Chapitre V

La Khumba mela d’Alhabad


Au début de la création, quand BRAHMA projeta l'univers, le « barottement de la mer de lait » produisit entre autres merveilles une jarre (KUMBHA en sanscrit) pleine jusqu’au bord du nectar divin. Boire ne serait-ce qu’une goutte de ce nectar devait conférer l’immortalité. Les DEVAS (dieux) et les ASURAS (titans) étaient déjà crées et leur inimité datait de leur naissance. Ils engagèrent une terrible bataille pour la possessions de cette jarre merveilleuse.
Celle-ci passa tantôt dans la main des DEVAS, tantôt dans celle des ASURAS. Finalement les dieux remportèrent la victoire et emportèrent la jarre.
Au cours de la bataille, la Jarre tomba quatre fois à terre sur le sol sacré de l’Inde. Quatre grandes villes surgirent sur ces points de chute : PRAYAG (ALHABAD), HARDWAR, JAÏN et NASIK. Pour commémorer cette grande victoire des dieux et sa corrélation avec le pays sacré de BHARAT (l’Inde), tous les douze ans, à une date calculée selon la conjonction des astres, une immense MELA (fête religieuse) se tient dans chacune de ces grandes villes à des dates différentes.
Celle d’ALHABAD est sans conteste la plus importante et la plus fréquentée.
ALHABAD, la ville d’'ALHAH ! Quel nom étrange pour cette ville sacrée qui porte le titre de TIRTHA RAJA, le roi des lieux de pèlerinage. Cette dénomination est d’origine relativement récente car elle fut imposée vers le 16°" siècle par les empereurs Maghols. Auparavant, la ville s’appelait PRAYAGA, du sanscrit PARA YAGNA : le grand rite sacrificiel. La légende veut que cette ville ait été sanctifiée par un rite sacrificiel fait par BRAHMA, le créateur lui-même.
ALHABAD est une ville très ancienne, probablement plus antique même que Bénarès. Elle doit sa sainteté avant tout à sa situation près du confluent des deux grands fleuves sacrés de l'Inde, le Gange et la Yamuna. Ce confluent, le SANGAM ne se trouve pas dans la ville même mais près du Faubourg de JUSSI, à plusieurs kilomètres au centre de la ville.
ALHABAD est une des villes les plus importantes de l’Inde. Elle est la capitale de la Province d’UTTAR PRADFSH toute proche de Bénarès et d’une sainteté presque égale. Elle est sa sœur jumelle en quelque sorte. Mais il y à un contraste frappant entre les deux villes. À Bénarès, on trouve encore l’atmosphère de l'Inde traditionnelle antique. Les petites ruelles (GALI), les GHATS au bord du Gange, les hommes vêtus de DHOTI traditionnel et portant au sommet de leur crâne rasé, la mèche de cheveux rituelle (la TIKKA). Tout, Jusqu’à la mentalité des habitants conservateurs et xénophobes contribue à évoquer une Inde presque semblable à celle qu’elle était il y a plusieurs millénaires.
Tout au contraire, ALHABAD est une belle ville moderne, bâtie dans le style des villes anglaises. De larges allées couvertes d’asphaltes et bordées de coquets bungalows entourés de verdure. Ses habitants sont souvent vêtus à l’européenne et ouverts à la culture occidentale.
La KHUMBHA MELA d’ALHABAD ne se tient pas dans la ville même mais près du faubourg de JUSSI sur une vaste plaine aride et sablonneuse bordée de deux côtés par le Gange et la Yamuna. Pendant la MELA, cette plaine déserte s’anime et se transforme en une véritable ville religieuse. Des maisonnettes en bois, des tentes, des ashrams, des boutiques, des restaurants surgissent comme des champignons, bordant de nouvelles allées, de nouvelles rues et ruelles.
Depuis des temps immémoriaux, les SADHUS de l’Inde considèrent que c’est leur devoir d'assister à la KUMBHA MELA. Même ceux qui ne sortent jamais de leur retraite solitaire dans les montagnes descendent dans la plaine pour cette occasion. Aussi de nombreux yogis, sages et saints de toutes les provinces de l’Inde sont rassemblés dans cet espace relativement limité. Presque tous les MATH (école de pensée religieuse) et PANTH (sectes) y sont représentés. Chacun d’eux ouvre un ashram provisoire qui n’est parfois qu’une simple tente ou une hutte en bois.
Les laïques sont encore plus nombreux et viennent en groupes des villages les plus reculés. Prendre un bain dans la SANGAM (confluent du Gange et de la Yamuna) est déjà en lui-même un acte très méritoire censé purifier de tous les péchés. S’y baigner pendant la EKUMBHA MELA est fabuleux car le fruit promis n’est rien de moins que la KRAMA-MUK!IT (la libération progressive après un séjour dans le BRAHMA-LOKA, le paradis le plus élevé)

1] est courant pendant la KHUMBA MELA qu’une foule de sept à huit millions de personnes soient massées sur cette plane, en face des deux rivières sacrées.

