Chapitre IV

Ceylan


L'arrivée du bateau était prévue pour le 27 décembre, mais l’avarie de Port-Saïd nous ayant retardé, nous débarquons le 1°" janvier 1951 au matin. Le premier jour de la deuxième moitié du siècle. Pour moi, une nouvelle vie commence. Après les formalités, police, douane ; Je me retrouve sur la terre ferme après dix neufs jours de voyage. Cette terre est la célèbre LANKA du RAMAYANA. Dans les langues de l’Inde moderne, l’île est toujours appelée par ce nom, comme au temps jadis où RAM vint délivrer son épouse enlevée par le terrible démon RAVANA. Un autre nom de l’île, TAMBAPANI lui fut donné par VIJAY, le premier roi aryen de l’île. Cela se passa environ mille ans avant l’ère chrétienne. VIJAY était le fils d’un roi du Bengale, le pays de VANGA comme on l’appelait à l’époque. VIJAŸ se conduisit d’une manière si déplorable que son père, pensant qu’il méritait un juste châtiment le condamna à l’exil avec mille de ses partisans. Ils furent mis sur un navire et chassés vers la pleine mer, à la grâce de Dieu.
À cette époque, les conditions de navigation étaient précaires et les connaissances de VIJAY et de ses partisans en cette matière devaient être plutôt élémentaires. En voguant, le navire finit par aborder sur l’île de Ceylan. L'aspect enchanteur de l’île ravit le cœur des exilés. VIJAY décida avec ses partisans que cette île serait leur domaine et qu’il en deviendrait le roi. Ils débarquèrent. En mettant le pied à terre, VIJAY trébucha et tomba les deux mains en avant. Les hindous et surtout les bengalis attachent beaucoup d'importance aux présages. A cette époque, la croyance dans le SHUBA-ASHUBA (favorable et défavorable) devait être encore plus ancrée dans les esprits que de nos jours. Tomber ainsi sur une terre qu’on était censé venir conquérir était un signe de très mauvaise augure. Il y avait de quoi décourager cette colonne de guerriers.
VIJAY ne perdit pas la tête. Il se releva en souriant et leur dit qu’étant tombé les mains en avant, cela signifiait qu’il avait saisi cette terre à pleines mains et qu’elle lui appartenait désormais. Il promit qu’il aurait désormais une bonne conduite et qu’il serait un bon roi. Il regarda ses mains, Elles étaient enduites d’une terre rougeâtre. Il les montra à ses guerriers et leur dit : « TAMBAPANI ». « Mains cuivrées ». Ce mot fut le nom de baptême de l’île.
Le futur roi et sa suite se dirigèrent vers l’intérieur des terres. Mais 1ls n’eurent pas à livrer combat. Le pays était alors gouverné par une reine. À la première rencontre, elle tomba amoureuse de VIJAY et le demanda en mariage. C’est ainsi que le descendant des monarques du pays de VANGA devint le roi de TAMBAPANI.
Ses partisans épousèrent des femmes aborigènes. Les Cingalais ou SINHALESE sont leurs descendants et forment maintenant la majorité des habitants de L'Ile. Leur ressemblance physique avec les Bengalis est frappante. Les SINHALESE sont les descendants de SINHA.
SINHA vient du sanscrit SIMHA qui signifie : lion. C’est le nom collectif de la caste des guerriers, les KSHATRYA au Bengale. Le nom complet de VIJAY serait VIIAY SINHA. De nos jours, les SINHA sont très rares au Bengale. Dans les autres parties de l’Inde du Nord, SINHA devient SINGH qui est un nom très répandu.
Les quelques tribus de VEDDHAS qu’on rencontre encore de nos jours à Ceylan sont les descendants des aborigènes qui peuplaient l’île à l’époque du débarquement de VIYAY SIHNA.
Je ne suis pas venu à TAMBANI en touriste, mais pour étudier et vivre le bouddhisme. Le bouddhisme fut introduit dans l’île environ deux siècles avant l’ère chrétienne par MAHINDA, le frère cadet du fameux empereur bouddhiste ASHOKA. MAHINDA était moine. Quand il vint à Ceylan, il vécut d’abord dans un ermitage solitaire. Le roi TISSA qui gouvernait l’île à cette époque vint un jour chasser dans ces parages. Après une longue conversation avec MAHINDA, il fut séduit par l’élévation et la noblesse des enseignements du Bouddha. Il se convertit et devint un ardent zélateur du bouddhisme.
Dès le lendemain de mon arrivée, je fais usage de ma première lettre de recommandation. Celle que m’avait donné Mme La fuente pour le célèbre moine bouddhiste NARADA THERO que j'avais d’ailleurs rencontré à Paris au siège des « Amis du Bouddhisme »
Le BHANTE ( c’est ainsi qu’on nomme un moine bouddhiste) habite au temple de VAJIRAMA dans un des quartiers de Colombo. Un taxi me conduit jusqu’au temple. Mais NARADA THERO est absent et doit revenir le lendemain. Je suis néanmoins reçu par un BIKKHU (moine) à belle allure qui parle un anglais excellent. Naturellement, notre conversation porte sur le bouddhisme. Mon interlocuteur fait un explosé très censé sur la doctrine du THERA-VEDA. En cours de conversation, j'apprends que son nom de moine est KA... J'ai lu en France un excellent opuscule sur le Bouddhisme signé du même nom. Pensant que l’auteur est le moine avec qui je parle, je lui fais des éloges. Plus tard, J'apprendrai que l’écrivain était un autre KA… vivant dans le Nord de l’Inde.

Je mets à profit mon après midi libre pour aller visiter le centre de la mission Ramakrishna de Colombo.



Colombo. 02.01. 1951'

Les pages datées sont extraites de mon journal. J’y ai ajouté plus tard quelques remarques et fait quelques modifications

Un taxi me conduit au quartier de WELLAWATA. La voiture traverse le quartier indigène populaire bariolé et pittoresque. Puis j’entre dans la 44th Lane. Dans une allée de cette avenue se trouve un joli pavillon qui est le centre de la mission Ramakrishna. J’ai un mot de recommandation pour Swami SIDDHATMANANDA qui m’a été remis par Swami SIDHESWARANANDA à Paris. À mon arrivée, je présente ce mot et on me fait attendre. Le Swami apparaît bientôt très affable, ne demandant qu’à rendre service. Un homme assez gras au visage bouffi et jaunâtre, au ventre très proéminent. Mon premier réflexe est de tenter un diagnostic au coup d’œil. Déformation professionnelle. Nous parlons de choses et d’autres, de mes projets ect Pendant que je parle, le swami ne me regarde pas en face. Sa tête est légèrement tournée vers le côté et son regard semble chercher quelque chose à l’intérieur de lui-même.

