Chapitre IV

Un ermitage idéal


Mai 1966

Je suis de retour dans cet ermitage de TARATAL en pleine forêt himalayenne, aux environs du village de DAULCHINA.
La première fois que j'ai entendu parler de cet ashram, vers 1960, j'étais à ALMORA, capitale de la province himalayenne de KUMAON. On m'a annoncé qu’un nouvel ashram venait d’être construit en pleine montagne sur un plateau face aux neiges éternelles.
L’ermitage est loin de toute habitation humaine au milieu d’une forêt hantée par les fauves.
Les voies de communication sont précaires. L'endroit est à près de vingt cinq kilomètres de la ville d'’'ALMORA. Les premiers quinze kilomètres peuvent être faits en autobus jusqu’au village de BARICHINA . De là, il faut faire huit kilomètres d’ascension à pied avec un guide jusqu’au village de DAULCHINA. Puis deux kilomètres en pleine forêt jusqu’à l’ashram.
Le point d’eau potable le plus proche est au village et le ravitaillement en denrées de première nécessité s’avère difficile car le village ne possède que quelques boutiques mal achalandées. Vivre dans un pareil ermitage paraît sinon impossible du moins très difficile. C’est justement la difficulté qui m’a tenté et peut-être la curiosité de savoir comment on peut résoudre les problèmes vitaux, eau, nourriture, habitation dans un contexte aussi précaire. Les choses vont lentement en Inde et ce n’est qu’en avril 1963 que mon désir d’aller vivre dans cet ashram a pu se réaliser. Ce n’était pas simple. L’ashram de TARATAL était sous la garde d’un CHAUDIKAR (gardien) habitant au village, qui avait les clés mais qui était souvent absent. D'autre part, pour un européen, s’aventurer seul au milieu de ces villages de montagne sans connaître personne était une expédition hasardeuse.
Le CHAUKIDAR s'appelait H.SINGH. C'était un notable du village, tenancier d’une petite épicerie. La solution la plus simple était de lui écrire et de lui demander de venir me chercher à l’ashram d’ALMORA. C’est ce que je fis. Ma lettre resta sans réponse. H. SINGH ne savait ni lire ni écrire. Il aurait néanmoins pu envoyer une réponse par personne interposée. Je ne perdis pas courage et fis écrire par le directeur de l’ashram d’ALMORA et par des hommes importants de la ville. Toujours pas de réponse.
Un beau matin, « un homme qui descendait des montagnes » est venu à l’ashram d’ALMORA et a demandé à me voir. C'était le fameux H.SINGH, gardien de l’ermitage tant convoité. Il venait me chercher… I! m'a donné rendez-vous en ville à l'heure du départ de l’autobus que nous devions prendre ensemble jusqu’au relais de BARICHINA . Enfin mon rêve allait se réaliser. Mais il y a loin de la coupe aux lèvres. Un messager de H.SINGH est venu bientôt m'’informer qu’il était inutile de me rendre au village pour prendre l’autobus. Celui-ci étant bondé, il était impossible de s’y caser. H.SINGH est retourné à son village je ne sais par quel moyen et m’a donné rendez-vous au relais de BARICHINA quelques jours plus tard. Là, il viendrait me chercher ou enverrait des porteurs pour me guider jusqu’au village de DAULCHINA et à l’ashram de TARATAL. Le jour fixé, je réussis à me caser dans l’autobus qui après m'avoir dûment cahoté et secoué me dépose au relais de BARICHINA. Me voici avec mes lourds bagages assis sur une pierre près de la fontaine publique pour attendre H.SINGH ou ses porteurs. Une heure passe puis deux. Toujours pas de H.SINGH.
Nous empruntons la route à travers les sentiers de Montagne vers le village de DAULCHINA. La route passe en pleine forêt himalayenne et monte presque continuellement. Un chemin assez praticable a été taillé sur le flanc de la montagne. Mes porteurs préfèrent prendre des raccourcis à travers des sentiers périlleux pour un homme de la plaine comme moi. Le raccourci principal qui fait £agner presque un kilomètre passe à travers un torrent de montagne. Nous descendons jusqu’au lit du cours d’eau à un endroit où on peut traverser à gué. Puis commence l'escalade de la grande montée, le « CHARAÏ », sur un sentier qui grimpe presque droit vers le sommet du pic pendant près d’un demi kilomètre. Un gros effort pour mes jambes et mon cœur. J’admire ces vigoureux montagnards qui montent avec une montagne, le bruit du torrent qui roule en bas, ce majestueux silence, la splendeur des paysages et peut-être aussi quelque présence mystérieuse dégagent une atmosphère prenante qu’on ne trouve que dans ce légendaire himalaya.
