T1 entendit le même avertissement. Il était non seulement un grand roi, mais aussi un sage renommé pour sa vertu et sa maîtrise de soi. I accepta le défi du YAKSHA qui. comme le Sphinx, lui posa un certain nombre de questions auxquelles il répondit pour la plus grande satisfaction de l’esprit. Le YAKSHA lui permit de boire. I] lui rendit le fagot de bois du brahmine car c’était lui qui l’avait dérobé. TI lui accorda également le droit de formuler un vœu. YUDHISHTIRA lui pria de rendre la vie à ses frères, ce qui fut fait.
Une des questions du YAKSHA était :
- Quelle est la chose la plus étonnante en ce monde ?
YUDHISATIRA répondit :
- Tous les jours, nous voyons des gens mourir et personne ne croit réellement qu’il mourra lui aussi un jour.
Il fait vite nuit en décembre… Je descends dans ma cabine. J’ai deux compagnons, un hindou de Bengalore et un chinois. L’hindou est chrétien et le chinois très occidentalisé. Néanmoins, c’est un bon présage, les avant-postes de l’Extrême Orient me souhaitent la bienvenue. Nous faisons bon ménage, mais ne créons pas de liens d’amitié. En revanche, je lie avec mes compagnons de table une solide amitié, comme si nous nous étions toujours connus. Ils sont trois et comme les trois mousquetaires, nous sommes un groupe de quatre. Deux fonctionnaires coloniaux, l’un allant à Djibouti, l’autre en Indochine. Le troisième est un missionnaire catholique qui va entrer en fonction à VIZAGAPATAM en Inde. Cette amitié qui semble si solide s’évanouira comme une bulle de savon peu après notre arrivée à Colombo.
La vie sur un bateau tourne autour de l’heure des repas. Les escales sont des grands évènements. La première est à Port-Saïd, la porte du Canal de Suez et de l’Extrême Orient. Sur la carte, la Méditerranée semble petite, mais sur le bateau on croit être au centre d’une masse d’eau sans limites. Avant Port Saïd, seules les flammes du Stromboli, les lumières de la ville de Messine et les rochers de Crête rappellent qu’il existe une terre toute proche.
La couleur de l’eau est le premier signe annonciateur de l’approche de Port Saïd. Le bleu de Saphir de la Méditerranée devient vert. Ce sont les eaux du puissant Nil qui ont le pouvoir d’influencer la mer de si loin. Car la terre n’est pas encore en vue. Avant de voir la bande grise de la côte d'Afrique, quelques mouettes apparaissent et viennent se reposer sur les cheminées du navire. Puis une ligne sombre, la terre qui grossit lentement. On croit être prêt d'arriver, mais il se passera encore au moins vingt quatre heures avant que le bateau ne reçoive le pilote dans le port et que l’on passe toutes les formalités sanitaires et douanières pour descendre à terre.
C’est la troisième fois que je passe à Port-Saïd. Cette ville n’est guère attrayante. Elle a toutes les laideurs d’un port d’Orient et très peu de grâce.
Un évènement regrettable pour la compagnie mais fortuit pour nous se produit dans le port.
Le bateau ayant une avarie, il est immobilisé pendant trois jours pour les réparations. Les trois mousquetaires — mes amis et moi- en profitent pour aller au Caire voir les pyramides et le sphinx. Nous ne devons pas revenir à Port-Saïd, mais rejoindre le bateau à Suez à la sortie du Canal.
Les autorités nous délivrent un « quick trip visa » gratuitement car sans autorisation. Nous ne pouvons pas voyager sur cette terre d'Egypte, indépendante maintenant. Nous prenons un taxi pour aller de Port-Saïd au Caire. La route passe par le grand désert, le romantique désert. Ce n'est rien, rien que du sable brûlant et un soleil implacable. Pourtant cela a inspiré bien des prophètes et des sages. Cette nudité évoque le grand vide de l’Absolu. Les religions monothéistes, le judaïsme et l’Islam qui bannissent toute adoration d’images ne sont-elles pas nées dans le désert ?
En cours de route, le taxi a une panne. Le chauffeur ne semble pas capable de la réparer. Des deux côtés de la route, il n’y a que le désert. Que faire ? Allons nous passer la nuit ici ? Heureusement, une voiture apparaît, se dirigeant vers le Caire. Elle s’arrête et le conducteur nous propose Cordialement de nous emmener avec lui. C’est un égyptien d’aspect aristocratique, Il est le propriétaire d’un grand hôtel au Caire. Il nous donne sa carte… Certes, nous irons passer la nuit dans son hôtel.