Plus tard, je comprends que cette attitude est celle de ceux qui savent deviner, sinon la pensée, tout au moins l’état d’esprit de leur interlocuteur, son mobile profond, réel, son BHAVA pour employer le mot technique utilisé en Inde. Le BHAVA peut s’étudier et se connaître de deux façons. D'abord sur l’expression du visage de l’individu. Cela est suffisant dans la majorité des cas. Mais certaines personnes, surtout parmi les classes cultivées, savent dans une certaine mesure maîtriser et modifier l'expression de leur visage. Néanmoins, il est extrêmement difficile de masquer complètement un faciès. Car l’expression du visage est moulée sur le mouvement de la force vitale à son centre. Elle révèle des réactions de l’être instinctif sur un fonctionnement physiologique qui échappe au contrôle d’un homme ordinaire.

La deuxième façon de connaître un BHAVA est de regarder au-dedans de soi-même. Quand deux individus ont un contact parlé ou même à distance, il se produit une interrelation de leurs réactions affectives. Pour une courte période, l’un devient en quelque sorte le complément de l’autre. On pourrait comparer cela à un couple de danseurs. En observant calmement en spectateur ses propres réactions affectives, on peut détecter d’une façon presque infaillible celles de l’interlocuteur, leur couleur affective jusqu’aux plus fines nuances.

Le Swami désire me faire visiter le temple de l’ashram. I me confie à un jeune homme qui va me servir de guide. C’est un BRAHMACHARI (novice) au beau visage souriant ct aux grands yeux d’illuminé. Il est bengali et vient de Calcutta, probablement du centre de BELUR-MATH, pour étudier le bouddhisme à Ceylan. Il me sourit avec tant de tendresse et d’affabilité qu’instinctivement, je lui tends la main pour un « shaké-hand » comme il est courant de faire dans nos pays. Il prend mon poignet dans ses deux mains avec une cordialité accrue. Mais je lis dans son regard une tristesse et un regret d’avoir été forcé de faire une chose déplaisante. Plus tard, j'en comprends la raison. En Inde, surtout dans les milieux religieux, on ne donne pas de poignées de main. On salue en joignant les paumes de ses propres mains, comme le geste que font les chrétiens pour la prière. En outre, mon jeune guide est un BRAHMACHARI, un novice probablement de la caste des brahmines lié par une quantité de NYAMA, des règles de pureté. J’ai donc commis un impair que je regrette rétrospectivement.

J'ai d’ailleurs adopté moi-même la manière de saluer des hindous qui a de nombreux avantages sur notre poignée de main. Serrer la main n’importe où et de n'importe qui est une pratique nettement antihygiénique. II faut parfois toucher des mains moites, quelquefois sales ou infectées. D'autre part, il se fait très probablement une transmission de fluide vital qui est rarement avantageuse.

Le BRAHMACHARI me conduit dans le temple de l’ashram. l’enlève mes chaussures. Au centre de l'autel se trouve un portrait de RAMAKRISHNA. A droite, une image de VIVEKANANDA. À gauche, un portrait de « la mère », l’épouse de RAMAKRISHNA. De part et d'autre, sur les côtés de l’autel, des images du Christ et de Zoroastre.

Une inscription en cingalais traduite en anglais, déclare que tous adorent le même Dieu sous des formes différentes.

Nous sortons sur la terrasse qui donne sur la mer. Le soleil va se coucher. Une splendeur rayonne à travers les cocotiers qui bordent la côte. Le spectacle classique des tropiques… Très beau tout de même.

Le Swami veut me faire visiter un temple bouddhiste, mais il est trop tard. D'autant plus que J'ai l'intention de changer d’hôtel dans la soirée.




Colombo. 3 janvier 1951

J'ai rendez-vous ce matin au temple de VAJIRAMA avec NARADA THERO. À nouveau, un taxi me conduit au monastère, Le THERA me reçoit très cordialement. I] me remet une lettre de France adressée à mon nom au bon soin du monastère. C’est Mme La Fuente, des « amis du bouddhisme » qui m’a écrit à VAJIRAMA ne connaissant pas mon adresse. NARADA THERO me propose de venir habiter au monastère. J'accepte en principe, mais j'ai l’intention d'aller le lendemain ou le surlendemain à l’Island Ermitage, le monastère du célèbre moine allemand NYANATILOKA. Ce monastère se trouve dans une île au milieu de la lagune, près du village de DODANDUWA , au sud de Ceylan, en direction de Galle.
Pendant que nous discutons pour savoir quel serait le meilleur moyen de locomotion pour se rendre dans l’île, deux jeunes .cingalais arrivent avec leur voiture. Des dévots laïques du monastère. Ils se prosternent respectueusement devant le THERA qui leur répond par la formule usuelle : SUKHI (soyez heureux). Nos deux visiteurs doivent retourner en voiture à leur village. Le village est au-delà de Galle et DODANDUWA est sur leur route. Ils me proposent très gentiment de m’emmener avec eux et J'accepte. Coïncidence ? Heureuse coïncidence. Mais comment pourrait-il y avoir de coïncidences puisqu’à l’instar du GURU-GRANTHA (le livre sacré des SIKHS) : « pas une feuille ne peut tomber d’un arbre sans Sa volonté ».
Plus tard, en Inde, après la rencontre de mon gourou à Bénarès, de semblables coïncidences, des coïncidences quasi miraculeuses et de véritables miracles se produiront à un rythme presque journalier. Je comprendrais alors ce que le GURU-GRANTHA voulait dire.
Mes amis me donnent rendez-vous pour seize heures, heure fixée pour le départ. J’envois un télégramme au MAHATHERA NYANATILOKA pour le prévenir de mon arrivée aux environs de huit heures du soir. Or, nous ne partons qu’à dix huit heures. Deux heures de retard sur l’horaire prévu.
La route de Colombo à Galle longe la côte ouest de l’Ile. Cette région semble très peuplée car les villages se succèdent à courts intervalles. Le paysage est magnifique car Ceylan est aussi une île de beauté : forêts de Cocotiers, lagune, mer, végétation luxuriante, villages pittoresques avec une foule bariolée et grouillante. De temps en temps, une robe jaune rappelle que nous sommes en pays bouddhiste. Comme en Inde, les vaches se promènent à leur guise et font maintes fois ralentir et arrêter notre voiture.
La nuit tombe vite en janvier et le plaisir des yeux en est diminué. Voyager de nuit ici ne présente aucun inconvénient car les routes sont excellentes et le chauffeur manie bien son volant.
Mes deux compagnons ont appris que j’ai l’intention de devenir BIKKHU (moine bouddhiste). Je leur ai bien précisé que je suis venu pour me rendre compte si je suis capable de mener une vie de moine. Ont-ils bien saisi la nuance ? Ils me posent une quantité de questions sur la France, la vie en Europe, souvent naïves et maladroites. Ils sont pleins de prévenance et d'attention pour moi. En route, la voiture s'arrête devant la maison d’un village.
L'un des deux cingalais descend de voiture et me dit que cette maison est celle de son frère. Il tient une carte de visite à la main. Il me semble bien que c’est celle que je lui ai donné pour qu’il me retrouve à mon hôtel. L'arrêt dure peu de temps. Quand il revient, il me dit avec un large sourire qu’il a donné mon nom à son frère afin qu’il insère dans je ne sais quel journal local que le Dr W (moi-même) est venu de France pour se faire ordonner moine. Il croit me faire plaisir, mais pour moi cette publicité est plutôt désagréable. D'abord, je ne suis pas venu pour me faire ordonner moine, mais pour voir si j'en suis capable. La différence est considérable et mon aimable compagnon ne semble pas avoir saisi la nuance. En outre, je n’aime pas la publicité. À quoi bon rentrer dans des explications compliquées ? Tant pis si mon nom paraît dans un journal cingalais. À KALUTARA, nouvel arrêt. Cette fois, c’est pour moi. KALUTARA est un lieu saint bouddhiste et mes amis veulent me faire visiter le sanctuaire.
Nous entrons dans l’enceinte du lieu saint après avoir enlevé nos chaussures. Malgré l’heure tardive, quelques dévots récitent des SUTTAS(1)et des prières. Le sanctuaire contient un BÔ-TREE né d’un rameau de l’arbre sous lequel le bouddha a eu la grande illumination. On trouve également une relique enfermée dans une bâtisse en maçonnerie ressemblant à une STUPA(2) mais trop petite pour porter ce nom.