Enfin, nous atteignons le sommet du pic et le petit groupe reprend le chemin battu. Le village n’était plus loin. Mes porteurs s’arrêtent pour souffler un peu et pour fumer une « BIDI » (cigarette populaire hindoue faite de d’une feuille de tabac roulé). Après une demie heure de marche nous arrivons enfin au village de DAULCHINA qui contraste énormément avec le relais de BARICHINA. DAULCHINA est un village adorable. C’est un tout petit village comprenant quelques groupes de maisonnettes disséminées dans les flancs des montagnes comme si elles étaient placées là par un artiste géant au goût exquis. Autour des maisonnettes, la montagne est taillée en gradins horizontaux transformés en champs de culture pour le riz, le blé ect… Grande richesse de coloris. La verdure des champs est encadrée du bleu sombre des pics au lointain, au dessus, un ciel Azur, transparent comme celui de Provence.
Dés l’arrivée au village, nous nous dirigeons vers la boutique de H.SINGH. Dès qu’il m'aperçoit, H.SINGH vient à ma rencontre et me reçoit avec une cordialité touchante. Après Je ne suis qu’un étranger qui vient faire intrusion dans ces montagnes paisibles. Il me dit avoir envoyé des porteurs à ma rencontre. Peut-être ont-ils pris un autre chemin.
Je pense continuer ma route vers l’ashram mais le soleil vient de se coucher et H SINGH me conseille de passer la nuit au village et de ne repartir que le lendemain matin.
Je suis installé du mieux possible sur une véranda ouverte et mon hôte de passage fait en sorte que je ne manque de rien.
Le lendemain matin. accompagné de deux nouveaux porteurs. je prends la route qui mène TARATAL où se trouve le fameux ashram. Il est inhabité depuis longtemps car les deux ou trois SADHUS qui y ont vécu durant une courte période ont battu retraite devant les difficultés qu’ils ont rencontrées. En plus des deux guides. un homme portant sur sa tête un bidon rempli d'eau nous accompagne. Désormais. un homme m'apportera du village tous les matins un bidon d’eau (environ dix-huit litres) qui suffira à tous les usages : bain. cuisine, boisson. etc…
Nous empruntons d'abord le chemin qui mène vers le bourg de PANNA-NÔLA. On quitte la route et l'ascension se fait en pleine forêt sur un sentier de montagne. Le chemin paraît long quand on le prend pour la première fois. Pourtant je parcoure seulement deux kilomètres.
Maintenant je les fais allégrement à l’aller et au retour comme une simple promenade.
Enfin nous atteignons le plateau de TARATAL. Une clairière au sommet du pic, entouré au sud, à l’est et à l’ouest par les forêts où le pin résineux et le chêne croissent en abondance. Au nord et au nord-est, la vue est ouverte sur un quart de çercle où se démarquent des pics couverts de neiges étemelles qui rivalisent de splendeur.
L'ashram comprend deux maisonnettes inhabitées ainsi qu’une petite cabane à demi construite. Je suis logé dans [a maisonnette la plus confortable, Elle a en plus une fenêtre face aux sommets neigeux.
Mes compagnons et H.SINGH venu nous rejoindre redescendent vers le village et me laissent seul comme le petit poucet dans la forêt. Contrairement au petit poucet, je manque totalement de sens de l’orientation et je pers ma route avec une facilité étonnante.
J'ai néanmoins soigneusement repéré la direction que mes compagnons ont pris pour retoumer vers leur village. Ces braves gens pour qui tous les chemins et sentiers de la forêt sont familiers depuis leur tendre enfance n’ont pas pensé que si je devais descendre vers le village pour mes provisions, je risquais fort de m’égarer au cœur de cette vaste forêt himalayenne. Personne ne s'occupe plus de moi. Néanmoins un homme vient tous les matins m'apporter de l’eau et du lait. Mais à cette heure matinale, je suis en méditation et garde le silence. L'homme dépose sa charge dans une chambre à côté et je ne le vois presque jamais. J'ai apporté des provisions pour plusieurs jours, du pétrole pour mon réchaud. du riz, des lentilles et des tas de choses encore. Ainsi, j'ai quatre ou cinq jours devant moi pour m'organiser et explorer les chemins de la forêt. L'objet de mes promenades journalières est de découvrir la route vitale du ravitaillement, le chemin qui mène vers le village. Descendre est facile mais retrouver le chemin du retour est une autre affaire. Je me suis déjà égaré dans des endroits bien moins compliqués que celui-là. Petit à petit, comme le petit poucet. en prenant des points de repère et en posant des jalons, je finis par m’y retrouver.
