Chapitre V

Arrivée en Inde


15 janvier 1951. J'arrive à Madras par un avion d’Air India. J’atterris à TIRRUCHIRAPALI, l’aérodrome. Un autobus me conduit à Madras. La terre de cette région de l’Inde semble sèche et aride. Quel contraste avec la richesse exubérante de la végétation cingalaise !
Les hindous sourient moins souvent que les cingalais. Is semblent plus graves, plus réfléchis. Ils demeurent très affables et accueillants. Nous sommes loin de cette forfanterie un peu agressive qu’on rencontre quelque fois en Egypte et qui marque une façon peu heureuse de réagir à une indépendance nouvellement acquise.
Me voici donc en Inde. MA «terre promise ». Le 14 janvier, les indiens célébraient le MAKAR SHANKRANTI, le jour où le soleil change son mouvement vers le Nord. Une autre fête importante en Inde, le 6 mai l'UTTAR-YANA, la période où le soleil se déplace vers le Nord. Ces deux fêtes sont considérés par les hindous comme spécialement favorables pour toute entreprise d'ordre religieux ou spirituel. Pourtant, je n’éprouve pas cette joie que j’aurais dû ressentir. Peut-être est-ce la fatigue du voyage. Mais aussi je vais en Inde pour rencontrer les grands sages et les deux grands du Sud de l’Inde, Ramana Maharshi et Aurobindo ne sont plus.
Que sont donc nos joies et nos tristesses sinon un tissu d’illusion ? Notre esprit prend appui sur les fonctions de notre corps et colore le monde extérieur selon nos sensations internes. Si la digestion va bien, si notre force vitale fonctionne selon un rythme euphorique, le monde nous apparaît plein de promesses et d'espoir. Si nous sommes dans la phase dépressive, alors les journées ensoleillées perdent leur éclat, les glorieux paysages n’ont plus leur splendeur, les amis nous ennuient et tous nos espoirs semblent vains.



Madras le 16 janvier 1951

Ma chambre d'hôtel est très confortable. C’est plutôt un appartement. Trois grandes pièces : un salon, une chambre à coucher et une salle de bains. La nourriture est bonne mais assez réduite : restrictions alimentaires. L'Inde est au seuil de la famine.
Cet après midi. j'ai visité le grand quartier général de la société Théosophique à ADYAR. Le siège d'ADYAR est le centre mondial de cette vaste et intéressante organisation. La société depuis sa fondation par Madame Blavatsky à la fin du siècle dernier a pris un essor considérable. Les théosophes ont souvent été critiqués. T1 faut bien admettre que certaines de ces critiques sont justifiées. Néanmoins, cette organisation a joué un grand rôle dans la diffusion de la pensée Indo-Bouddhiste dans le monde occidental. De plus, beaucoup de ses adhérents ont fait et font un effort sincère vers la perfection spirituelle.
Le grand quartier d’ADYAR est très fréquenté car il fait partie des curiosités scientifiques de Madras. Le centre des bâtiments ouverts aux visiteurs protège une bibliothèque richement documentée avec une salle de lecture. Le hall d'entrée est vaste et agrémenté de colonnades.
Les murs sont ornés de fresques représentant les symboles des principales religions. Près de l'entrée du hall se trouve une statue en pied de madame Blavatsky et une autre du colonel Ulcot.
Les dépendances du centre d'ADYAR sont très étendues. Un parc immense entoure le bâtiment central. De nombreux temples d'appartenances diverses et de stvles variés ornent agréablement ce pare.
Je m'assieds dans la salle de lecture afin de consulter quelques livres. Un employé de la bibliothèque s’approche de moi et engage la conversation. Un madrasi long et mince parlant assez bien l'anglais. IT m’offre ses services pour me guider dans Madras. Je pense d’abord qu'il est un « grand cœur théosophique » à la recherche d’une bonne action mais je me souviens que nous sommes en Inde. Combien va-t-il me demander ? I] ne me demande que trois roupies par jour.
Je suis enchanté de ce guide. Il s’ingénie à me faire faire le plus d’économies possible et gagne largement ses trois roupies. Fini les taxis rumneux, nous ne prenons que les autobus. Je suis ravi de pouvoir enfin voyager démocratiquement et me mêler aux autochtones. Grâce à lui, je sors de ma tour d’ivoire. Nous circulons dans les quartiers populeux, entrons dans les cafés indigènes. Mon guide commande pour lui un de ces délicieux cafés madrasi copieusement accompagné d’IGLI et de DOSA' et moi la même chose bien entendu. Mon guide est heureux de gagner trois roupies par jour — une somme importante dans ce pays pauvre- et de pouvoir se régaler à l’œil. Je suis encore plus heureux que lui car sans le savoir, il a brisé la carapace qui m’isolait de l’hindou moyen.