1 SUTTA : mot pali du sanscrit SUTRA=verset de texte sacré
2 STUPA : constructions en maçonnerie contenant généralement des reliques bouddhistes


Je m’assieds quelques minutes sur le sable. De nombreuses bougies et baguette d’encens sont plantées un peu partout. Il se dégage de ce lieu une atmosphère prenante. C’est presque quelque chose de palpable et j’en suis très impressionné.
On me présente au BIKKHU chargé de la direction du lieu saint. Je le salue en joignant les mains et il me répond : « SUKKI » selon la coutume des moines. Son compagnon attire mon attention. Un homme jeune de taille moyenne ou plutôt petit. Ce n’est pas un BIKKU car il porte la barbe et une chevelure noire abondante. Il n’est pas vêtu de la robe jaune, mais d’un vêtement blanc. Il est probablement un UPASAKA au huit SILA(3) Un semi laïque n’ayant adopté qu’une partie des règles monastiques. Son visage est extraordinaire : des yeux extatiques, un sourire constant d’illuminé. S’il est exact que le visage est le reflet de l’âme, cet homme a certainement atteint la SUKKA (le bonheur) dont parlent les BIKKHUS.
J'aurai aimé rester plus longtemps en ce lieu si prenant, mais nous sommes déjà en retard et il faut repartir.
Nous nous arrêtons cependant encore une fois pour prendre une tasse de thé à BENTOTA, au Rest house. Le thé est excellent. Je désire payer l’addition, mais mes compagnons se débrouillent pour tout régler avant que je ne m’en aperçoive. « Un futur BIKKHU ne doit rien payer » disent-ils.
Enfin, nous arrivons au village de DODANDUWA vers neuf heures du soir. Le monastère de NYANATILOKA se trouve dans une des îles sur la lagune à une demie heure environ de navigation en barque. J'apprends que les gens de l’Island Hermitage m’ont attendu pendant près d’une heure avec leur bateau puis sont repartis pensant probablement que j'ai ajourné ma visite, Mes compagnons pensent qu’il ne sera pas possible d’obtenir une barque le soir même.
Je devrais certainement attendre jusqu’au lendemain matin pour traverser la lagune.
Ils me conduisent chez un notable du village, gros homme commerçant, riche probablement et parlant assez bien l’anglais. Que faire ? Ils me proposent de passer la nuit chez le gros monsieur et de prendre le premier bateau le lendemain matin. L’idée n’a pas l’air d’enthousiasmer mon hôte de passage. Je n’y tiens pas beaucoup non plus. Je me serai facilement accommodé d’une natte pour la nuit, mais cela risque de créer une situation gênante pour tous les deux.
Reste la solution de retourner cinq miles en arrière à HIKKADUWA où il y a un Rest house, mais il faudrait refaire cinq miles le lendemain.
Finalement, mon hôte propose de se débrouiller pour trouver une barque qui me ferait traverser la lagune le soir même. Mes compagnons de route me quittent. Ils doivent rentrer chez eux. Je les remercie. Ils m’écriront disent-ils. Et me voici seul avec le gros monsieur qui lui aussi est soudain plein d’attentions. Il veut m’offrir de la bière mais je n’en bois pas.
Finalement il parvient à dénicher une bouteille d’une boisson non alcoolisée. Une limonade au gingembre. Un goût horrible(4), mais je l’avale sans sourciller lui disant que c’est très bon.
L'homme qu’il a envoyé pour la barque revient. Hélas, la barque prend l’eau et risque de nous envoyer au fond de la lagune. Finalement, on réussit à trouver un passeur qui va nous prêter une braque intacte et deux rameurs qui m’amèneront jusqu’au monastère. Nous nous dirigeons vers la rive de la lagume. Il fait nuit noire et il ne semble pas y avoir de sentiers battus. J'avance avec précaution, une énorme torche électrique à la main car je me souviens des cobras dont m'avait parlé monsieur N, l’évêque de l’église libérale. J’ai même emporté une trousse contre les morsures de serpent : bistouri, seringue, sérum antivenimeux de l’institut pasteur. Or, les cobras sont bien plus rares qu’on ne l’imagine en France.


