Chapitre X
BOUDDHA-GAYA
Le 31 janvier, je quitte Calcutta pour Bénarès. Le train passe par GAYA, un lieu de pèlerinage où tout hindou pratiquant va faire le PITRI-SHADRA, le rite annuel de procession aux ancêtres. Je m’arrête à GAYA non pour visiter cette ville, mais pour aller voir la célèbre BOUDDHA-GAYA à quelques kilomètres de là.
De la gare de GAYA, je prends un RIKSHAW { sorte de véhicule ressemblant à un tricycle et pouvant porter deux voyageurs) qui me conduit vers l’objet de ma visite. Un aimable chinois, professeur à l’école de SHANTINIKETAN m'accompagne. Nous avons fait connaissance dans le train et il se trouve que nos deux objectifs immédiats, BOUDDHA-GAYA et Bénarès sont les mêmes.
La route n’est qu’un chemin secondaire, Nous sommes passablement cahotés.
Peut-être était-ce sur cette même route que cheminait il v a près de deux mille cinq cents ans le MAHAKARUNITA (celui à la grande compassion, un épithète du Bouddha). C'était en apparence un moine ordinaire comme il v en avait beaucoup sur les routes de l’Inde Probablement. s’arrêtait-il de temps en temps devant la maison d’un village et prononçait la formule usuelle : « BIKSHAM DENT » (donnez-moi l’aumône) en présentant son bol où simplement ses mains. La nuit sans doute, il dormait sous un arbre sans crainte des tigres qui ne sont pas rares dans cette plaine. Que pouvait-i] craindre après avoir vécu plusieurs années dans la forêt d'URUVELA où selon lui. on rencontrait de telles horreurs qu'elles faisaient se dresser les cheveux sur la tête à tous ceux qui n'étaient pas des SAMYAMI (ayant acquis la parfaite maîtrise de soi). Dans cette forêt. pendant six ans, il était passé par les plus terribles austérités. Il comprit finalement que c'était une erreur : que mortifier la chair. s’imposes volontairement des souffrances était un fausse route. Pas plus que celle de la jouissance des plaisirs du monde, elle ne pouvait mener à l'illumination.
Son esprit était mûr maintenant et sans doute. sentait-il intuitivement que dans un ultime effort, il pourrait atteindre le SAMYAK-SAMBODHA. la Suprême Illummation.
Ainsi, il était parti à la recherche d’un endroit favorable, un lieu solitaire ayant des influences bénéfiques où il pourrait se consacrer entièrement à ses médiations.
Un moine cheminant sur les routes, mendiant sa nourriture à la recherche d'un TAPASYA-STHAW (endroit favorable pour une discipline spirituelle), était une chose banale à cette époque et l’est encore de nos jours en Inde. Néanmoins, la beauté physique de ce géant Népal. fils de roi, sa carrure d’athlète. son visage noble et pur devaient certainement attirer l’attention des ces gens de la plaine. Peut-être venaient-ils à sa rencontre avec des offrandes, se prosternaient-ils devant lui en demandant des bénédictions. Sans doute. les gens de GAYA (qui était déjà un lieu de pèlerinage à l’époque) lui avaient-ils indiqué ce lieu solitaire — à une dizaine de miles de la ville- vers lequel il se rendait. D’autres ascètes sans doute avaient vécu là-bas. L'endroit était bien ombragé, il y avait un point d’eau et un village à côté. On répétait souvent : « Les gens sont simples, purs et charitables pour les moines » Le moine GOTAMA ne s'arrêtait que rarement dans les habitations des hommes. Sa demeure favorite était au pied d'un arbre. Un de ces magnifiques géants que l’on voit si souvent en Inde. H est né au pied d’un arbre. c’est là qu'il eut la grande illumination et c'est là aussi qu’à la fin de sa vic il quitta son corps physique pour entrer dans le PARANIRVANA. BUDDHA-GAYA n’était probablement qu’un tout petit village à cette époque ou peut-être n’y avait-il que quelques fermes isolées au milieu des champs. Il fait terriblement chaud en été dans la plaine de l'Inde. Un arbre aux branches touffues. rempart aux rayons d’un soleil implacable devint la demeure du moine. C'était un ASHWATA (Fieus religiosus), un arbre sacré. Peut-être aussi le DEVA (esprit) de l'arbre avait-il souhaité la bienvenue à ce noble ascète et l’avait-il imploré de venir s’abriter sous son ombrage.