Madras, le 17 janvier 1951

Cet après-midi, mon guide est revenu. Nous avons circulé dans les quartiers populeux de Madras. Cette foule indienne est vraiment étrange et prenante. Quelle misère pour certains, quel dénuement inimaginable dans nos pays ! Pour d’autres en revanche, richesse et abondance. Les SADHUS sont nombreux ici. Certains sont complètement nus, le corps couvert de cendres. Ce sont les NAGAS. D’autres portent la couleur orange ; un grand nombre est vêtu de blanc ou d’une autre couleur et porte sur son front la marque distinctive de sa secte : shivaïsme, vishnouisme, etc…



Les sectes de l’Inde

Les sectes de l’Inde apparaissent à première vue pour l’occidental moyen comme un fouillis inextricable.
En Occident, nous avons l’habitude que les choses soient bien classifiées, rangées selon leur ordre clair et symétrique. Nos religions ont leur dogme bien établi, leur clergé organisé selon des hiérarchies, leurs chefs.
Rien de tout cela dans l’hindouisme. La structure de l’esprit hindou est totalement différente sur bien des points de celle de l’occidental. L’hindou moyen est bien plus proche des souries de la nature que ne l’est le civilisé occidental.
Si nous regardons travailler la nature, la croissance d’un arbre, nous voyons qu’elle se fait par tâtonnement, lentement, sans hâte. Les branches poussent sans symétrie puis se couvrent de feuilles et de fleurs apparaissant en désordre. Les formes géométriques quand elles existent sont toujours imparfaites. Mais le résultat final est la majestueuse beauté d’un grand arbre.
L’Hindouisme a poussé comme un de ces immenses BANIAV, d’une façon apparemment anarchique et qui déroute notre esprit à première vue. Mais quand on l’a étudié à fond, on s’aperçoit que malgré leur extrême diversité, toutes ces sectes forment un ensemble et font de l’hindouisme une religion complète.
On pourrait se demander quel lien il peut y avoir entre le dualisme de MADHAVACHARYA et le monisme absolu de SHANKARACHARYA. Entre le NAGA qui ne possède même plus de vêtements pour couvrir sa nudité et le laïque religieux qui dépense une fortune dans un MAHAYAGNA.



1 IGLI et DOSA : préparation à base de farine et de riz. Spécialités du Sud de l’Inde.
2 MAHAYAGNA : littéralement : grand sacrifice. Oblation au feu faite en public avec un grand cérémoniel pendant une période plus ou moins longue, quelquefois plusieurs années. L'objectif du sacrifice est d'obtenir un bénéfice matériel, religieux (s’assurer un paradis après la mort) ou spirituel.