Maintenant je connais tous les chemins, sentiers et raccourcis de la montagne presque aussi bien que les montagnards
Ma première descente au village est une réussite. Je peux faire le chemin par la longue route à aller et retour sans me perdre et tout seul.
Au village, il y a deux ou trois boutiques d’épiciers où je pus tant bien que mal refaire mes provisions qui commencaient à s'épuiser : riz, sucre, pétrole pour mon réchaud et ma lanterne, etc.
Les marchands sont en même temps des cultivateurs qui ont leurs champs et leur bétail. Les boutiques ne sont donc pas ouvertes à heure fixe. I] m'arrive souvent quand je descends au village de trouver porte close. Quand le marchand est absent pour de bon, soit parti pour une affaire à un village voisin ou en ville ou occupé dans ses champs, je suis bien obligé de me résigner et de me débrouiller. Quand il est dans le voisinage pour aller chercher un bidon d’eau ou simplement en train de faire la sieste, je peux envoyer quelqu'un le chercher. Il vient alors en hâte, sort une énorme clé de dessous ses vêtements et ouvre un non moins énorme cadenas qui ferme la porte en bois de sa boutique. Puis il me sert avec beaucoup de gentillesse,
Les hindous de ces montagnes ressemblent physiquement aux européens, surtout à ceux du nord de la méditerranée. Ils sont en général droits et honnêtes et ne sont pas encore contaminés par l'esprit des villes de la plaine. Comme beaucoup d'hindous. ils sont souvent timides et empruntent parfois une attitude humble quasi-féminine.
Les montagnards de DAULCHINA sont pour la grande majorité de la caste des KSHATRYA (les guerriers). À leur prénom. ils ajoutent la particule SINGH. une déformation du mot sanserit SIMHA qui signifie lion. Ils deviennent bientôt presque tous mes amis. Quand je descends au village. je suis en famille.
Malgré les difficultés, je réussis à équilibrer mon menu et ne manque de rien ( c'est-à-dire, des denrées de premières nécessités), sauf à de rares occasions.
Les sages de l'Inde enseignent que tout évènement heureux ou malheureux qui nous arrive est notre KARMA-PHAL, le fruit de nos actions passées. Même la qualité et la quantité de nourriture que nous devons absorber sont prédestinées, conséquence de notre KARMA. Il en résulte que quelles que soient les conditions dans lesquelles nous nous trouvons, nous absorberont la nourriture et la boisson qui nous sont destinés. Que nous fassions ou non l'effort pour les obtenir. Les authentiques SADHUS de l’Inde, ceux qui vivent d'aumône au jour le jour savent cela. Presque tous pourront raconter une histoire où leur repas journalier leur est parvenu dans des conditions quasi miraculeuses.
Le Christ lui-même a dit à ses disciples que celui qui pourvoit à la nourriture des oiseaux des champs. s'occupera d'eux à plus forte raison.
C’est vrai. J'ai eu maintes fois l’occasion de le vérifier pendant mes séjours dans cette solitude himalayenne.
Vivre dans ces grandes solitudes semble à première vue très difficile pour ceux qui sont habitués à la société des hommes. Mais les concepts de solitude ou de compagnie ne sont que des concepts mentaux. On n'est Jamais complètement seul. Même au milieu des Jungles les plus sauvages, il y aura toujours un voyageur égaré, un berger ou un chasseur qui viendront rompre cette solitude. Les oiseaux, les bêtes sauvages et même les arbres deviennent des compagnons à défaut d'autre chose. Le monde qui nous entoure n’a de valeur que par les éléments affectifs (plaisir et peine, joie et tristesse, désir et répulsion) que nous y projetons.
Partout où nous allons, nous emportons avec nous cette potentialité affective. Puis nous la projetons à nouveau sur le cadre qui nous entoure. Alors, autour de nous, se reforment un monde et une société tout à fait semblables à ceux que nous avons quittés. C'est la même pièce de théâtre qui se joue. avec les mêmes personnages. Seuls les acteurs ont changé.
