Chapitre VIII
Calcutta
De Madras, le rapide, le « mail-train » m’amène directement à Calcutta.
Je suis dans la grande ville qui a été pendant longtemps la capitale de l’Inde anglaise. C’est la plus grande cité de l’Inde. En superficie seulement car Bombay la surpasse en population. Il faut traverser un immense pont de fer pour se rendre dans la ville même. La gare de HOWRAH — le terminus en venant de Madras- se trouvant sur la rive opposée du Gange. Pour les hindous, c’est le Gange sacré — Gangaji- qui coule ici et non le fleuve Hoogly comme l'indiquent nos géographies.
Un jour, je traverserai ce pont en voiture en compagnie d’un grand sage qui me dira: « Regarde, c’est Gangaji ! », mais fier de mes connaissances géographiques, je rétorquerai : « mais pas du tout, c’est la hoogly river ». Le sage se mettra à rire et me dira : « Ils peuvent l'appeler comme ils veulent, néanmoins, ce sera toujours Gangaji »
La mer est toute proche et le Gange la rejoint par son estuaire à GANGASAGAR qui est aussi un lieu sacré pour les hindous.
Cette portion de fleuve qui borde Caleutta et sa banlieue a certaines caractéristiques qui la font ressembler autant à la mer qu’à un cours d’eau. Le fleuve- c’est presque un bras de mer- est très large ici. Les houles et les tempêtes de l'océan ont une répercussion sur ses eaux et sont redoutables pour les barques des pécheurs. II faut être très habile et très prudent pour diriger une barque sur cette portion de fleuve. Une surface plane peut se couvrir brusquement de terribles remous qui font facilement chavirer les barques. Le fleuve suit aussi le mouvement des marées descendantes et ascendantes de l’océan.
Un taxi me conduit en ville. Pour la première fois, je ne vais pas loger à l’hôtel mais au centre de la MAHA-BODHI SOCIETY, au « college square ». La MAHA-BODY SOCIETY est une organisation qui a été fondée par un célèbre laïque bouddhiste de Ceylan nommé DHARMAPALA au début du siècle. Le but principal de cette organisation est de protéger les lieux saints bouddhistes en Inde et d’y propager la doctrine bouddhiste.
On a peine à croire qu’il existait une époque où l’Inde entière était bouddhiste quand ASHOKA en fit une religion d’état. De nos jours, la religion du Bouddha a presque entièrement disparue de sa terre natale. A part les lieux saints, Sarnath, Buddha Gaya et d’autres tenus par des moines le plus souvent cingalais, il ne subsiste que quelques rares communautés bouddhistes dans ce pays : dans l’est du Bengale, dans les provinces de LEH et du LADAK (entre le Tibet et le Kashmire) et dans la région autour de Darjeeling. Mais ce sont pour la plupart des immigrés tibétains.
On me présente un jeune guide qui doit ma guider dans la capitale du Bengale.
Calcutta est une ville très vivante et très attrayante. Le climat y est tempéré, les hivers très doux et les étés moins torrides que ceux de la plaine du Nord de l’Inde. La saison des pluies est cependant difficile pour un occidental. L'air chaud et humide rend l’activité physique pénible et la bourbouille est presque inévitable pour un blanc.
Les Bengalis sont un des groupes les plus proéminents de la communauté hindoue. Ils forment une très belle race et l’on rencontre souvent parmi eux des personnes de grande beauté. Un certain nombre d’entre eux ont une intelligence affinée souvent supérieure à celle des hindous des autres provinces. On les rencontre d’ailleurs dans toute l’Inde où ils occupent des postes de première importance en politique, dans les affaires ou dans les professions libérales. Beaucoup d’entre eux sont des artistes remarquablement doués, surtout pour la musique. Ils sont en général très religieux, à tempérament mystique et ont donné à l’Inde un nombre important de sages et de saints.
Bien qu’on puisse parler d’un groupe ethnique Bengali cohérent, on rencontre parmi eux des types raciaux des provenances les plus diverses. Une partie d’entre eux, surtout ceux de l’est du Bengale présente les caractéristiques marquées des races aryennes telles qu’on les trouve sur les rives du nord-ouest de la méditerranée. D’autres ont un teint brunâtre — certains même sont franchement noirs- et semblent être apparentés aux races dravidiennes du sud de l’Inde. Un troisième groupe a très nettement les caractéristiques des races jaunes, ce qui est probablement dû à une infiltration venant de l’Assam. On rencontre bien entendu tous les types intermédiaires entre les trois groupes.
