Chapitre VI
Les « faux » et les « demi-faux »
Dans ce vaste creuset de races humaines qu’est l’Inde, plusieurs millions de SADHUS vivent de mendicité. Un nombre important de laïcs et brahmines font profession religieuse. De nombreux mondains suivent une discipline spirituelle sous la direction d’un gourou.
Emergeant de cette mer humaine, seuls quelques rares élus atteignent la perfection spirituelle.
« Parmi les humains, un sur dix milles à peine suit la route qui mène vers la perfection »
« Parmi ceux qui recherchent la perfection, rares sont ceux qui ME connaissent en substance »
BHAGAVAT GITA VII, 3
À côté de ces quelques sages ou saints authentiques, on peut rencontrer toute la gamme de contrefaçons, depuis le simple escroc, jusqu’au SADAHAKA qui confond expérience partielle et réalisation suprême.
Ceux qui se servent du vêtement de SADHU ou revêtent la GERVA ( vêtement orange du SANYASSI) pour tromper un public naïf ou simplement pour mener une vie facile en mendiant sont assez communs. Quelques uns parviennent à réunir un certain nombre de disciples recrutés parmi les gens frustes et crédules. Ces « faux » sont faciles à démasquer et ne sont pas dangereux face aux pratiques spirituelles.
J'ai eu la bonne fortune de ne jamais avoir été dupé par ce genre d’indésirables. En revanche, j'ai maintes fois eu l’occasion d’entrer en contact avec ce que j’appellerais les « demi-faux ».
Ces individus ont une certaine expérience dans le domaine spirituel ou ont acquis quelques pouvoirs. Certains d’entre eux ne trompent que leur public et sont sincères avec eux-mêmes.
Ils s’avouent dans leur for intérieur que leur réalisation spirituelle n’est que du toc. D’autres sont persuadés qu’ils ont atteint le «nec-plus-ultra » et tentent de faire partager cette conviction à leur entourage.
Le faux NIRVIKALPA SAMADHI
Dès mon arrivée en Inde, j'eus l’occasion de rencontrer un européen, un homme âgé et respectable persuadé d’avoir atteint la « réalisation finale ».
Il avait wie longue expérience de la méditation et de la concentration. N’ayant pas eu de guides, ses exercices avaient été mal dirigés. Au cours de ses méditations et parfois même dans la vie courante, il entrait dans un état qui apparemment ressemblait à des crises typiques d'épilepsie. Il perdait complètement conscience. En se réveillant, il avait le souvenir d’un état de vide, accompagné d’une certaine euphorie. Il croyait fermement qu’il connaissait le NIRVIKALPA SAMADHI.
L'homme qui a vécu l'expérience du NIRVIKALPA en sort complètement transformé. Son comportement dans la vie empirique révèle indiscutablement le contact qu’il a eu avec la Vérité Suprême. Dans le NIRVIKALPA, l’ego est complètement dissous. Quand le sage revient à la vie empirique et reprend un ego, celui-ci est transparent. L’égoïsme, la colère, l’avidité ont complètement disparu. Quand il persiste des traces, elles sont comme les rides Sur une eau calme qui effleurent à la surface :
« SADHU KA RAG PANI KA DAG »
(La colère d’un SADHU est comme une ride sur l’eau)
L’européen avait toutes les faiblesses d’un homme ordinaire.
-Dans le SAMADHI, le vrai SAMADHI, il n’y pas de perte de conscience. C’est un état d’intense hyperconscience où la vérité est perçue « face à face » sans qu’il puisse persister la moindre trace de doute.
Quand le SADHAKA va consulter son Gourou (comme ce fut le cas pour l’européen) afin de savoir si son expérience était bien celle d’un SAMADHI, on peut affirmer à coup sûr que c’était un faux SAMADHI.