Pour ceux qui aiment le silence, la vie solitaire leur donnera des occasions de se réjouir. Là encore, tout est relatif. Beaucoup de SADHAKAS quand ils sont assis en méditation ont du mal à concentrer leur esprit si quelqu'un parle, ne serait-ce qu’à voix basse dans une chambre voisine où s'ils entendent d'autres bruits d'origine humaine, par exemple. les coups de marteau. Mais le gazouillement des oiseaux, le croassement des corbeaux. le hurlement du vent ne les dérangeront pas le moins du monde.
Je me souviens d’un compagnon d'ashram qui vivait dans une chambre au-dessous de la mienne et qui était considérablement incommodé par le tic-tac de mon réveil que je plaçais parfois sur le plancher.
Pour un ascète, la vie solitaire a de considérables avantages. Elle produit un ralentissement de la vie sociale et par conséquent. le rythme des pensées devient plus lent. Les aspirations et désirs centraux de notre esprit viennent en surface. La solitude favorise sans aucun doute l'introspection. En outre, elle intensifie nos qualités, les bonnes comme les mauvaises. Cela peut être dangereux pour des individus non préparés.
Si ma solitude fut presque complète pendant les premiers jours, elle commence peu à peu à se peupler. Mes premiers amis intimes sont un couple de corbeaux à qui je donne tous les matins un peu de riz. Mais les corbeaux ne sont pas des amis recommandables car ils sont très bruyants et manquent de savoir vivre. Ils deviennent d'ailleurs trop familiers. Quand je suis dehors. ils viennent sautiller près de moi et m'ennuyer jusqu'à ce que je leur donne une ration de riz supplémentaire. Un jour. ils me chipent mon dernier bout de savon ce qui m'oblige à aller au village. Quand je suis dans ma chambre. assis en méditation. ils ont un cris spécial ressemblant à la voix d'un enfant pour réelamer leur dû ou un supplément.
Les corbeaux semblent avoir une vie sociale. Is ont parfois de grandes réunions dans la forêt et paraissent discuter de problèmes importants pour la gente corbeau. Les uns sont perchés sur des arbres, les autres volent en rond, croassant. discutant. se chamaillant. Ils vivent par couple. Le matin, ils viennent rarement ensemble prendre le riz que je leur ai déposé devant ma porte. Le premier arrivé prend sa part de riz et en laisse suffisamment pour l’autre. Puis il va se percher sur un toit ou sur un arbre. Il monte la garde afin que d’autres oiseaux ne viennent pas dévorer la part du congénère. Tout en guettant, il appelle son compagnon sur tous les tons. Cela peut durer une heure. Parfois ils se disputent et l’un d’eux s’envol avec un cri de colère. Alors, l’autre se perche sur un arbre et appelle son compagnon (ou compagne) en poussant des croassements à attendrir un cœur de corbeau. Mais bien désagréable pour l’oreille humaine.
Le langage des oiseaux et celui des animaux en général est plus facile à comprendre qu’on ne pourrait l’imaginer à première vue. Ils ne communiquent pas par des mots ayant une valeur conventionnelle comme dans les langues humaines, mais par des sons modulés avec une charge affective. Les éléments de leur langue sont à la base simplement des cris exprimant la colère, la menace, la peur, la faim, la satisfaction, faciles à comprendre si on y prête un peu d'attention. Sur ces notes fondamentales, vient se greffer un langage un peu plus complexe mais qui tourne autour d’un des besoins vitaux de l’animal : la nourriture, la vie sexuelle, le climat ect… Dans tous les cas, ce n’est pas la nature du son qui prime, mais la tonalité affective avec laquelle il est émis.
Les corbeaux qui sont probablement les plus intelligents des oiseaux, ont un langage un peu plus compliqué çar ils sont capables de moduler un assez grand nombre de sons différents et d'exprimer un registre d’idées relativement important. Il y a une véritable langue « corbeau » souvent formée d’onomatopées, par des sons qui tentent d’imiter l’objet qu’on veut désigner. Ainsi, le mot français « glou-glou » est une onomatopée car il imite le son que fait l’eau qu’on verse d’une bouteille. Le corbeau, quand il voudra dire que quelque délicieuse nourriture a été ou va être déposée dans un coin pour lui et son congénère profère une série de sons qui tenteront d’imiter une déglutition délicieuse, Ce genre de langage peut être compris par tout le monde car il fait appel à des notions communes aux espèces vivantes.