Tout cela devient clair quand on se souvient du principe de l’ADHIKARI BHEDA si souvent répété par les sages de l’Inde. Ce terme est difficile à traduire littéralement. Il signifie : la discrimination entre celui qui est prêt et celui qui ne l’est pas. La diversité des niveaux intellectuels et moraux des individus est un fait qu’on ne peut pas nier.
Les mêmes principes, les mêmes dogmes, les mêmes objectifs religieux ne sont pas valables pour tous. L’hindouisme tient compte de cette diversité, Chaque type humain depuis les paysans 1llettrés jusqu’à l’intellectuel le plus évolué y trouvera sa place, ses rites, les enseignements qui lui conviennent etc…
Celui qui est prêt à l’Adhikari pourra directement se consacrer au BRAHMA-GYAN, la connaissance du soi telle qu’elle est enseignée dans l’ADVAÏTA VEDANTA. Pour les autres, il y aura un échelon intermédiaire qui leur permettra de se perfectionner selon leurs capacités.
Personne n’exigera qu’un enfant d’école maternelle comprenne la philosophie de Spinoza. Il apprendra d’abord le BA-BA, à lire, à écrire. puis montera de classe en classe et finalement sa formation sera suffisante pour lui permettre d’étudier.
Du point de vue des religions occidentales. il n'existe qu'une seule vérité. Propager et enseigner autre chose serait un « péché contre l’esprit ». Une faute grave. Si donc la vérité est Une, pourquoi alors les sages de l'Inde enseignent-ils ou tolèrent-ils des doctrines imparfaites ?
Qu'est-ce que la vérité ? La vérité absolue est au-delà des concepts mentaux. On ne peut ni l'expliquer, ni l’enseigner. Mais on peut réaliser par expérience directe qu’il n'existe qu’un seul océan d’ « existence- conscience ». Le monde tel qu’il nous apparaît est une fausse vue.
Une vision prismatique qui ne nous semble telle que parce que réfractée à travers l’écran de nos formations mentales. Notre esprit est en quelque sorte le magicien qui fait surgir le monde phénoménal et masque le réel. Pour appréhender la vérité, il faut réduire cet esprit au silence total. Ainsi donc, tout ce qui peut être compris dans le cadre des pensées et des mots est par définition faux.
Le but des enseignements religieux, selon les sages de l'Inde n’est pas d'exprimer la vérité puisqu'elle ne peut pas être saisie par l'esprit: mais de rendre la personnalité illusoire, réceptive à une attitude qui permettra son effacement devant le Réel, au-delà des pensées et des mots. Et la coquille de cette personnalité illusoire, l’ego, peut être entamée d'innombrables façons différentes selon la structure mentale de chaque individu.
Il ne faudrait pas voir les sectes de l’Inde comme différentes factions religieuses opposées les Mes aux autres. Il n’est pas possible de faire un parallèle entre shivaïsme et vishnouïsme d’une part et catholicisme et protestantisme d'autre part.
À certaines époques et dans certaines régions d'Inde, il y a eut une grande rivalité entre différentes appartenances religieuses. Des faits historiques en font preuve, comme par exemple des batailles rangées entre sectes à la KHUMBA-MELA de HARIDWAR ou encore l’histoire bien connue du célèbre réformateur Vishnouïste du douzième siècle RAMANUJA.
Ce saint vivait et préchait au début de sa carrière à SHIRANGAM dans le Sud de l’Inde. Le Monarque régnant de la dynastie des CHOLAS KERIKALA CHOLA (appelé encore KRIMI KONDAA) était un fanatique shivaïste. Il ordonna à tous ses sujets de ne pratiquer que le culte de SHIVA. RAMANUIA refusa et le roi envoya des hommes pour le faire arrêter. RAMANUIJA s'enfuit alors vers MYSORE. Pour couvrir sa fuite. un de ses disciples se présenta au roi et le cruel monarque lui fit arracher les yeux.
RAMANUJA réussit à atteindre MYSORE. Le RAJA de cet état était VITALA DEVA qui était à l’époque de religion JAÏN. Il ui offrit l'hospitalité, RAMANUJA gagna la confiance du roi en guérissant sa fille qui était —disait-on- possédée par un BRAHMA-RAKSHASHA ( mauvais esprit très puissant). Le RAJA VITALA DEVA se convertit au Vishnouisme et prit le nom de VISHNU-VARDHANA.
Douze ans après, ayant appris que son persécuteur le roi CHOLA était mort, RAMANUJA revint à SHRI RANGAM.