Et voici Le Caire ! Quel contraste avec Port-Saïd. Le Caire est une ville charmante qui rappelle un peu Paris. Presque tout le monde y parle le Français. C’est du moins la langue de l’élite. Le prestige de la France y est toujours grand depuis la victoire de l’empereur sur les mamelouks.
Nous passons la nuit dans l'hôtel de notre ami de passage. Le lendemain, les trois Mousquetaires qui étaient quatre vont visiter les pyramides et le sphinx en taxi car le site est à plusieurs kilomètres de la ville. Nous découvrons l’imposante image taillée dans la pierre du fameux sphinx, la masse énorme des pyramides.
Le spectacle me donne l’impression d’un certain déjà-vu. D'ailleurs les vestiges d’une civilisation morte n’éveillent aucune émotion en moi. Ne suis-je pas parti à la recherche du « gai savoir » et c’est à sa source que je veux découvrir une sagesse éternellement jeune et vivante.
La religion des trente six
À Suez, nous rejoignons notre bateau qui a passé le Canal sans nous. Puis nous traversons la mer Rouge — qui n’est d’ailleurs rouge que de nom- comme le firent les hébreux jadis après leur sortie d'Egypte, mais vers une autre « terre promise ». À notre droite, se trouve l’Arabie, le berceau de l’Islam. A notre gauche, les déserts ou les « fils d’Israël » avaient peut-être cheminé pendant les quarante ans après la sortie d'Egypte. Dans l’arrière plan des déserts, cette terre promise qui maintenant a été retrouvée par leurs vaillants descendants. Et ce légendaire Mont Sinaï qui domine le désert.
Il y a près de quatre mille ans, quand Moïse descendit par les sentiers arides de cette montagne, portant les tables de la loi dans ses puissantes mains, avait-il pensé que plus de la moitié des habitants du globe fonderait leur foi sur son enseignement. ? Je ne peux m’empêcher d’être touché par ces souvenirs.
S’il est vrai qu’il existe des dieux où des anges qui observent les actes des humains, sans doute auraient-ils demandé :
« Que va donc faire ce méditerranéen parmi les descendants des RISHIS ? Cet adorateur du Dieu jaloux va-t-il se prosterner devant les images et les idoles de l’Inde ? N’est-il pas écrit sur les tables que Moïse portait dans ses bras : « tu n’auras pas d’autre Dieu que moi, tu ne te prosterneras pas devant eux et ne leur fait pas d'acte d’adoration ? ».
La pensée de l'Inde est si différente de celle des méditerranéens. Entre la structure de l’esprit hindou et celle d’un méditerranéen, il y a tout un univers. Leurs archétypes, les impressions emmagasinées dans leur inconscient, ne sont-ils pas fondamentalement différents ?
Peut-être les anges auraient-ils raison. Pourtant. Pourtant …
Une vieille légende des cabalistes raconte qu’il existe dans notre monde trente six sages. Des sages parfaits. C’est pour eux que Dieu daigne préserver ce monde et il le préservera aussi longtemps qu’ils seront là. Les grands sages proviennent de diverses races et religions. De temps en temps, ils se réunissent en concile. I] y a sans doute des hindous. des chrétiens, des juifs, des musulmans et des bouddhistes. Pourtant, ils ne discutent pas de dogme. Aucun d'eux n’oppose sa religion à celle des autres car leur foi est commune, c’est la « religion des trente six ». Ils ont tous une connaissance qui n'est pas puisée dans les livres, qui ne s’appuie sur aucune tradition, mais qui est basée sur une vision directe de la Grande Réalité qui ne laisse place à aucun doute.
- S'il en est ainsi, questionnent les anges, pourquoi aller en Inde ?
Parce que les cadres des religions d’Occident sont encore trop fermées. Chacune d'elles croit et prêche qu’elle seule détient la clé de la porte qui mène vers le suprême. Peut-être découvrira-t-on dans leurs livres sacrés des phrases telles que : « les justes des autres religions seront aussi sauvés ». Peut-être aussi quelques rares individus atteignent-ils une tolérance religieuse qui dépasse la simple condescendance. En Inde, la religion des trente six est prêéchée ouvertement et acceptée de plein cœur par la majorité des gens cultivés. Dans ce pays, on l’appelle le VEDANTA. On la trouve clairement énoncée dans les UPANISHADS et même dans les PURANAS et codifiée dans les œuvres de SHANKARACHARYA. En plus de cela, en Inde, on rencontre des sages qui la vivent et qui ont réalisé son but suprême.
Après Suez nous nous arrêtons à Djibouti où l’un de mes compagnons rejoint son poste. Dés lors, notre groupe est réduit à trois. Le bateau vogue droit vers Colombo. Le premier objectif de mon voyage.