Un jour — c’était au mois de WAISHAK, mois de mai- une jeune femme nommée SUJATA vint se prosterner devant le moine et lui fit une offrande avec beaucoup de dévotion. Ce n’était pas une offrande ordinaire. C'était du PAYASAM qu’on n’offre qu’aux dieux et dans des circonstances spéciales. Parmi la meilleure des variétés de riz, chaque grain avait été soigneusement trié. Ce riz avait bouilli pendant des heures dans du lait de vache jusqu’à condensation du lait. Puis il avait été sucré, peut-être même avec du miel. Des fines épices, des amandes sèches, des pistaches et des raisins secs y avaient été ajoutés afin d’en faire un met digne des dieux.
GOTAMA lui demanda la raison de cette offrande inaccoutumée. SUJATA était une femme mariée, riche et heureuse, mais quelque chose manquait à son bonheur. Elle avait un désir éperdu d’avoir un fils.
Un moine ne doit pas parler aux femmes, surtout quand elles sont jeunes et belles. Pourtant il semble que SIDDHARTA prolongea la conversation car il venait de découvrir une chose étrange. Depuis toujours, il avait pensé que tout était misère en ce monde et que tout ce qui respire gémit sous le poids insupportable des trois souffrances’. Pourtant, devant lui il y a avait cette jeune femme qui était heureuse. désirait vivre et donner la vie. Quelle chose étrange !
Les écritures bouddhistes nous disent que ce repas de riz au lait eut un effet des plus extraordinaires sur celui qui devait devenir plus tard le Bouddha (lilluminé). Ce fut comme si une flamme ardente s’était allumée dans son esprit, remplissant tout son être et ne lui laissant plus de trêve. Un seul désir le possédait tout entier : atteindre l’Illumination tout de suite. sans délai.
Il s’assit sous l'arbre et prononça ces paroles devenues célèbres :
« Ma peau, mes tendons et mes os peuvent se flétrir: ma chair et mon sang peuvent se dessécher dans mon corps ; mais je ne quitterai pas ce siège avant d’avoir atteint la parfaite illumination »*
C’est ce que nous disent les écritures bouddhistes. Mais que s’est-il donc passé exactement ? Comment cette nourriture si simple a-t-elle provoqué un effet aussi extraordinaire ?
Les sages hindous enseignent que notre esprit est non seulement profondément influencé par la nourriture mais aussi que le mental est constitué par la partie subtile des aliments que nous ingérons. (voir CHANDOGYA UPANISHAD).
« JEÏSSA ANNA TEÏSSA MANNA {telle notre nourriture. tel notre esprit) est un dicton populaire en hindi. Or le PAYASAM offert par SUJATA étant une nourriture hautementSATVIKA (pure). La réaction mentale fut immédiate.
Cette explication n’est guère satisfaisante. Peut-être pourrait-on découvrir dans cet épisode de la vie du Bouddha le mécanisme psychologique de l’illumination.
Avant qu’il ne vit poindre le soleil de l’illumination, le moine GOTAMA eut à livret une véritable bataille psychologique. Ce fut l'attaque de MARA le « tentateur » qu'il repoussa victorieusement. Or cette tentation du mauvais semble courante sinon constante chez les grands mystiques.
L'illumination est en dernière analyse une dissolution de la conscience individuelle. de ce que nous appelons notre « moi ». notre «ego ». Avant l'illumimation finale. cet « evo west toujours présent même chez les plus grands des saints comme l’était déjà le BODHISATVA GOTAMA.