De nos jours, l’intolérance religieuse semble avoir presque disparue en Inde.
Dans les milieux cultivés, 1l est fréquent que les dévots rendent des hommages à SHIVA ainsi qu’à KRISHNA, à RAMA, à KALT. Dans beaucoup de temples — si par exemple le temple est consacré à SHIVA- on peut voir autour du lingam central des images d’autres déités. Dans le KIRTAN ( chants religieux en public) les noms des déités de sectes opposées sont glorifiées à un pied d’égalité. ;
Certes, il existe encore des bigots attachés à une seule déité. Même pour ceux là, le particularisme ne va pas plus loin que le lancer de quelques flèches ironiques vers les sectes rivales,
Les grands sages de l’Inde ont fait une œuvre considérable pour la réconciliation des sectes. Que ce soit SHANKARACHARYA ou dans les temps modernes RAMAKRISHNA et son disciple VIVEKANANDA en enseignant que toutes les déités ne sont que différents aspects du même divin unique.
Dans beaucoup de familles, chaque membre — s’il est sincèrement religieux- choisit le plus souvent comme ISHTA-DEVA (déité tutélaire) la forme qui répond le plus à ses aspirations. Il pourrait arriver par exemple que le mari fasse ses dévotions à SHIVA, l’épouse à KRISHNA et peut-être un des enfants aux images de DURGA ou de KALI sans que cela ne devienne le moins du monde une cause de friction ou d’embarras entre les membres de la famille.
Il y a donc de nos jours non seulement une cohabitation pacifique des sectes, mais aussi une véritable interpénétration dans le cadre du SANATANA DHARMA (la religion éternelle, un des noms de l’hmdouisme).
Je n’entrerai pas dans une énumération détaillée de toutes les sectes ou appartenances car cela ne présenterait qu’un intérêt de curiosité. On peut dire que dans les grandes lignes, la pensée religieuse de l'hindouisme se divise en trois courants principaux : le shivaïsme, le vishnouisme et le Shaktisme.
Le shivaïsme semble être la secte la plus ancienne car on en trouve des traces aussi loin que dans le RAMAYANA de VALMIKI où l’auteur raconte que RAMA instaure un LINGAM de SHIVA à RAMESHWARAM (dans le Sud de l'Inde) après avoir tué son ennemi RAVANA. D'ailleurs, chose curieuse, le terrible démon RAVANA était lui-même un fervent adorateur de SHIVA. Le shivaïsme est la secte la plus représentative du traditionalisme hindou tel qu’on le rencontre dans les milieux orthodoxes.
Le Vishnouisme est d'apparition plus récente. Il aurait eu tendance à populariser une religion que les brahmines essayaient de monopoliser. Ses dieux, RAMA et KRISHNA, les avatars de VIISHNOU sont tous les deux dans la caste des KSHATRYAS (les guerriers). Le culte de la BHAKTI si commun de nos jours en Inde est principalement d'origine vishnouiste et a été popularisé par les trois grands PURANAS, le RAMAYANA. le MAHABHARATA et la BHAGAVAT PURANA.

Le Shaktisme. c'est-à-dire le culte du divin sous son aspect féminin. semble encore plus récent. Il a certainement surgi des restes du bouddhisme tantrique décadent. Pourtant, il y a une différence considérable entre les deux écoles principales du Shaktisme. La DAKSHINACHARA ( voie de la main droite) ressemble beaucoup aux cultes de dévotion du vishnouisme. Le VAMACHARA (voie de la main gauche) utilise l'union sexuelle dans ses rites comme le faisaient les membres du VAIRAYANA bouddhiste.

Presque toutes les sectes innombrables de l'hindouisme peuvent se rattacher à un de ces trois courants.