Psychologie des hindous
La psychologie des bengalis et des hindous déconcerte souvent les gens d’Occident. Les différences de mentalité entre l’Inde et l’Occident ont souvent été exagérées. Il ne faudrait pas aller jusqu’à dire avec Kipling que l'Orient et l’Occident ne pourront jamais se rencontrer car les archétypes fondamentaux de la race humaine sont partout les mêmes et les différences ne se manifestent qu’à certains points de friction. Le «choc des races »est un mythe créé par Ceux qui ne voient que la diversité de surface et oublient l’unité fondamentale de tout ce qui respire. Cependant, il est vrai que la structure psychologique de l’hindou moyen présente de considérables différences avec celle de l’occidental. Faire une étude de psychologie comparée dépasserait le cadre de ce livre. Cependant, je crois que cette étude pourrait se cristalliser autour de trois points fondamentaux qui sont en quelque sorte les centres des principales divergences entre les deux types de mentalité.
1. En occident, surtout depuis la révolution française, l'importance donnée à l’être humain en tant qu’individualité est primordiale. La valeur d’un homme se juge à sa « personnalité », à l’autorité qu’il a sur son entourage, à son intelligence, à sa capacité de commander, de décider, d'organiser etc … L’individu veut être un centre de force. Les qualités qui exaltent et affirment la valeur personnelle de l’individu sont celles qui sont spécialement admirées et encouragées : le courage, la fierté, la fermeté etc… En Inde, le sens de l’individualité est plus estompé. Pour les masses, cela est dû à leur mode de vie primitif près de l’instinet grégaire. Pour les élites — et une civilisation se juge à son élite- la cause est plus profonde. Elle se trouve dans l’enseignement des RISHIS de l’Inde, des sages anciens et des grands sages modernes. Cet enseignement à imprégné très profondément la mentalité hindoue depuis des millénaires. Ces sages enseignent que ce que nous appelons notre personnalité, notre individualité est un faux «Moi», UN usurpateur qui nous empêche d’être véritablement heureux. Notre véritable « moi » est cette conscience impersonnelle qui se retrouve dans tous les êtres. Il en découle que les qualités qui expriment l’effacement de la personnalité sont encouragées et admirées. En Inde, l'humilité attire des éloges. Un homme politique en vue, s’il est humble et effacé, attirera plus facilement la sympathie des masses. Il n’est pas rare de rencontrer des gens qui sont fiers d’être humbles. En Occident, en dehors des cercles monastiques chrétiens, l’humilité est assez mal vue. On la considère comme l'expression d’un complexe d'’infériorité ou d’un manque de virilité, L'occidental nouveau venu en Inde avec son port de tête haut, son regard fier, son pas décidé, son verbe net, choquera profondément l’hindou qui y verra l'expression d’un égotisme exagéré. En revanche, l'homme d'occident regardera avec un sourire goguenard voir même méprisant l'attitude humble de l’hindou, sa tête basse, sa voix douce. Il prendra pour de la servilité ou de la timidité ce qui pôur l’hindou est l’expression d’une haute culture.
Il est intéressant de comparer les réactions des deux types face à la colère. Prenons l’exemple de deux individus ayant une discussion. En Occident, si l’un d’eux lève le ton et lance une injure à l’autre, la réponse viendra comme une surenchère : « vous en êtes un autre monsieur ect… » et la querelle s’envenimera de plus en plus jusqu’à ce qu’ils en viennent aux mains. La réaction de l’hindeu moyen est pour nous extrêmement déconcertante. Si on lui lance une parole dure ou coléreuse, loin de se rebiffer, 11 battra en retraite. Il sourira — souvent d’un sourire jaune- faisant semblant de croire que l’interlocuteur voulait plaisanier. Il se lancera dans des explications pour s’excuser et essayera par tous les moyens d’apaiser le coléreux.
Un occidental jugera très sévèrement cette attitude qu’il considérera comme de la lâcheté ou comme un manque de dignité. Peut-être en est-il ainsi dans un certain nombre de cas, mais cette attitude est basée avant tout sur les conventions sociales admises par la société hindoue au sujet de ce qui est bien et de ce qui est mal. Celui qui se met en colère nuit à lui-même plus qu'aux autres. C’est comme si on ramassait avec la main des charbons ardents pour les lancer sur un adversaire. La colère est une des manifestations primordiales de l’ego. C’est pourquoi il est considéré comme sage d’apaiser un coléreux et surtout de ne pas se laisser contaminer par ce vice qui — avec la luxure et l’avidité- est une des « trois portes de l’enfer ».
2. En Occident, l’évolution du progrès matériel nous enferme petit à petit dans un cadre et des conditions artificielles qui ont sevré notre contact avec les influences de la nature. Cela donne une mentalité centrée autour de la pensée consciente et logique. La part donnée à l’instinet et à sa forme supérieure, l'intuition tend à se minimiser de plus en plus. L’occidental cultivé regarde les inspirations qui viennent de cette source avec méfiance ou avec mépris et les néglige le plus souvent. Les connexions qui les relient à l'inconscient sont plus ou moins atrophiées.
