Chapitre IV

SHIVANANDA


Shivananda est probablement le «ge de l’Inde moderne le plus populaire en Europe et aux Etats-Unis. Pourtant, le contact que j'ai eu avec lui fut très court et superficiel. Mon opinion au sujet de ce grand sage vaut ce que vaut un cliché photographique instantané qui fige le personnage dans une position donnée dans des circonstances et des conditions particulières.
Avant de le rencontrer, j'avais déjà lu un certain nombre de ses livres. Il est presque impossible de les lire tous. Je n’ai pas compté le nombre de volumes qui portent la signature de SHIVANANDA, mais je ne serai pas étonné qu’ils dépassent la centaine.
La « littérature de Shivananda » (ce terme est justifié) ne serait guère appréciée par un intellectuel d'Occident. De même qu’elle ne le serait pas par un pandit savant en littérature sacrée sanscrite. C’est avant tout une littérature de vulgarisation. SHIVANANDA a semé à tout vent la connaissance sacrée ésotérique. Son style est familier, bonhomme. Traduit en anglais, il paraît un peu lourd et ses plaisanteries nous mettent parfois mal à l’aise. Mais toute cette littérature a été pensée en hindou. Elle exprime exactement la manière avec laquelle un BABA (Père. Appellation familière pour un SADHU) s’adresserait à la masse de ses auditeurs en hindi ou dans une autre langue moderne de l’Inde. D'autre part, cette littérature n’a pas la prétention de lancer des idées originales. Elle est l'expression du SANATANA DHARMA (la religion éternelle. Une désignation de la religion hindoue dans son ensemble) à tous les niveaux et mis à la portée de l’homme de la rue. Elle représente un travail de compilation, de traduction et d’adaptation considérables et par ce fait même, extrêmement précieux pour ceux qui ne peuvent pas ou n’ont pas le temps de consulter les originaux sanscrits ou autres (tamouls ect…)
Les livres de SHIVANANDA m'ont fourni une aide précieuse et j'y ai appris un nombre considérable de choses. Pourtant, ils m’avaient donné une image défavorable de la personnalité du sage. Mais cette fausse impression s’effacera après le DARSHAN.
Le DARSHAN a lieu en avril 1952. Je viens de passer une quinzaine de jours en compagnie de mon gourou à ANANDA KASHI. Un paradis sur terre. Je parle bien entendu d’un paradis pour les ascètes.
ANANDA KASHI n’est ni une ville. ni un village, ni même un hameau. C’est simplement un petit groupe de maisonnettes appartenant à la famille royale de TEHRI-GARDWAL. Même me mot grandiose est trop faible pour décrire le site naturel dans lequel sont construites ces maisonnettes dans l'Himalaya. N'est-ce pas dans l’Himalaya que la nature dévoile toute sa splendeur ? L'endroit se trouve à une quinzaine de miles de RISHIKESH sur la route qui se dirige vers BADRINATH. Les maisons sont construites dans un vallonnement de terrain en pleine nature sauvage, surplombant le Gange. Le grand fleuve vient à peine de descendre de ses cimes natales. Il a encore toute l’impétuosité du torrent. Ses flots aux reflets bleus verts limpides comme de l’eau de roche coulent au milieu d’un paysage de montagne magique. Un roulement sourd accompagne son cours majestueux, un son solennel qui rappelle le PRANAVA (la syllabe sacrée OM). Le fleuve légendaire descendrait des cieux après avoir roulé le long des cheveux de SHIVA.
Les flancs des montagnes sont rayés comme le dos d’un tigre. La raison de cette particularité est plus prosaïque que je n'aurai aimé l’imaginer. Ce sont les paysans qui ont coupé des gradins horizontaux dans les terrains cultivables aux flancs des montagnes pour retenir l’eau de pluie qui autrement s’écoulerait le long des pentes.
L'endroit est en basse montagne. Environ mille mètres d'altitude. Le tigre rôde souvent dans les parages. En haute montagne, seul le léopard peu dangereux pour l’homme hante les jungles.