Le culte des idoles

Mon guide s’est mis en tête de me faire visiter les principaux temples de Madras. Nous sommes entrés dans un temple dédié à GANESHA, ici à SKANDA (nommé aussi SUBRAMANYA) le dieu de la guerre trés populaire dans le sud de l’Inde.
Les dieux de l’Inde, leurs idoles et leurs rites religieux (PUJA) ont souvent scandalisé les missionnaires chrétiens et ont été un motif de sarcasme pour beaucoup d’occidentaux. Ce serait une grave ‘rreur de croire que les hindous sont des idolâtres dans le sens péjoratif que nous donnons à ce mot et de les comparer aux noirs d’Afrique ou aux païens dénoncés dans de nombreux pas ages de la Bible.
L'adoration des images et des idoles semble relativement récente dans l’hindouisme. Elle ne date probablement pas de plus de deux mille ans. On n’en trouve pas de trace ans les VEDAS et les UPANISITADS. Les anciens Aryens adoraient certes les forces de la nature personnifiées : IMDRA, VARUNA, ect… Ce n’était pas un culte de BHAKTI (dévotion), mais plutôt des ri.:s magiques dans le but de les rendre favorables. Hs ne semblent pas avoir pris des symboles visibles autres que la flamme. I] est probable que le culte des idoles soit venu des aborigènes dravidiens et autres.
Le grand sage du Pungale RAMATIRTHA fit une déclaration étonnante à ce sujet dans une de ses conférences, Il voulait prouver « from external as well as from internal evidence » c'est-à-dire par des faits historiques appuyés par son intuition que ce sont les chrétiens qui ont importé le culte des idoles en Inde.
L'apôtre Saint Thomas vint en Inde dans la région de Madras. I fit de nombreux convertis dont il existe encore de nos jours des descendants. Mais il me paraît douteux qu’un disciple direct du Christ, encore imprégné des idées du vieux testament où l’adoration des images est considérée comme un péché capital ail eu recours à ce procédé. Même en admettant qu’il le fit, il est peu vraisemlable qu’une poignée de chrétiens ait eu suffisamment d’influence pour transformer d’une manière aussi fondamentale la masse de l’hindouisme.
RAMATIRTHA ajeuse que le plus ardent prosélyte du culte des idoles, le grand réformateur vishnouiste RAMATIUJA (douzième siècle) avait comme maître un chrétien thomiste. Mais je doute que ce fait ait ‘+3 confirmé historiquement.
Le culte des idoles est indissociablement lié à la science de la BHAKTI (dévotion). J’’emploie à dessein le mot « sc € 1ce » car la dévotion telle qu'elle est pratiquée en Inde dans les milieux cultivés est loin d':te une manifestation déréglée d'émotions religieuses. Les émotions religieuses et leur € o tion, la manière de les diriger, de les purifier et de les entretenir ont été soigneusement é u liées dans de nombreux ouvrages, En particulier ceux du vishnouisme et ceux du DAKSHIr ACHARYA TANTRA et dans les hymnes des ALVARS du Sud de l'Inde. Un jour, à FLINDAVAN, capitale du vishnouisme et du culte de la dévotion. un pandit vishnouiste b:en connu fit une démonstration à ce sujet au cours d'un de ses KATHAS (conférences religieuses). Tout en développant le thème de la conférence, le pandit passa tour à tour par des états d’émotions religieuses les plus variées. Depuis la tristesse et les larmes invoquant « le bien aimé » jusqu’à la joie délirante que donnera la première vision du divin. Le pandit pouvait à volonté donner cours à une émotion puis brusquement il la coupait et passait à une autre. Il signifiait ainsi que BHAKTI signifiait « jouer avec les émotions » et non être leur jouet. Le but fondamental de la BHAKTI est de maîtriser l'élément dynamique de notre esprit, c'est-à-dire, l'élément affectif et de le dévier vers le divin. L'idole n’est qu’un point d'appuie, un diagramme pour fixer l'esprit sur un point tangible. L'hindou cultivé ne vénère pas l'idole en pierre ou en bois, mais le symbole qu’elle représente.
La fête annuelle du DURGA-PUJA (aux environs du mois d'octobre) célébrée avec beaucoup d’éclat au Bengale illustre bien ce fait.
La fête commence le septième jour de la lune ascendante et finit le dixième. L’idole est généralement commandée spécialement pour cette occasion à un artiste. Elle est de taille humaine, richement décorée de ses idoles. Le rituel du premier jour de la fête est centré autour de ce qu’on appelle le PRANA PRATISHA, brahmine expert dans les PUJAS (adoration rituelle) en face d’un public plus ou moins nombreux selon les circonstances.