Février 1954. J'assiste pour la première fois à la KHUMBHA MELA d’ALHABAD. Je vis à Bénarès et il a été convenu que je rejoindrai mon gourou à la MELA vers le début février. Bien qu’ALHABAD soit toute proche de Bénarès, il n’est pas facile de trouver un moyen de locomotion. Les trains et les autobus sont bondés. Heureusement, un taxi que je partage avec des amis est encore disponible. Il nous amène dans la soirée du 1” février près du grand portail de la ville religieuse improvisée où se trouve la MELA. Nous ne sommes pas encore arrivés car découvrir notre ashram au cœur de cette vaste plaine parmi les rues et les ruelles sans nom n’est pas une chose aisée. Après avoir erré comme des âmes en peine avec notre taxi, nous finissons par découvrir l’ashram vers trois heures du matin.
Arrive enfin la date fixée pour le bain rituel. Elle est calculée par les pandits selon la conjonction des astres. L’heure précise était vers dix ou onze heures du matin.
Une foule immense et vibrante de ferveur religieuse sillonne la plaine. Presque tous se dirigent vers un seul point : la SANGAM, l'endroit sacré où on va, au risque de sa vie tenter de prendre ce bain fabuleux qui doit purifier de tous les péchés et assurer après la mort une destinée des plus hautes. Même s’ils ne sont pas en majorité, les SADHUS sont les plus voyants dans cette foule bigarrée. Presque toutes les sectes de l’Inde sont représentées : les SANNYASIS de toutes appartenances, les SADHUS aux vêtements blancs, les NAGAS ect…
Les plus pittoresques sont sans aucun conteste les NAGAS dont beaucoup sont DIGAMBARA, « vêtus d'espace », c’est-à-dire totalement nus. Ils enduisent leur corps et leur visage de cendres qui les protègent (pensent-ils) des mauvaises influences. Les cendres ont une certaine propriété isolante et les protège contre le froid qui, modéré le jour est assez mordant la nuit.
Les NAGAS sont souvent armés, d'armes primitives : pics de lance. Certains groupes voyagent avec des chevaux et des éléphants et ont une allure tout à fait martiale. Il n’y a pas si longtemps, il leur arrivait de s’envoler par milliers dans l’armée d’un RAJAH en guerre contre un voisin. Ils faisaient d'excellents guerriers. Ils campent souvent en plein air. Ils s’entourent alors d’un cercle magique tracé avec des cendres et plantent un pic au milieu du camp qui parfois (comme ce fut le cas à la KUMBHA MELA) ne fait pas plus de deux mètres carrés. En Inde comme partout ailleurs, l’habit ne fait pas le moine ou plus exactement —car ce dicton tombe à faux pour les NAGAS- les marques extérieures d’une vie spirituelle ne prouvent rien. Parmi tous ceux qui font profession religieuse, il y en a beaucoup dont le niveau n’est guère supérieur à celui de vulgaires mendiants. Dans cette foule. on peut découvrir d’authentiques saints et sages ne montrant aucune marque extérieure de religiosité.
On peut également rencontrer des YOGIS qui ont un réel pouvoir sans avoir atteint cependant la perfection ; des SADHAKAS ayant une sérieuse expérience dans le domaine spirituel. Une curieuse aventure dont je fus à la fois témoin et acteur vient corroborer ces faits :
Au cours d’une après midi pendant cette KUMBHA MELA, je suis assis dans la hutte qui nous sert d’ashram avec un certain nombre de personnes venues pour le DARSHAN de mon gourou. Après le DARSHAN, ce dernier désirant se reposer dans une chambre voisine, tout le monde est prié d’évacuer l’anti-chambre et je dois monter la garde. L’un des visiteurs refuse de s’en aller bien qu'on le lui ai demandé avec insistance. Quand tout le monde est parti, il s’assied en face de moi. Un homme d'âge moyen, plutôt petit, portant une barbe et de longs cheveux, ce qui le distingue comme SADHU. Mais il était vêtu comme les hindous laïques. Il ne prononce pas un seul mot et me regarde fixement. Je ressens alors dans la région du cœur une sensation de puissance comme si une autre force voulait prendre possession de moi. Mon corps est comme paralysé et il me semble impossible de me lever. Néanmoins, mon esprit est parfaitement lucide et je ne sais quelle attitude je dois adopter : m’ouvrir à cette force ? Voire ce que ça donnera ? L’homme en face de moi est peut-être un grand yogi capable de transférer un pouvoir spirituel. Lui résister ? Cet individu peut être un hypnotiseur et m’utiliser pour des fins peu recommandables. Après une courte hésitation, J’opte pour la deuxième solution. Utilisant ce qui me reste de liberté de mouvement, je dirige lentement une de mes mains vers lui, les doigts tendus dans une MUDRA (geste magique) employée encore de nos jours par les prêtres hébraïques quand ils bénissent la congrégation. C’est un geste de bénédiction sans intention hostile, Mais cette MUDRA est inconnue en Inde. Devant l’inconnu mon SADHU prend peur. Il détourne son regard de moi et cesse ses pratiques. Il se met alors à murmurer avec une hâte fébrile un MANTRA (formule sacrée) comme si lui-même voulait se protéger. Peu après, 1l s’en va sans dire un mot.