Le faux SAVIKALPA SAMADHI
Dans un ashram, je demande à un jeune SADHU hindou où en sont ses progrès spirituels. Il me répond qu’il a eu l’expérience du SAVIKALPA SAMADHI. Dans le SAVIKALPA, l’esprit continue à fonctionner au ralenti, mais le méditant repose sur la conscience pure et regarde se dérouler le panorama de son esprit. Ceci n’est qu’une des formes du SAVIKALPA car il y en a bien d’autres. Cet état est accompagné d’une intense sensation de Joie et de bonheur. Je me rends vite compte que son SAMADHI est simplement une perte de conscience dans un état de bonheur relatif. À la suite d’une émotion religieuse intense, il entre dans un BHAVA, une sorte de bradjidéation autour de l’émotion reli gieuse accompagnée d’une euphorie intense. Ces états se rencontrent assez souvent chez ceux qui suivent le chemin de la dévotion. Ils sont parfois accompagnés de mouvements chorégraphiques semi-conscients ou d’un comportement bizarre. Ces BHAVA ont une valeur réelle et marquent un progrès spirituel sérieux. Mais nous sommes encore très loin du SAVIKALPA SAMADHI.
Il ne faut pas confondre les BHAVA avec les hystériques ou les déséquilibrés mentaux qui ne sont pas rares dans les milieux religieux. Quand on sort d’un SAMADHI, ne serait-ce que le SAVIKALPA, l’esprit est complètement transformé. Le cœur devient tendre pour tout ce qui respire. On a vécu l’unité en toutes choses. ‘
L’incarnation de Krishna
Eté 1965. Je suis l’hôte du RAJAH d’une petite ville himalayenne. Des visiteurs viennent de temps en temps discuter de sujets religieux et parfois me demandent conseil.
Une personne que je connais vient me présenter un de ses amis. Un marchand de draps de la ville qui s’intéresse aux sujets religieux et spirituels. Il me pose des questions auxquelles je réponds très simplement. Il semble intéressé et m’annonce qu’il reviendra seul le lendemain à 16h.
Le lendemain, il arrive presque à l'heure. Ce qui est rare chez les hindous. Je pense qu’il va me demander des conseils au sujet de sa vie spirituelle. Je m'aperçois bien vite que les rôles sont inversés. Il prend l'attitude du « maître » qui a le pouvoir de résoudre tous mes doutes et peut-être même celui de me donner le SAMADHI, Je l’écoute attentivement car c’est un cas intéressant. Je lui pose des questions sur ses réalisations. Malheureusement, il parle un hindi truffé de mots que j'ignore. Peut-être est-ce du PUNJABI ou du BAGHATI ( dialecte local). La conversation est assez longue. Je peux ainsi étudier le cas à loisir.
Il est marié et a plusieurs enfants. Il ne fait aucune pratique spirituelle. Son état parfait daterait de sa naissance. Les hindous font en général un PUJA (culte religieux) le matin. TI laisse sa femme se lever de bon matin et reste au lit assez tard. Il savoure son état spirituel. Sa réalisation réside dans le fait qu’il voit presque constamment devant lui une grande lumière et des petites lumières. La grande lumière ( probablement une boule brillante et blanche) il la prend pour Dieu. Les nombreuses petites lumières qu’il voit dans l’espace sont les âmes des trépassés. Il me dessine sur un papier l’une de ces petites lumières. Elle a la forme d’une amande avec un point au milieu. Je lui demande s’il y a des différences dans la forme des lumières âmes entre celles d’un homme et celles d’un animal. « Non ! Toutes les âmes ont la même forme »
Le pauvre homme a naturellement une tumeur ou une adhérence méningée comprimant son nerf optique. Cela produit ces « phosgènes » qu’il appelle Dieu et les âmes individuelles. Puisant dans son fond religieux, il a construit tout un système d'interprétation. Néanmoins, il ne donne pas l’impression d’être un déséquilibré mental. Il parle calmement et raisonne bien.
Il a écrit à un institut d’études parapsychologiques qui l’a invité afin de pouvoir vérifier scientifiquement ses expériences. Il n’a pas répondu.