Le deuxième jour, l’idole est censée être devenue une JAGRAT MURTI (idole éveillée). Le rite régulier d’adoration se fait selon les formules consacrées spéciales au DURGA PUJA.
Le troisième jour est la cérémonie des adieux à l’idole. Les MANTRAS et les MUDRAS (formules sacrées, gestes rituels) du prêtre ont pour objet de retirer l’insufflation de vie qu’il a donné le premier jour.
Enfin, le quatrième jour de la fête, le VIIAYA DASHANI qui est le dixième jour de lune ascendante, l’idole ayant jouée son rôle, est noyée en grande pompe (et avec beaucoup de vénération) dans le Gange ou une autre rivière selon les localités.
La tendre familiarité que les hindous ont avec leur Dieu et le divin en général est un autre aspect de la dévotion des hindous particulièrement frappant pour un observateur d’occident. Dieu est avant tout et en dernière analyse l’'ANTERYAMIN (le maître intérieur), celui qui réside dans notre propre cœur et qui n’est autre que l’essence même de notre personnalité. D'ailleurs les hindous ne manquent pas de blaguer leurs dieux à l’occasion. Il est vrai que le plus souvent, il s’agit de ceux des sectes latérales. L'histoire suivante racontée dans les PURANAS en est une illustration.
Shiva dans son aspect propice est réputé comme étant un dieu bon enfant. Son culte est des plus simples. Un peu d’eau, quelques feuilles de l’arbre BEL offerts avec dévotion suffisent pour le rendre favorable. D'ailleurs il est touché par la moindre marque de dévotion et sa bonté frise quelque fois la naïveté. Parmi ses fervents adorateurs, il y a même des démons (ASURAS)
L'un de ses démons (ou titan) nommé BASMASURA fit jadis de sévères austérités afin d'obtenir un DARSHAN (vision) de Shiva. Au bout d’un certain temps, Shiva touché par sa persévérance lui apparut et lui demanda ce qu’il désirait, l’autorisant à formuler un vœu. BASMASURA répondit qu’il désirait un pouvoir magique. Le don de pouvoir réduire en cendre les personnes sur les têtes duquel 1l poserait sa main. Shiva lui accorda ce don. BASMASURA ne se tenant plus de joie, voulut essayer immédiatement l'efficacité de ce pouvoir magique et tenter de poser sa main sur la tête de Shiva lui-même. Ce dernier ne pouvant retirer le don qu’il avait octroyé n'eut qu’une solution : s’enfuir à toutes jambes, Et BASMASURA de le poursuivre afin de s’assurer de l’efficacité du pouvoir magique qu’il venait d’obtenir. Vishnou voyant Shiva en difficulté entreprit de venir à son secours. Il prit la forme d’une MOHINI (femme séductrice) et apparut devant le démon, lui lançant des regards aguichants. BASMASURA aveuglé par l'amour en oublia de courir après Shiva et suivit la MOHINI.
La séductrice ne refusa pas ses avances, mais lui dit qu’un rite purificateur serait de rigueur. Elle lui fit prendre un bain dans un étang tout proche, puis lui assura qu’une danse rituelle était nécessaire. Elle recommanda à BASMASURA de bien la regarder faire et d’imiter scrupuleusement tous les mouvements. Elle commença la danse et BASMASURA. toute son attention tendue imita les gestes. La cadence des jambes. le mouvement ondulant des bras. Puis elle posa une main sur la tête, BASMASURA en fit autant sur la sienne et le pouvoir magique que lui avait accordé SHIVA se montra efficace car il fut réduit en cendres lui-même.
La familiarité des hindous envers leur ISHTA-DEVA (déité préférée) est calquée sur les relations inter humaines sublimées.
CHAITANYA MAHAPRABHU, le grand réformateur du vishnouisme (seizième siècle) et une des plus grandes autorités en matière de BHAKTI (dévotion) a classé les relations entre adorateurs et dieux en cinq catégories.
Le DASYA-BHANA où l’adorateur se considère comme le serviteur fidèle du grand maître. Le VATSALYA-BHAVA : Dieu est considéré comme un fils ou un enfant. Par exemple, l’enfant KRISHNA (GOPAL) ou BALA RAMA (l'avatar Rama comme garçonnet)
Le SAKHYA-BHAVA où l’on adore Dieu comme l’ami ou l’éternel compagnon.
Le SHANTI-BHAVA : Dieu est considéré comme un refuge de paix, ce qui correspondrait peut-être à l’aspect paternel du divin. Car chose curieuse, cet aspect n’est pas mentionné par les vishnouistes.
Enfin le MADURAYA-BHAVA, considéré-comme le point culminant de la dévotion et où Dieu est adoré comme le suprême bien aimé.
Le grand nombre d’idoles qu’adorent les hindous n’infirme en rien leur monothéisme. Chaque individu religieux et cultivé sait que toutes ces images ne sont que des aspects différents du seul Dieu et reçoit l’unité dans cette multiplicité.