3 Les dix SILA sont les dix vœux que doit observer le moine ayant reçu l’ordination. 1/ Ne pas tuer. 2/Ne pas voler. 3/ Ne pas commettre d'adultère. 4/ Ne pas mentir. 5/ S’abstenir de boissons enivrantes. 6/ Ne manger qu’aux heures fixées (avant midi) 7/ S’abstenir de l'usage de guirlandes, onguents et parfums. 8/ Ne pas faire usage de siège surélevé. 9/ S’abstenir de danses, musiques et spectacles. 10/ Ne posséder ni accepter or et argent. L’UPASAKA aux dix SILAS n’est lié que par les huit premières règles : le laïque par les cinq premières.
4 Chose étrange, depuis que je suis en Inde, je me suis habitué au goût du gingembre et le trouve délicieux maintenant. :


J’ai vécu en Inde plus de quinze ans dans des villages et des ermitages isolés dans la jungle. Je n’ai jamais vu d’autres cobras que ceux exhibés par les charmeurs de serpents. Néanmoins, il est assez commun de rencontrer d’autres variétés de serpents, des vipères, des couleuvres, etc…
Ma torche électrique contient trois piles superposées. C’est trop pour l’ampoule qui ne résiste pas. Elle saute. Je me retrouve donc privé de lumière indispensable en ces lieux. Un de mes compagnons retourne au village et me ramène une ampoule neuve. Je désire payer mais 1l refuse.
Il doit être près de dix heures du soir. Cette randonnée nocturne est pleine de charme. Je ne suis presque pas fatigué et je n’ai pas la moindre appréhension. Mais nous ne sommes pas encore prêts d’arriver à destination.
Arrivé au bord de la lagune, je cherche la barque des yeux. C’est un instrument indigène tellement bizarre qu’au premier coup d’œil, je n’ai pas réalisé que c’était une barque. La base est faite d’un demi tronc d’arbre coupé longitudinalement et creusé au milieu. Les bords, prolongés par des planches sont très hauts et étroits. On ne peut pas s’asseoir à l’intérieur, mais seulement sur les bords et il faut mettre les jambes dans le creux. Tel qu’il est, cet instrument doit fatalement chavirer. Aussi, son équilibre est maintenu par trois branches transversales et une longitudinale, fixées sur le côté gauche de la barque. La propulsion est assurée par deux pagaies.
La barque est mise à l’eau. Commence une promenade nocturne pleine d’un charme romantique. Mais les rameurs au milieu des nombreuses îles de cette lagune n’arrivent pas à identifier celle du monastère. Pourtant, après une heure et demie de navigation et des signaux lumineux, ils finissent par découvrir la bonne île.
Trois moines réveillés probablement par les signaux lumineux, me reçoivent. On me trouve une chambre dans une maisonnette isolée. L’ameublement est sommaire mais acceptable.
L’éclairage est assuré par une lampe à pétrole.
Je commence à être fatigué et me couche, espérant une bonne nuit de repos. Mais j'ai compté sans les moustiques qui se précipitent sur la chair fraîche, Et je passe une nuit agitée, dormant mal malgré la fatigue.



Island Hermitage. 4 janvier 1951

Je me lève à neuf heures. Normalement, on se lève à six heures du matin au monastère. Mais j'ai demandé qu’on ne me réveille pas avant neuf heures.

Je me dirige vers le puit qui se trouve au bord de la lagune pour faire un brun de toilette. NYANATILOKA, le MAHATHERA, supérieur du monastère est devant la porte de ma maisonnette et semble m'’attendre. Il me reçoit avec quelques mots affables. Ma toilette terminée, je reviens vers lui. Je suis en retard pour le petit déjeuner. Une noix de coco cueillie sur l’arbre, sur l’ordre du MAHATHERA va me servir de breakfast. Avec un coupe-coupe, un serviteur enlève la fibre de la noix, puis tranche une rondelle à la partie supérieure. Le liquide abondant qui se trouve à l’intérieur va remplacer la tasse de thé matinale. Puis la noix est tranchée en deux et je déguste la pulpe à l’aide d’une cuillère improvisée faite avec un morceau de coquille. C’est une noix verte. Les noix vertes sont consommées très couramment de cette façon à Ceylan et en Inde.
Le repas de midi se prend à onze heures au monastère car le VINAYA (règle monastique bouddhiste) interdit aux moines de manger après midi. Le soir, seul le thé sucré sans lait est autorisé. Comme dans certaines communautés chrétiennes, les moines ne mangent pas en compagnie des laïques. Aussi, je reste seul quand les BIKKHUS ont terminé leur repas.
Le déjeuner est très abondant. Il est à base de riz accompagné d’un curry de légumes. Puis des fruits, des gâteaux et du thé. Le repas est excellent, mais hélas, le curry est tellement pimenté qu'il me semble avaler des flammes. Je me demande comment un estomac humain peut se blinder au point de supporter chaque jour une pareille épreuve. Ce genre de nourriture est la règle générale dans les parages. Que ce soit à Ceylan dans le Sud de l’Inde ou dans le Nord.
« On s’y fait à la longue » me disent-ils. Une faible quantité de piment peut je l’admets favoriser la digestion dans un climat tropical. Mais la quantité énorme que l’homme moyen avale quotidiennement en Inde et à Ceylan ne peut que nuire.
Une courte sieste après le repas est indispensable par cette chaleur. Il fait chaud bien que nous soyons en janvier. À Ceylan, il n’y a pas d’hiver. Puis, l’après midi, une promenade dans l’Ile ou plutôt dans les deux îles. Le domaine du monastère comprend deux îles reliées entre elles par une mince bande de terre.
Le monastère est constitué d’un bâtiment central, la DANA SILA, lieu de réunion et réfectoire. Un certain nombre de maisonnettes sont réparties dans les deux îles et isolées les unes des autres. Chaque moine a sa maisonnette où il peut mener une vie indépendante. Ils doivent simplement être présents à l’heure des repas et à la réunion de six heures du soir. L’île est couverte d’une abondante végétation tropicale : cocotiers, palmiers, ect … L’harmonie des nuances, le ciel transparent, les reflets bleus de l’eau, la beauté de la végétation exubérante, la gloire des couchers de soleil sur la lagune en font un endroit féerique.
La chaleur à cette époque de l’année est supportable et même agréable pour moi. Mais la mousson et l’été doivent être assez pénibles.
Je suis convié à me rendre à six heures du soir à la réunion habituelle des moines dans la DANA-SILA. On y prend une tasse de thé et on discute de bouddhisme.
Les quatre BIKKHUS du monastère sont présents. Le cinquième, le MAHATHERA (supérieur) n’est pas venu. Les moines sont assis sur un banc. Un UPASAKA (semi-laïque) et moi sommes assis sur une natte à même le sol en face des moines. La discussion commence.
Comme je suis un nouveau venu, candidat éventuel à l’ordination monacale, les feux croisés sont dirigés vers moi. Ils veulent connaître mes vues philosophiques et religieuses, savoir si elles sont en harmonie avec l’orthodoxie bouddhiste et les corriger si nécessaire. Je réponds tant bien que mal avec mon anglais qui s’améliore de jour en jour. Il est encore insuffisant pour rendre les nuances que nécessitent une pareille discussion.
Le BIKKHU qui semble être le second après le MAHATHERA fait un exposé très intéressant sur la doctrine du THERA-VEDA (bouddhisme du Sud). TI insiste sur le fait qu’aucun de nos actes ou pensées ne peuvent être considérés comme dénués d'importance ainsi que sur la nécessité de garder constamment la conscience en éveil et de vivre dans le moment présent.
Après la réunion, je retourne dans ma maisonnette qui se trouve dans l’autre île. Il fait nuit. Je n’ai pas d’'appréhension. Il me semble néamoims prudent d’éclairer le chemin avec mon énorme torche électrique car je me souviens toujours des cobras (invisibles) qui ont chassé d'ici Mr N, l’évêque de l’église libérale.