Il est assez habile dans sa manière de se faire « mousser ». Il ne se vante pas ouvertement mais par des périphrases amenant son auditeur à tirer lui-même les conclusions. Il me dit qu’il à écrit une lettre d'avertissement et de menace à un politicien en vue (qui sera assassiné) pour le faire revenir sur le droit chemin. Il ajoute : « comme je l’ai fait il y a cinq mille ans ». Un hindou moyen conclut qu’il serait une incarnation de Krishna revenu sur terre pour établir le DHARMA (la justice) car le célèbre verset de la BHAGAVAT GITA lui viendra à la mémoire :
« Chaque fois que ce DHARMA (justice dans le sens utilisé dans l’Evangile) vient à dégénérer oh BHARATA ( sumom d’ARJUNA) et que l’injustice prospère, alors je m’incarne »
« Pour la protection des justes et la destruction des méchants, pour affermir le DHARMA, je viens d’âge en âge ».
BAGHAVAT GITAIV 7et$
Il semble plein de bonnes intentions à mon égard et me considère comme un disciple digne de recevoir le Pouvoir du Maître. Peut-être même me donnerait-il la réalisation finale si Je le voulais. Il me demande si j'ai des doutes à résoudre, des questions à poser. Hélas, je n’ai pas de doutes. Quand à mes questions, elles sont uniquement dues à ma curiosité de médecin. Je l'écoute poliment. Je réponds à ses questions par un gentil sourire Je ne laisse paraître aucune trace d’ironie ou d’impatience.
Au bout d’une heure, il prend congé. Chose curieuse, ce « grand maître » au moment de partir se prosterne devant moi…
Etait-il sincère ? Etait-ce simplement un bluffeur? Il a semble-t-il un petit cercle d’admirateurs autour de lui. Il croit certainement que ses lumières sont le signe d’une haute expérience spirituelle. Mais au fond de lui-même, quelque part à la lisière de la pensée consciente et du subconscient, il se rend compte qu’il n’a ni la paix ni la joie intérieure, inséparables d’une réalisation spirituelle authentique. Sans doute a-lHil cédé presque inconsciemment à cette tentation de « paraître » et de briller. Tentation si irrésistible chez la majorité des humains.
La fausse interprétation mystique
À côté de ceux qui ont eu une expérience supra-normale ou anormale faussement interprétée, il en existe de nombreuses autres qui fabulent ou interprètent sur un fait banal dans le sens de leur vie mystique.
Certes, l’interprétation mystique est nécessaire pour le progrès d’un SADHAKA. Je veux parler de l’attitude mentale qui interprète les évènements comme émanant de la Volonté Divine. Elles sont forcément bénéfiques, quelle que soit leur apparence à première vue. Cela ne veut pas dire qu’on doit abandonner le sens commun et la faculté de juger sainement les faits. Il faut éviter la naïve crédulité. Cela ne favoriserait pas le progrès spirituel. Ce serait faire de la fausse interprétation mystique. L'histoire suivante en donne une illustration :
1956. Je vis à Bénarès dans notre ashram. Mon voisin est un BRAHMACHARI hindou. Un garçon charmant devenu mon ami. Il prépare sa nourriture lui-même. Un RÔTI ( pain non levé) qu’il badigeonne de GHI ( beurre clarifié). Avant de prendre son repas, il offre la nourriture à sa déité tutélaire puis mange ce qu’il considère comme le PRASAD'de son ISHTA-DEVA?.
Ce jour là, alors qu’il vient juste de consacrer sa nourriture et s'apprête à manger, il est appelé au bureau par le directeur de l’ashram. Il ferme hermétiquement toutes les fenêtres et la porte à clé et s’en va. Quand il revient, il s’aperçoit que le GHI qu’il a mis sur un RÔTI a été léché et peut-être même qu’une partie de son pain a été entamée.
Après son repas, il vient me trouver. Son visage rayonne de joie. Prenant un air mystérieux, il M'annonce qu’il va me confier un secret car il vient d'avoir une expérience spirituelle remarquable. Pendant son absence, sa déité tutélaire serait venue et aurait goûté à la nourriture qui lui a été offerte. J’acquiesce pour ne pas démolir son état d’euphorie. Mais j'ai vu une mangouste se promener près de sa chambre. Il y a un large trou pour l'écoulement d’eau.