Les vogis inconnus

Comme la plupart des temples d’Inde, les temples de Madras sont très fréquentés. Sur le parvis, des Sadhus attendent l’aumône sans la réclamer.
La plupart sont des hommes tout à fait ordinaires et leur accoutrement religieux ne peut guère masquer leur misère intérieure. Néanmoins dans ceite masse, peut-être y a-t-il, ignorés et inconnus quelques grands sages ou yogis de stature exceptionnelle. C’est une croyance largement répandue dans l'Inde que des grands sages et yogis errent de par le monde dissimulant volontairement leur identité et prenant les aspects les plus déconcertants. Les disciples de RAMAKRISHNA racontent cette histoire dont le maître fut lui-même le témoin : «Il advint un jour qu’un Sadhu. un « fou de Dieu » vint au temple de KALTI de RANI RASMANI ( le temple de DAKSHINDSHAR) où SRI RAMAKRISHNA vivait alors. Un jour, le SADHU ne reçut pas son repas et bien qu’ayant faim, ne le réclama pas.
Voyant un chien qui dévorait les restes d’un festin qui avaient été jetés dans un coin, il s’approcha de lui, l’embrassa par le cou et lui dit :
« Vieux frère, comment se fait-il que tu manges tout seul sans partager avec moi ? »
Tout en parlant, il se mit à manger en compagnie du chien.
Quand il eut fini son repas en cette étrange compagnie, il entra dans le temple de KALI et pria avec une telle ferveur que le temple semblait en vibrer. Quand il eut terminé ses prières et fut sur le point de partir, SRI RAMAKRISHNA dit à son neveu HRIDAY de surveiller l’homme, de le suivre et d'essayer d'engager une conversation pour voir ce qu’il pourrait dire : HRIDAY le suivit à distance. Quand le sage se retourna et demanda :

« Pourquoi me suis-tu ? »
HRIDAY répondit :
« Vénérable ! Donnez-moi un enseignement ! »
Le sage répliqua :
« Quand l’eau de cette mare et le glorieux Gange apparaîtront identiques à ton regard, quand ton oreille ne percevra pas de différence entre le son de cette flûte et le bruit de cette foule, alors tu atteindras l’état de la vraie connaissance »
HRIDAY retourna répéter ces mots au grand Maître qui fit la remarque suivante :
« Cet homme a atteint le véritable état extatique, la vraie connaissance. Les SIDHAS (les parfaits) errent de par le monde quelque fois semblables à des enfants ou à des esprits impurs, voire même à des fous. En vérité, ils cheminent sous de nombreux déguisements »!
Sur le parvis de l’un des temples, alignés avec de nombreux autres, un Sadhu attire particulièrement mon attention. Son visage lumineux est encore embelli par un tendre sourire. Ses yeux sont rouges comme il arrive souvent à ceux qui pratiquent une méditation intensive. J'aurai aimé lui adresser quelques mots, mais l’obstacle du langage doit rendre toute discussion impossible. Je lui souris. Il répond à mon sourire.
Mon guide et moi passons de temples en temples. Dans l’un d’eux, le prêtre distribue des cendres aux fidèles (restes d’une oblation au feu) et de la poudre de carmin qui avait probablement servi à décorer l’idole du temple. I] me regarde et après un moment d’hésitation, me fait participer à la distribution. Je suis touché par cette marque de confiance. Quelle intense vie religieuse dans ce pays ! Celle de l’occident me semble bien terne à côté.
Le soir, je prends le train pour Pondichéry accompagné jusqu’à la gare par mon guide fidèle et intéressé. Il insiste pour que je ne prenne pas des premières, mais des secondes. « C’est tout aussi confortable et moins cher » me dit-il.
Avant de partir, il réussit à me soutirer une roupie de plus que ce qui avait été convenu. Je la lui donne bien volontiers.


3 Adapté du texte anglais : « teachings of SRI RAMAKRISHNA, page 745