En revanche, l’hindou moyen — surtout celui des villages et des petites villes- est bien plus proche du type humain primitif car il vit plus près de la nature et dans des conditions qui lui rappellent constamment qu’il est partie intégrante de son cadre naturel. Ses rites religieux sont intimement liés aux phénomènes naturels. Le matin, il salue le soleil levant et le soir, fait ses prières face au soleil couchant. Le mois commence à la nouvelle lune et la pleine lune est un jour de fête. Les choses ont bien changées depuis les temps védiques où chaque acte religieux était une communion avec le « Grand Tout » et chaque phénomène naturel était présidé par un « DEVA ». Néanmoins, l’hindou a préservé dans son subconscient l’habitude de voir la nature comme une chose vivante et consciente animée par des dieux et des esprits et où tout ce qui existe est l’expression d’une seule grande force consciente.
Pour employer le langage de la psychanalyse moderne, l’himdou a conservé le cordon ombilical qui le relie aux influences de l’Inconscient. C’est pourquoi, la structure de son idéation, le rythme de sa pensée est quelque fois déconcertant pour un homme d'Occident.L'hindou réagira souvent aux suggestions de la pensée instinctive ou à l’intuition. L'importance donnée à la pensée claire et logique cédera fréquemment le pas à l’impulsion émotive ou à une inspiration venant de l’Inconscient. Pour un occidental, le fil de ses idées apparaîtra quelque fois confus et manquant de clarté, rappelant peut-être la « pensée prélogique » du primitif. En revanche l’hindou taxera sans doute notre idéation précise et rationnelle d’intellectualisme desséché.
3. Le tempérament foncièrement religieux et mystique de l’hindou est un élément capital qui conditionne d’une manière considérable la psychologie de l’hindou. Pour la majorité des occidentaux, la religion est un produit de complément quand elle n’est pas complètement ignorée. En revanche, l’hindou est imprégné de religion jusqu'à la moelle. Même ceux qui font profession d’athéisme ont conservé cette marque dans leur subconscient. Pour l’hindou religieux, les rites et la vie sociale sont étroitement enchevêtrés. Ses pensées, sa conversation et ses actes seront souvent une expression de ce tempérament religio-mystique. S’il voit un site naturel magnifique, il pensera automatiquement que c’est un endroit rêvé pour y faire construire un temple tandis que l’occidental songera à un hôtel.
Chez beaucoup dhindous, le spectacle de la beauté féminine évoque des associations d’idées religieuses car depuis leur enfance, ils ont été entourés d'images de DURGA, de KALI, de SITA, de RADHA et ont appris à les vénérer comme des expressions du Divin. L’Inde, surtout dans les grandes villes s’occidentalise de plus en plus. Mais l’inconscient collectif, les archétypes de la race hindoue sont sans doute presque les mêmes qu’aux temps védiques. En outre, la psychologie religieuse de l’hindou est sur bien des points différente de celle de l’homme religieux d’Occident. Dans les religions d’origine sémitique, Dieu et son adorateur sont considérés comme deux entités totalement distinctes et la dévotion sera toujours plus ou moins mélée de respect ou de crainte. Pour l’hindou cultivé, le Divin étant l’essence même de tout ce qui existe, il le trouvera avant tout dans son propre cœur et l’acte d’adoration se fera dans une attitude de tendre familiarité.
L'hindou moyen divinise facilement toute chose et tout individu sans perdre de vue leur place dans la vie de tous les jours. L'hôte de passage est considéré comme sacré. il est NARAYANA, un aspect du Divin. Avant de le servir. le chef de famille fera quelquefois un PUJA (service religieux) similaire à celui qu'il fait à l’idole qui recoit ses dévotions journalières. Mais son SEVA (service) terminé. l'hôte-NARAYANA sera à nouveau pour lui le miséreux sans ressources. La vache est sacrée mais cela n'empêche pas son berger de la frapper durement quand elle s’écarte trop loin du pâturage.
L'himdou religieux doit considérer son épouse comme l'incarnation même de LAKSHMI (un aspect de la divine Mère) ei pour l’épouse, le mari est Dieu lui-même. !ls doivent élever leur fils dans un esprit de SEVA (servie } à GOPALA (Krishna enfant) Cette attitude envers la vie sociale et ses obligations est inconnue de l'homme religieux d'Occident. Ainsi, il en résultera souvent une incompréhension entre ces deux mentalités et de nombreux malentendus car les mots qu’ils utiliseront auront une valeur différente pour chacun d’eux.
Dans les grandes villes telles que Calcutta. les classes cultivées alignent de plus en plus leur mentalité à celle de l'Occident.