L’interprétation à rebours
Certains individus interprètent une expérience spirituelle authentique dans un sens pathologique. Comme une maladie ou un état de possession par un esprit.
1963. Je suis dans un ashram isolé dans la forêt himalayenne près du village de DAULCHINA. Un villageois des environs vient me trouver. IÏ parle mal l’HINDI et s'exprime en partie dans un dialecte local, le PAHARI. Je finis néanmoins par comprendre de quoi il s’agit. Il pense qu’il est possédé par un mauvais esprit ou que quelqu’un lui a jeté un sort. Il se croit aussi malade physiquement. Les symptômes qu’il me décrit sont d'authentiques signes de l’éveil de la KUNDALINI. Il entend la plupart des dix sons classiques. Le son du luth, du tambour, du tonnerre ete… Je le rassure autant que je peux.
J'essaye de le convaincre que non seulement son état n'a rien de pathologique mais qu’il doit se réjouir d’avoir été favorisé par une expérience aussi rare.
PRASAD : restes d’une nourriture sacrée.
ISHTA-DEVA : déité tutélaire
Les DARSHAN
« Avez-vous reçu le DARSHAN de votre ISHTA-DEVA (déité tutélaire). le DARSHAN de KRISHNA ou de RAMA ? »
Une question qu’un homme commun demandera souvent à un SADHAKA. Pour beaucoup d’hindous de classe moyenne, avoir eu la vision de KRISHNA ou de RAMA, de SHIVA ou de n'importe quelle autre forme du divin est considéré comme un des sommets de la réalisation spirituelle. Cette croyance est appuyée par des textes, des PURANAS ( SRIMAD, BHAGAVATAM ect…) : celui qui a eu la vision de KRISHNA ou de RAMA n’aura plus à retourner dans la ronde des naissances et des morts. Comme beaucoup de croyances populaires, cette conviction a son origine dans une vérité ésotérique. KRISHNA, RAMA ou n'importe quelle autre forme du Divin sont des symboles du PARAMATMA ; c'est-à-dire, la conscience cosmique. « Voir » la Conscience Cosmique signifie la libération du cycle des naissances. Mais la Conscience Cosmique n’a pas de forme et on ne peut la « voir », car c’est le « Voyant », l’Eternel Noumène.
À la lisière de l’impersonnel, de l’Infini, on peut percevoir une forme qui marque en quelque sorte le point de virage entre le monde empirique des noms et des formes et le silence Absolu du NIRVIKALPA SAMADHI. Cette forme n’est pas limitée, Elle remplit le cosmos. Cette expérience correspond au SAVIKALPA SAMADHI et donne à celui qui l’a vécu, la sensation d’être uni à l’Omniprésent. Seuls quelques rares élus atteignent cette cime spirituelle. C’est cela le véritable DARSHAN ; quand la déité tutélaire KRISHNA, RAMA, est identifiée avec le macrocosme.
À un niveau plus bas, il se peut qu’au moment de l'éveil de la KUNDALINI, surgisse une vision lumineuse d’une forme humaine accompagnée d’une sensation de bonheur. Il arrive souvent que le SADHAKA confonde cette vision avec le véritable « DARSHAN » et croit à tort qu’il a atteint un des sommets de la réalisation spirituelle.
D’autres personnes ont reçu la vision d’une image subjective en couleur de KRISHNA ou RAMA ; comme celles qui apparaissent parfois dans le demi-sommeil et s’imaginent qu’ils ont « vu » le Divin. Mais :
« SA Forme n’est pas dans le domaine de la vision.
Nul ne peut le voir avec les yeux,
Avec ce qui réside dans le cœur,
par l’intuition, par la méditation,
Il est révélé.
Ceux qui ont compris cela
deviennent immortels »
KATOPANISHAD-VALLI VI-9
FIN