Island Hermitage. 5 janvier 1951

J'ai passé une meilleure nuit. Les moustiques sont moins agressifs. Je me lève à six heures et demie, toilette, petit déjeuner. Le petit déjeuner est plutôt un gros repas. Mais je ne prends que du thé avec du pain beurré, fromage et fruits car la méditation matinale sera difficile avec un estomac trop chargé.
Le MAHATHERA m'a demandé de venir chez lui après le petit déjeuner. Notre conversation est très longue, Il s’attend à ce que je reste au moins un an au monastère. Il est surpris que je ne compte pas demeurer plus d’une huitaine de jours au monastère. Quand il me demande la raison de ce séjour écourté, je lui réponds franchement que je ne me sens pas encore mûr pour la vie monastique et que j'ai l’intention d'aller en Inde à la recherche de sages et de yogis.
Il semble avoir une assez piètre opinion de la spiritualité des hindous et me déconseille vivement d'aller là-bas
« Go to Burma ». « Allez en Birmanie », me dit-il d’un ton enthousiaste.
Il a vécu en Birmanie et a conservé un excellent souvenir des milieux bouddhistes de ce pays.
Puis nous parlons de bouddhisme en général, de livres.
Un des derniers livres que j'ai lu avant de quitter la France est le DOHA-KOSA de KANHA et SARAHA. Une traduction française de textes anciens en vieux bengali et en APABRAHMSA (dialecte dérivé du sanserit). Les chants qui composent ces textes sont d’une grande beauté poétique. Ils planent souvent sur les cimes des plus hautes réalisations spirituelles. Mais. Il se trouve qu’ils sont parsemés de termes cryptiques et symboliques appartenant au jargon tantrique, la SANDHYA-BHASHA (la langue du crépuscule). En fait, les auteurs sont des gourous de la secte des SAHAJIKA, une secte du bouddhisme apparentée au VAJRA-YANA éteinte de nos jours.
J'avais été enthousiasmé par ce livre car à cette époque je n’avais qu’une vague idée de ce qu’était le tantrisme. Comme beaucoup d’occidentaux, j'étais attiré par le voile de mystère qui couvre cette doctrine. Plus tard, quand je compris ce qu'était le tantrisme dans sa réalité pratique, je m’en suis détourné avec dégoût.
Les SAHAJIKAS sont surtout répandus au Bengale où il existe encore de nos jours une communauté bouddhiste. Cette secte particulière a disparu et semble s’être fusionnée aux groupes similaires du Vishnouisme, probablement ceux des KARTABHAJA (ou GOSPARA) qui se sumomment aussi quelquefois SAHAJIKAS.
KANHA et SARAMA, les auteurs du livre en question faisaient partie du groupe célèbre des quatre-vingt-quatre NAHASIDHAS (les grands magiciens) dont certains étaient des yogis tibétains.
NYANATILOKA, bien que très érudit en matière de bouddhisme, ne semblait pas avoir lu ce livre, ni connaître la secte des SAHAJIKAS et les quatre-vingt-quatre magiciens. Mais à travers mes explications volontairement embrouillées, il finit par comprendre que c’était du bouddhisme plus ou moins tantrique. Or le tantrisme semble être la bête noire ici…
Le MAHATHERA me fit inscrire le nom sur le registre et me prêta deux livres sur le bouddhisme THERA-VADA orthodoxe.
Après cette longue conversation, méditation dans ma chambre, bain obligatoire vers dix heures et demie et lunch à midi. Le curry est toujours aussi épicé mais je commence à m’y habituer. J'espère qu’il ne m’occasionnera pas de dyspepsie comme à ce capitaine finlandais dont m'ont parlé les moines. Il n’a pu supporter ni le curry ni la solitude et a quitté le monastère il y a quelques mois.
Les repas sont abondants et variés à base de riz et de légumes. A ma grande surprise, je trouve quelques morceaux de viande ressemblant à du lard. J'ai toujours pensé que les moines bouddhistes suivent un régime végétarien des plus rigoureux. Il n’en est pas toujours ainsi. Le VINAYA, le code des règles de la vie monastique prescrites par le bouddha les autorise à manger de la viande dans certaines conditions. Le BIKKHU vit en général de mendicité et il est obligé d'accepter ce qu’on lui donne. Si le repas est fait de viande, il faut l’accepter, à condition qu’il ait la certitude que l’animal n’a pas été sacrifié spécialement pour lui. Ce qui prime donc, c’est avant tout l’observation du principe de l'AHIMSHA (ne pas nuire à un être vivant). D'où une différence considérable avec le végétarianisme des brahmines de l’Inde pour lesquels la viande est un aliment impur, quelle que soit son origine et sa quantité.
L'histoire de conversion du SIHA de l’ancienne cité de VESALI racontée dans le VINAYA PITAKA montre clairement les conditions dans lesquelles un moine bouddhiste est autorisé à manger de la viande.

« Le général SIHA était de religion JAÎN. Séduit par l’élévation et la noblesse de l’enseignement du Bouddha, il se convertit au bouddhisme. Après que le maître l’eut accepté comme disciple laïque, SIHA l’invita avec la congrégation des moines à un festin.
Le général envoya ses serviteurs à la découverte de PAVATTAMAMSA (de la viande pure), c'est-à-dire de la viande d’un animal qui avait déjà été tué au préalable et non spécialement à l’occasion du festin.
Les JAÏN jaloux colportèrent la nouvelle que le général SIHA avait fait tuer un animal pour le Bouddha et sa congrégation. Nouvelle qui fut démentie par SIHA.
À cette occasion, le moine fit la déclaration suivante : « oh ! moines ! Il est interdit de manger de la viande d’un animal tué en votre intention : quiconque en fera usage sera fautif d’un acte mauvais. Je vous autorise oh moines, à manger du poisson ou de la viande à condition qu’ils soient tout à fait purs selon les trois conditions suivantes : qu’il n’ait pas été vu, entendu ou soupçonné que l’animal a été tué pour un moine »

Extrait du VINAYA PITAKA (236-238 : adapté d’après la traduction anglaise de I.B Harner dans « bouddhists texts » de Ed. Conze.