Les animaux communiquent aussi entre eux par des mouvements de leur tête, des jeux et par des attitudes de l’ensemble du corps. Ceux qui ont l’habitude des chiens peuvent facilement deviner ce que l'animal désire simplement en le regardant. Il est possible que les animaux communiquent entre eux parfois par une transmission de pensée élémentaire. Mais ce point serait à vérifier. L'observation courante montre que les animaux domestiques, le chien ou la vache « sentent » l’attitude mentale de leur maître. Ils calqueront leur attitude vis-à-vis d’un visiteur ou d’un passant sur celle de leur maître.
Les bergers et les bergères du village viennent avec leur troupeau. La clairière de TARATAL est un lieu de pâturage. Ils ne passent en général qu’une heure ou deux dans l’après-midi deux à trois fois par semaine seulement.
Mon porteur d’eau est un cultivateur occupant une ferme isolée à mi-chemin du village et de l’ashram. Il est mon voisin le plus proche. I! envoie souvent un de ses fils paître ses quelques vaches et ses buffles à TARATAL.
L'un de ses fils, le deuxième, me témoigne beaucoup d'amitié. Du moins en apparence. Il remplace souvent son père pour m'apporter l’eau et le lait journaliers. Il s'appelle G. SINGH et c'est un garçon tout à fait remarquable. Il ne sait ni lire ni écrire. Il a fréquenté l’école communale pendant quelques jours. Le maître l’avait renvoyé à ses vaches jugeant sans doute qu'il était imperméable à une éducation, fut-elle même la plus élémentaire. Ce n'est pas cela qui est remarquable. Ce garçon sait instinctivement se composer un visage avec un art consommé qu’on ne rencontre en France que chez de rares individus issus de classes cultivées. Il réussit à tromper pendant plusieurs mois le psychologue avéré que je me vante d’être. Dès les premiers contacts, je note sur son visage une grande expression de finesse et d'intelligence. Il y a parfois comme un rayonnement de noblesse, de douceur. de paix intérieure sur son visage. Je pensais que ce garcon devait être un sage ou un yogi en herbe. Je m'aperçois bientôt que son « ramage ne ressemblait pas à son visage ». Il parle très peu. Quand je lui demande quelque chose ou quand je lui donne des explications, il a le sourire de quelqu’un qui a parfaitement compris. De temps en temps, il lâche un « HAN » (oui en hindou) sonore comme un coup de hache. Je dois bientôt me rendre à l’évidence : son intellect ne surpasse pas de beaucoup les bœufs qu’il mène au pâturage. I] ne prend son expression de sage, le «rayonnement de noblesse, de douceur et de paix intérieure » qu’à certaines occasions : quand il m’apporte à la place de l’eau potable du village, celle d’une citerne d’eau Stagnante qui est près de sa ferme ou quand il a versé dans mon réservoir d’eau de lavage un demi bidon au lieu d’un bidon entier. Un demi bidon, c’est moins lourd à porter. Ou encore, quand il prend des fagots de bois dans l’ashram alors que je le lui ai défendu.
Cette maîtrise de la mimique faciale associée à un intellect frustre semble assez étonnante. Pourtant, c’est une chose commune en Inde et ce qui est remarquable, surtout chez les enfants. La clé de ce mystère se trouve dans la structure de la mentalité hindoue qui est fondamentalement différente de celle de l’occidental. La mentalité hindoue est surtout caractérisée par une hypertrophie de la pensée instinctive et intuitive au dépens de l’élément clairement conscient et logique. Dans ce cas particulier, la modification du visage, quand c’est nécessaire, se fait instinctivement, presque comme un réflexe de défense. Il n’y a pas de volition consciente dans ce mécanisme. Si elle intervenait, cela créerait une inhibition partielle ou totale de l’acte. C’est ce qui se produit parfois chez les adultes pour qui la pensée logique est plus développée que chez les enfants.
Les animaux sauvages sont assez communs aux environs de TARATAL, mais ils ne viennent que rarement peupler ma solitude, Les renards sont les plus familiers. Ils traversent la clairière et accélérent à peine leurs pas quand ils me voient. Un Jour, un charmant daim vint braire dans une flaque d’eau juste en face de ma maisonnette. Mais c’est hélas la seule visite qu’il m’a rendu.