En 1954, je ne suis en Inde que depuis trois ans. J’ai encore toute la foi et le zèle des néophytes. Mon enthousiasme pour l'Inde et sa vie religieuse idéalise tout ce que je vois. Certes, je ne vais pas jusqu’à croire comme une américaine rencontrée par hasard que tous les hindous sont des yogis, que la magie est utilisée dans la vie courante, que le tapis volant sert d’ascenseur ect… Néanmoins, je crois fermement, peut-être même plus que les hindous en la vertu des lieux sacrés, l’efficacité des bains rituels ect… Pour rien au monde, je ne voudrais manquer l’occasion unique de ce bain dans la SANGAM qui va me conférer une libération à si bon marché. Je me joins donc à un groupe de personnes de notre ashram. Le chef de notre groupe a été chargé de la mission périlleuse de nous amener et de nous ramener sains et saufs de l’ashram à la SANGAM. C’est un sage. Au lieu de tenter une percée à travers l’énorme mur humain, massé le long de la rive près de la SANGAM, il nous dirige vers une longue route sur la rive opposée du fleuve. De là, une barque nous conduit à l’endroit sacré au milieu du confluent où nous prenons le bain à notre aise sans être incommodés par la foule.
C’est un sage, certes et sa prudence nous a protégé d’un risque grave. De retour à l’ashram, nous apprenons la terrible nouvelle. Plusieurs centaines de personnes ont été noyées ou étouffées en essayant de prendre le bain. La rive où se presse la masse humaine surplombe le fleuve d’une certaine hauteur. Parmi ceux qui étaient au premier rang. un certain nombre est tombé, poussé par la pression irrésistible de la foule à l’arrière. Beaucoup d’entre eux ne savent pas nager. Pour comble de malheur, les paysans qui viennent de leur village par groupes de dix ou vingt ont coutume de se lier entre eux par une longue corde afin de ne pas se perdre dans la foule. Quand l’un d'eux est tombé à l’eau, affolé. il a tiré de toutes ses forces sur la corde, amenant ainsi tout le chapelet de ses congénères à la noyade,
Quelques jours après le bain rituel. je retourne à Bénarès. Je ne peux dire si grâce à ce bain sacré dans la SANGAM, je serai libéré des renaissances car le fruit promis ne s’obtient qu'après la mort, mais peu après commence ma véritable vie de SADHAKA. Une vie de solitude, de réclusion et d’intenses pratiques spirituelles. Etait-ce l’effet du bain ou tout simplement une coïncidence ?

Six ans plus tard, j'assisterai à nouveau à une KUMBHA MELA d’ALHABAD, mais ce ne Sera qu’une ARDHA (demie) KUMBHA MELA car la véritable n’a lieu que tous les douze ans.
Bien des choses auront changé alors. Ne serait-ce que mon esprit. Il a gagné en maturité ce qu’il a perdu en enthousiasme naïf. J’ai compris que les victoires dans le domaine spirituel ne Se gagnent qu’au prix d’une dure bataille. I faut conquérir le terrain pouce par pouce. Les bains, les lieux sacrés, la compagnie des sages sont une aide mais ne valent que par un effort personnel soutenu. On doit ÿ mettre toute son âme.
Bien que ce ne soit qu’une demie MELA, la foule est très nombreuse, de l’ordre de plusieurs millions de personnes. Cette fois, les autorités ont organisé un cordon de police et un service d'ordre efficaces. Le bain peuvent être pris sans bousculade et sans difficulté,
La ferveur religieuse de la foule, la sainteté de l’endroit et peut-être aussi d’autres influences mystérieuses créent dans de semblables réunions une atmosphère d’inténsité spirituelle dont on ne peut s'empêcher d’être imprégné. Les vagues mentales sont contagieuses. Les bonnes comme les mauvaises. Il se forme ainsi une atmosphère favorable à un éveil spirituel. Les circonstances le favorisant ne sont pas rares en Inde. Même si l’Inde se modernise de plus en plus et essaye d’aligner sa culture à celle des peuples d’Occident, elle reste la terre de prédilection de ceux qui ont choisi la route du suprême. Pour ceux-là, le pays de BHARAT sera toujours la patrie des sages et des yogis.