Ce fut aussi un des points sur lesquels DEVADADATTA le cousin et l’ennemi de toujours du Bouddha produisit un schisme dans l’ordre. DEVADADATTA avait proposé au maître d'interdire totalement la viande et le poisson aux moines. À cette occasion, le bouddha fit à nouveau cette déclaration : « Le poisson et la viande sont considérés comme nourritures pures sous réserve des trois conditions suivantes : qu’il n’ait pas été vu, entendu ou soupçonné que l’animal a été tué spécialement pour un moine » extrait du VINAYA PITAKA II, 184
Le soir, vers six heures, réunion habituelle des BIKKHUS à la DANA-SILA. Je suis à nouveau le point de mire de la discussion. Surtout le BIKKU S parle. Il me donne d’abord quelques conseils sur la méditation METTA, un des exercices classiques du bouddhisme.
THFRA-VADA. METTA est un mot PALI qui vient du sanscrit MAÏTRI= compassion,amour. La méditation consiste à répandre mentalement des pensées  d’amour et de compassion sur tous les êtres vivants. Les THERAVADINS y attachent une grande importance. Quand cette méditation est faite correctement, elle est réellement efficace. Il en résulte une harmonie avec l’entourage quel qu’il soit et par conséquent un état d’esprit paisible et heureux, base indispensable à l’entraînement spirituel.
Ceci n’est qu’un avant propos car le BIKKHU S semble s’être donné comme tâche d’extirper de mon esprit les sympathies pour le tantrisme. Selon toute probabilité, le MAHATHERA a du lui parler de notre conversation du matin au sujet du DOHA-KOSA et des SAHAJIKAS.
Il semble s’être documenté et sait que KANHA et SARAHA font partie du groupe des quatre-vingt-quatre grands magiciens.
Comme un frère aîné avec une sévérité mêlée de tendresse, il use de tout son pouvoir de persuasion pour essayer de me guérir de ce qui est (à son point de vue) une dangereuse hérésie. Il noireit tant qu’il peut ce bouddhisme dégénéré : « rien que de la sexualité », « pure aberration », « mieux vaut se marier » etc…
Je laisse attaquer mes héros sans broncher en lançant tout au plus une petite remarque de temps en temps. Je ne suis pas venu ici pour discuter ni pour exposer mon point de vue, mais pour connaître celui des autres.
Après le bouddhisme tantrique, toute l’école du MAHAYANA est mise en cause : « seul le THERA-VADA enseigne la vraie doctrine du Bouddha ; le MAHAYANA n’en est qu’une déformation tardive, fâcheuse ».
Enfin, l’Inde et les hindous passent sur la sellette : «La BHAGAVAT GITA est un livre dangereux à lire car il enseigne le meurtre dans certains cas. C’est une absurdité de dire qu’on peut tuer sans haine ». Je bats en retraite prudemment, mais en maintenant ma position d’observateur impartial de toutes les sectes. IL sent bien que je le désapprouve. « Vous devez penser que j'ai l’esprit étroit »me dit-il. Je proteste poliment, mais sans conviction. En sortant, il me dit très gentiment que toutes mes recherches actuelles (tantrisme etc.) sont des maladies d'enfance par lesquelles tous doivent passer.
Quelques années plus tard, quand je commencerai à avoir une certaine expérience dans le domaine spirituel et une connaissance plus approfondie des philosophies religieuses, je penserai souvent à lui. Quand des occidentaux nouveaux venus en Inde viennent me demander des conseils sur le tantrisme, je les décourage avec la même véhémence.
Le tantrisme ou plutôt le VAMACHARA exerce une grande fascination sur un certain nombre d'occidentaux. Sa doctrine et ses méthodes ont été popularisées par les livres d’Arthur Avalon. Dai entendu dire par certains swamis que cette voie est celle qui convient le mieux aux occidentaux. Je pense que c’est une dangereuse erreur. Le tantrisme tel qu’il est pratiqué en Inde ne peut en aucune façon être assimilé par un individu né et élevé dans les traditions d’une religion occidentale. Quel est donc le principe du tantrisme tel qu’il apparaît quand on l’a décortiqué de tout son attrait de mystère, de rites, de formules magiques ?
Le but final du tantrisme est comme dans le GYANA-MARGA (la voie de la connaissance), la libération des cvcles des naissances et des morts. Mais le tantrisme propose à ses adeptes une voie progressive. I] n'est pas nécessaire de renoncer d’emblée aux jouissances du monde.
Bien au contraire. Au départ il les accepte pleinement. Les cinq MAKARAS : MAMSA (la viande): MATSYA (le poisson) ; MADYA (le vin): MAITHUNA ( l’union sexuelle) et MUDRA (le blé) : symboles de la jouissance du monde dans sa totalité deviennent des objets de culte. Puis, grâce aux pratiques du yoga, l’adepte doit tenter, ce qu’on appellerait en psychanalyse « une sublimation de la libido ». Cette sublimation commence par l’éveil de la KUNDALINI qui permet au yogi de goûter à volonté l’aspect subjectif des objets des sens, sans qu’un objet extérieur ne soit nécessaire. Ces essences subtiles, les RASSA sont plus intenses que les plaisirs produits par les objets et l’attachement aux objets des sens tombe sans difficulté. Mais ces « essences » lient fortement l’adepte à un monde intermédiaire des plus dangereux. D’étape en étape, il devra découvrir finalement le sujet qui a l'expérience des plaisirs, c’est-à-dire. l’éternel noumène, la conscience pure.
Le point d'appui qui permet de grimper d'étapes en étapes dans cette dangereuse tentative de sublimation de la libido ne peut être qu’un système religieux qui permettra un transfert affectif progressif. En l'occurrence, ce sera la déesse Kali, symbole du divin féminin qui aidera le disciple à échapper aux griffes des jouissances sexuelles tout en y goûtant. Ce n’est pas une tâche aisée et la foi absolue dans ce système religieux est une condition sine qua non de la réussite. Ceci n’est possible que pour des individus nés et élevés dans des familles de SHAKTAS(6) nourris depuis leur enfance de rites, de légendes, de croyances de cette religion.
Il faut done que l'inconscient soit totalement imprégné de cette foi religieuse. Or, l’occidental qui vient en Inde à l’âge adulte apporte une formation mentale tout à fait différente. Même s’il croit avoir une intense dévotion pour Kali ou Shiva ou n'importe quelle autre déité hindou, ce ne sera qu'avec son mental de surface. À mesure qu'il avancèra dans ses pratiques spirituelles, les vannes de son inconscient s’ouvriront (c'est ce qui se produit avec l'éveil de la Kundalini). la foi qu'il aura mis dans ses dieux d'adoption s'écroulera et se trouvant sans appui. le résultat risque d'être catastrophique.