Un autre jour, dans l’après-midi, un léopard s’approche en trottinant gaiement. Je suis juste dehors et nous marchons l’un vers l’autre à une dizaine de mètres de distance. Quand il m'aperçoit, ce roi des montagnes fait un brusque demi tour et s’enfuit comme un vulgaire lapin de garenne. Ce jour là, il y à eu un orage et le vent a soufflé en tempête, Notre léopard n’était donc pas tout à fait dans son assiette. Un très bel animal au pelage jaune tâché de noir, mais pas très grand, à peu près la taille d’un saint Bernard. Il attaque rarement l’homme mais emporte de temps en temps une tête de bétail. Les villageois, bien qu’amateurs de chasse, ne tirent pas le léopard car c’est dangereux. Pour protéger leur bétail, ils ont recours à un dieu local qu’ils appellent ERI. Ils lui ont construit un petit autel rudimentaire en pleine forêt, à quelques mètres de TARATAL. Ils lui sacrifient de {emps en temps une chèvre. En échange de quoi ERI doit protéger leurs troupeaux contre le.léopard.
L'ours et le sanglier sont assez communs mais je n'en ai jamais rencontré.
Derrière ma maison, il y a un arbre étrange. Quand vient l’automne, ses feuilles Jaunissent et tombent. I! est alors dénudé comme un arbre mort. On croit qu’il va passer ainsi l'hiver et attendre le printemps pour se couvrir à nouveau de bourgeons, mais cela ne se passe pas du tout ainsi. Dés qu’il commence à faire un peu froid, vers le début octobre : il se couvre de bourgeons qui se transforment rapidement en fleurs exquises. Puis apparaissent des feuilles et l’arbre revenant à la vie fabriquera ses fruits sans se soucier de la neige et du vent glacial. Les villageois appellent cet arbre le PADME. Ils le considèrent comme un arbre sacré et utilisent ses feuilles et ses fruits pour leur PUJA. Certains même s’abstiennent de manger ses fruits.
Is disent que cet arbre est sacré car sa présence à cette altitude est un phénomène rare.
Vers le mois de mai, j'ai la curiosité d'examiner ses fruits et de les goutter, C’est simplement des cerises sauvages,
Quand le soleil se couche sur le plateau. commence pour moi la grande solitude. Personne n’oserait se promenait la nuit dans cette forêt sauvage.
Néanmoins, entre juillet et octobre, un concert crépusculaire résonne comme un prélude au silence. Les musiciens ne sont pas des humains mais des insectes. Dans ces montagnes vit une variété de cigale perchée sur les pins résineux. Son chant est plus varié et plus harmonieux que celui de sa cousine de Provence. Elle est capable d’émettre trois sons différents ayant une véritable tonalité musicale. Avec ses trois sons, elle peut produire des variations d'intensité et de rythme. Quand une seule cigale chante, c’est déjà harmonieux, mais quand elles jouent en cœur, s'élève une véritable symphonie qui ne serait pas déplacée dans un programme de musique d'avant-garde, -
Sur le plateau de TARATAL, je ne les entends que rarement pendant la journée. Mais à l'heure précise du coucher du soleil (tellement précise que je pourrai y ajuster ma montre), commence une symphonie crépuseulaire, L’une d’elles, peut-être le chef d’orchestre, donne le départ avec un son prolongé et aigu. Puis une à une, les cigales du voisinage se joignent à celle «prière au Dieu vivant ». Chacune émet un des trois sons différents, l’ensemble produisant un concert d’une réelle harmonie. Cela dure environ vingt cinq minutes jusqu’à la tombée de la nuit. Puis le chant s’arrête brusquement. On aurait dit une congrégation de moines faisant leur prière du soir. Pendant toute la période allant de début juillet à la mi-octobre, une grande partie de la saison des pluies, le chant a lieu tous les soirs avec la même précision horaire. Parfois il pleut à verse ou le vent souffle en tempête, mais les cigales continuent leur symphonie avec une intensité à peine diminuée. Je n’ai pas trouvé d'explication à ce curieux phénomène.
Après le chant des cigales, le grand silence de la nuit tombe sur la clairière de TARATAL. Seul le vent murmure, chante, gémit ou souffle avec féerie, venant rompre le silence. Plus rarement, le hurlement d’une bête sauvage au lointain.
Peu d’endroits même en Inde possèdent autant de conditions favorables pour une vie contemplative. Parmi tous ceux où je vivrai, il est celui qui ressemble le plus à l’ermitage idéal typique tel qu’on pourrait l’imaginer.
Souvent en France, au milieu d’une activité médicale intense, j'avais rêvé de mener la vie d'anachorète dans un ermitage situé dans les grandes solitudes himalayennes. Parfois les rêves se réalisent…