À quelques centaines de mètres d’ANANDA KASHI et sur l’autre rive du fleuve, se trouve la célèbre VASHISTA GUFA, la caverne qui aurait été habitée pendant longtemps par le grande RISHI VASHISHTA du RAMAYANA. A l’époque où je l’ai visité, elle était occupée par Swami PURUSHOTTAMANANDA et ses disciples.
Je pars d'ANANDA KASHI vers la fin avril. Une jeep va me conduire à HARDWAR en passant par RISHIKESH où nous devons prendre un train, La jeep tombe en panne à quelques kilomètres de RISHIKESH. Au lieu d'attendre patiemment que le chauffeur répare les dégâts, je décide d’aller à pied jusqu’à RISHIKESH et de rendre visite à SHIVANANDA dont l’ashram se trouve sur ma route.
J'arrive à l’ashram dans l'après-midi. SHIVANANDA n’est pas encore venu car il habite dans une maisonnette éloignée. J'ai tout le loisir de visiter les lieux. Je le fais d’une manière plutôt distraite. On m'’invite au réfectoire pour m’offrir une tasse de thé. Ici, comme chez RAMDAS, le préjugé de caste est absent. Occidentaux et hindous de toutes castes mangent ensemble. Abondamment fournie, la librairie de l’ashram m’intéresse surtout. Je commence par acquérir un livre très documenté sur le Hatha Yoga. Shivananda arrive. Un géant (presque deux mètres) à la carrure d’athlète, mais un peu gras. Son crâne et son visage rasés lui donnent un profil de statue romaine. Pourtant, malgré l’impression de puissance qui se dégage de sa personne, il n’y a rien de dur dans son visage. Un sourire sympathique et sympathisant révèlent son souci du bien de ses semblables.
SHIVANANANDA a été médecin avant de renoncer au monde. Il a conservé les gestes, les attitudes et les habitudes d’un praticien.
En arrivant, il s’assied devant son bureau et dépouille un courrier abondant tout en liquidant les affaires courantes de l’ashram. Entre deux lettres et une conversation avec un membre de l’ashram, il s’occupe des visiteurs qui sont assis en face de lui sur un banc, comme l’étaient peut-être jadis les consultants qu’il recevait dans son cabinet médical.
Il me parle, me pose des questions, me lance un sourire sympathique entre deux affaires courantes. Pourtant l'expression de son visage, le ton de sa voix et son sourire semblent dire : « je suis content que vous soyez venu ».
Son activité extérieure paraît centrée autour de son courrier mais son visage révèle que tout son intérêt va vers le visiteur. I] me demande :
Combien de temps comptez-vous rester en Inde ?
Je réponds presque sans réfléchir :
-  Jusqu’à ce que j'obtienne la réalisation du Soi.
- Voulez-vous des livres ?
- Certes j'en veux !
Et c’est même la raison principale pour laquelle je suis venu. Il me fait apporter un livre, deux livres, la BHAGAVAT GITA commentée par lui-même, les UPANISHADS.
- Voulez-vous encore celui-là ?
Il me tend le PRANAYAMA
-  Etcet autre ? Et celui là ?
Je reçois d’abord les livres d’une main, puis dans mes deux mains, puis sur mes bras. Je suis forcé de demander grâce car il me semble soudain impossible d’emporter cette montagne de volumes. Je désire payer, mais il n’en est pas question.
- Un SADHAKA doit recevoir gratuitement son matériel de travail.
Je prends congé de SHIVANANDA. En route, je croise une voiture venant d’’ANANDA KASHL Elle me conduit à HARDWAR.
SHIVANANDA a lui aussi quitté sa forme physique après une longue vie consacrée au bien de ses semblables. Son nom ne sera pas oublié de si tôt. Comme un grand bateau qui traverse le Gange, il a laissé une trace profonde et de puissants remous qui se feront sentir longtemps après son passage.