5 Le terme exact pour les sectes qui utilisent l'union sexuelle dans un but religieux est VAMACHARA. Littéralement - le chemin de (la main) gauche.
6 SHAKTAS : adorauteurs de SHAKTI. le divin féminin.


D'autre part, les méthodes utilisées par le VAMACHARA sont pour un esprit occidental malpropres et répugnantes. Il y a bien d’autres voies Pour rentrer dans la maison du Seigneur, pourquoi choisir les égouts ?
Ainsi donc, les remontrances que m'a fait le BIKKHU S et que j'ai accepté en rechignant sont pleines de sagesse
Le BIKKHU a également dit que la BHAGAVAT GITA est un livre dangereux puisqu’elle autorise le meurtre dans certains cas. C’est un reproche qui a souvent été fait à cette « bible » de l’Inde mais qui ne résiste pas à un examen approfondi. Il faut lire le livre d’un bout à l’autre et l’étudier. Il faut aussi le placer dans son code véritable. L'autorisation de meurtre n’est pas un commandement de la GITA. Loin de là. C’est un conseil donné à ARJUNA, un chef d’armée au milieu d’un champs de bataille. C’est la solution d’un problème noué dans des conditions exceptionnelles et non un ensei gnement destiné à tous.
Au moment de conduire ses armées au combat contre celles de DURYODHANA, ARJUNA a une crise de découragement. Ce grand héros ne peut pas admettre que son découragement ait une base physiologique. Aussi, il lui trouve une interprétation morale : le chef du camp opposé est adonné à l’injustice mais dans ses camps se trouvent des héros, des justes, des sages, des parents et des maîtres d’ARJUNA. ARJUNA croit un moment qu’il vaut mieux demander la paix et laisser régner l’injustice que de massacrer des amis et des parents du camp opposé.
Chaque homme a rencontré dans sa vie — à une plus petite échelle- ce genre de dilemme : être forcé de choisir entre deux façons d'agir également mauvaises.
Mais Krishna donne à son ami et disciple la manière de sortir de cette impasse : le devoir d’un chef d'armée est de se battre pour défendre la justice. ARJUNA doit donc livrer combat et non battre lâchement en retraite. Mais s’il doit tuer ses ennemis, il devra le faire sans colère, sans haine, sans passion, sans s’occuper du résultat de ses actes, simplement comme un instrument du divin. Ainsi, il ne sera pas lié par un acte qui autrement pourrait être criminel.
Mais cela ne veut pas dire que la GITA permet à n'importe qui de tuer, à condition qu’il le fasse sans haine. Loin de là. Les enseignements de la BHAGAVAT GITA sont des plus sublimes et son code moral peut rivaliser avec celui de n'importe quelle religion.



Island Hermitage le 6 janvier 1951

Ce matin, j'ai vu mon premier Iguane. I sortait de l'eau au moment où j'allais prendre mon bain. Il ne s’est pas occupé de moi et s’est étalé paresseusement au soleil à quelques mètres de la rive. Cela ressemble à un petit crocodile et sa peau est finement marbrée. C'était un iguane d’eau. Cette bestiole n’est pas dangereuse, mais il n’est pas prudent de s’approcher trop près d’elle. Elle donne de véritables coups de queue qui peuvent facilement briser une jambe. J’en ai vu deux autres puis un quatrième dans l'après midi, Ce dernier me barrait la route sur la languette de terre qui fait le pont entre deux îles. Il marche assez lentement et lourdement sur terre. En me voyant arriver. il s’est arrêté et a tiré sa langue pointue. J'ai attendu jusqu’à ce qu'il ait traversé. Il a filé vers la lagune où il se meut bien plus facilement que sur terre.
On m'a prêté une moustiquaire que j'ai installée ce soir. Les moustiques ne sont pas très nombreux, Ils ne me gênent presque plus, Les moines m'ont certifié qu'il n’y avait pas de paludisme dans l’île. J'espère qu'ils ne se trompent pas…
Les BIKKHUS sont décidément très discrets. On les voit très peu dans la journée. De temps en temps, une robe jaune traverse furtivement une allée. Ils parlent peu et semblent désirer être seuls. Moi aussi d’ailleurs car cette solitude est tout à fait à mon goût.
Je compte néanmoins retourner à Colombo mercredi prochain et passer quelques jours au monastère de VIIARAMA avant de partir en Inde.
Je me suis enfin décidé à nager dans la lagune malgré les coquillages tranchants qui parsèment le fond.
J’ai reçu une gentille lettre de mes deux guides de l’autre soir. Ce sont deux frères. Ils s’appellent G-SHEKARA et habitent à HABARADUWA.
La réunion des moines ce soir est silencieuse. Après la récitation habituelle des SUTTA, deux des BIKKHUS parlent entre eux en cingalais. Puis le BIKKHU S me dit de but en blanc que le DAILY NEWS de Ceylan a publié que je venais de France pour me faire ordonner moine.
Il désire savoir d’où vient cette information. Je lui raconte l’histoire de mon compagnon de voyage à SHEKARA qui a sans doute conclu hâtivement que je déciderais de rester au monastère à titre définitif.



Island Hermitage. Dimanche 7 janvier 1951

Ce matin, NL, un moine cingalais vient de m’apporter le numéro du DAILY NEWS qui publie l’information dont il a été question hier soir.
Les BIKKHUS semblent donner beaucoup d’importance à cet incident que je croyais insignifiant.
Mercredi prochain, j'ai l’intention de quitter ce lieu de paix pour Colombo. C’est certes un endroit rêvé pour ceux qui veulent mener une vie contemplative. Mais je ne suis pas encore mûr. Mon esprit chérit encore des VASANAS (impressions subconscientes de désirs comme disent les hindous) qu’il me faudra épuiser.
Il me semble pourtant que je choisirais plutôt la solitude complète. Flle aurait l’avantage de me laisser plus indépendant. Certes, la règle dans ce monastère n’est pas rigide et les moines sont libres de faire ce qu’ils veulent dans le cadre des obligations monastiques. Mais en ce qui concerne la vie spirituelle, je suis comme le cheval sauvage intolérant à la moindre coercition.
J'ai la conviction que la vie spirituelle, l’ascèse véritable passe par une route où il faut marcher seul. Certes, il faut avoir un cadre social et une étiquette à présenter aux profanes.
Mais le chemin qui mène vers le suprême est toujours nouveau, différent pour chaque individu. Chaque ascète suit sa propre route qui ne ressemble à celle d'aucune autre.



Island Hermitage. Le 8 janvier 1951

De nouveau, longue conversation aveé le MAHATHERA NYANATILOKA. Il a soixante douze ans, mais il paraît plus jeune. I] a une tête de vieux lutteur. L'expression de son visage rappelle celle de Chrurchill, mais ses traits sont beaucoup plus fins et plus doux. Un perpétuel demi-sourire éclaire son visage. Quand on lui pose une question, il ne répond pas tout de suite. On croit qu’il n’a pas compris, mais au bout de quelques minutes, la réponse vient. Je pensais d’abord qu’il s’agissait d’un ralentissement dû à l’âge, mais je me suis souvenu qu’il m'avait dit un jour en parlant de l'ANAPANASATI ( méthode de maîtrise de la respiration) qu’on enseignait aux enfants japonais de ne jamais répondre à une question avant d’avoir fait tranquillement une longue inspiration et une expiration. C’est peut-être ce qu’il fait.



Island Hermitage. Le 9 janvier 1951

Aujourd’hui, au cours de ma promenade dans l'Ile, j'ai rencontré le BIKKHU S qui a bien voulu me faire visiter sa maisonnette. Les chambres sont propres, riantes et agréablement meublées, les fenêtres grillagées.
Jai été frappé par l’écart considérable qui existe entre les standards de vie matérielle d’un moine bouddhiste et celui d’un SANYASI ou SADHU de l'Inde.
Dans les pays bouddhistes et en particulier à Ceylan, on pense que le moine doit vivre confortablement et agréablement. Son esprit étant calme et libéré de soucis matériels, il pourra se consacrer entièrement à la recherche du NIRVANA. Les laïques pourvoient très généreusement à leurs BIKKHUS tout ce qui est nécessaire et les traite avec respect et vénération.
En Inde, le SADHU étant celui qui a renoncé au monde, on s’attend à ce qu’il vive le plus simplement possible. Plus son dénuement est grand, plus on lui marquera du respect. SHANKARA SHARYA a popularisé l’idéal ‘du parfait SANYASI dans ses écrits et ses chants. Il décrit la vie glorieuse de l’homme qui a renoncé à toute possession dans les termes suivants :

Un lieu de repos au pied d'un arbre leur suffit.
Les deux mains leur serrent d'assiette ;
Is méprisent les richesses comme si c'était un paquet de haillons.
Les porteurs du KAUPINA en vérité son bienheureux.

(Chant des KAUPINAVANTA, vers 2)

Le KAUPINA est le minimum irréductible de vêtement. C’est un linge servant de cache sexe. Il est maintenu par une corde autour de la taille.
KAUPINAVATA qui veut dire le porteur de KAUPINA est dans la littérature veddantique synonyme de « l’homme ayant renoncé au monde »
Le grand sage d'ARUNACHALA, RAMANA MAHARSHI était un KAUPINAVATA au propre et au figuré. On raconte qu’un jour son KAUPINA était déchiré. Il aurait facilement pu en demander un autre. Mais par esprit de renonciation et aussi sans doute à titre d’exemple, il le répara seul. Au cours de sa promenade sur la colline, il cueillit deux épines. Avec l’une d'elles, il transforma l’autre en aiguille en faisant un trou à son sommet. Puis il détacha un fil de son KAUPINA et avec ce fil et aiguille improvisés, il répara son unique vêtement.
La vie de SADDHU en Inde est assez dure car le pays est plus pauvre que Ceylan. Les laïques sont méfiants car il existe un nombre considérable de faux moines qui ne revêtent la toge orangée ou le vêtement de SADHU que pour vivre sans travailler



Mercredi 10 janvier 1951

Je pars de ce lieu paisible. La barque du monastère me conduit à travers la lagune jusqu’au village de DODANDUWA où je prends le train pour Colombo.
Je suis seul dans mon wagon de première classe. C’est la première fois que je prends le chemin de fer à Ceylan. Le compartiment est assez confortable mais plutôt poussiéreux. Je peux admirer à loisir le magnifique passage tropical et ses foules bigarrées dans les gares et dans les villages.
A Colombo, je descends à l’hôtel Bristol. Je suis désagréablement surpris par le bruit de la grande ville et cet essaim bourdonnant de commerçants, guides, changeurs, loueurs de service qui vous harcèlent. Derrière leur amabilité gluante, ils n’ont qu’une seule idée : vous soupirer le plus grand nombre de roupies possible. L'après midi, une visite au VIIARAMA temple. NARADA THERO m'’a très gentiment proposé de venir habiter au monastère, mais je suis déjà installé au Bristol et je compte partir pour l'Inde dans quelques jours.



Colombo. Le 13 janvier 1951

J'ai retenu une place sur l’avion de Madras pour après demain.
Cet après midi, le professeur MI est venu me chercher pour me conduire à un meeting bouddhiste qui a lieu dans un village près de KURUNGALA. Le professeur est un laïque bouddhiste de premier ordre et un homme politique important. En outre, il est un homme charmant, très cultivé et qui a beaucoup voyagé. Il connaît sans doute presque toutes les leçons de notre globe. Sa voiture nous conduit près de KURUNGALA. Voyager sur les routes de Ceylan est un plaisir car le réseau routier est excellent et le paysage enchanteur. Le meeting semble être très intéressant mais hélas, je ne comprends pas le cingalais. Néanmoins, les gestes, les attitudes du visage, les intonations de voix qui forment les éléments d’un langage commun à tous les humains me permettent de suivre les orateurs dans une certaine mesure. Il s’agit de réclamer des droits plus importants pour les bouddhistes qui s’estiment brimés par rapport aux chrétiens. « Ils vont être très excités quand 1ls vont apprendre qu’un médecin français bouddhiste assiste à la réunion » m'avait dit le professeur en cours de route.



Colombo le 14 janvier 1951 '

Ce soir, j'ai été invité par le professeur MI à prendre contact avec un groupe de pèlerins bouddhistes de retour d'Inde. Des gens charmants et affables qui ont comme beaucoup de cingalais, cette politesse de cœur très différente de la froide amabilité si courante chez les européens.
Cette soirée m’a amené à modifier mes plans. Je compte ne visiter que le Sud de l’Inde. Je crois — si mes réserves me le permettent- que je suivrais la route des pèlerins.