" Les trois souffrances : 1 ADHIBHAUTIKA : les souffrances occasionnées par des êtres vivants (animaux féroces, hommes). 2/ ADHIDAÏVIKA : celles dues aux phénomènes naturels (tremblements de terre. inondations etc…) 3° ADHIATMIKA : les souffrances venant de notre propre corps ou esprit (maladies. soucis etc…)
“ MAHANIDESA p 476.d'après la traduction anglaise de la « PALI TEXTS SOCIETY »
Cet ego n’est pas une chose simple. Schématiquement on pourrait admettre qu’il est formé par la torsion de deux forces opposées : l’une qui pousse vers la jouissance éperdue ; l’autre qui frêne cette tendance et essaye de la maîtriser. Dans le langage populaire de l’Inde, ce serait le BHOGI (jouisseur) et le YOGI (celui qui maîtrise). Chez l’homme du monde normal, ces deux forces sont dans un équilibre plus ou moins subtil. Chez le débauché, le BHOGI tient les rênes et le YOGI est relégué dans un coin. Pour l’ascète, c’est le contraire. Le YOGI est au premier plan et le BHOGI est refoulé, compressé dans un des recoins du subconscient. Ceux qui connaissent la mentalité d’un véritable ascète savent que l’ascète redoute une impureté plus que la mort même.
Pourtant, le BHOGI si méprisé cache dans ses mains malpropres la clé de l’illumination. L'illumination parfaite n’est possible que si l'esprit a goûté le bonheur parfait. Or tout ce que l’ego connaît du bonheur est dans les mains du BHOGI et le lui arracher n’est pas une chose facile. Ce bonheur est une « chose en soi ». Il faut en faire l’expérience, dénuée de toute trace de formation mentale de nom ou de forme.
Quand l’ascète, après un long entraînement a réussi à faire le silence dans son esprit purifié et s'appuie uniquement sur la « Conscience Pure », le réel surgit comme un océan de bonheur tendant à submerger la conscience individuelle. Ce bonheur a d’étranges parentés avec les jouissances du monde. Le premier effet que provoque son apparition est de soulever avec une intensité centuplée tous les souvenirs de désirs goûtés ou refoulés comme si une main mystérieuse venait d’ouvrir les vannes de l’inconscient.
C’est cela la tentation de MARA et c’est ce que provoque l’éveil de la KUNDALINI. Malheur à celui chez qui subsiste alors la moindre trace de faiblesse. Souvent (peut-être toujours) quand l’esprit de l’ascète est au point extrême de maturité, la vue d’un objet de jouissance agit comme « l’étincelle qui met le feu aux poudres » et déclanche le mouvement de la redoutable KUNDALINI. Ce fut peut-être ce qui se produisit avant l’illumination du Bouddha. SUJATA, cette jeune femme heureuse désirant un fils, cette nourriture des dieux, n’était-ce pas le résumé de toutes les jouissances que ce jeune prince avait abandonné : sa femme bien aimée, son fils RAHULA et toute la vie luxueuse d'un palais de roi ?
C’est sous cet arbre de Bouddha-Gaya, l'ASHWATA que se déroule ce formidable drame psychologique duquel surgit un homme et une doctrine qui devarent changer la face du monde.
L'arbre est d’une taille gigantesque et semble très ancien. Néanmoins. ce n’est pas celui-là même qui a vu l’illumination du TATHAGATA (celui qui a suivi la même route que les Bouddhas précédents) mais seulement un descendant né d’un rameau de l’arbre originel. Une plateforme en pierre a été construite autour de l’arbre. Ses puissantes racines disloquent la pierre par endroits. Le temple de Bouddha-Gaya se trouve à une courte distance de là.
Je m'’assieds une dizaine de minutes sur la plateforme au pied de l’arbre pour méditer. Mon compagnon, le professeur chinois ne semble pas apprécier ce genre de méditation. « Ils dorment » disait-il quand nous discutions sur la route des méditants et de leurs exercices. Mais au pied de cet arbre, une paix solennelle emplit mon esprit.
Je reviendrais quelques années plus tard à BOUDDHA-GAYA après une vie de pratiques spirituelles plus intenses et la vue de cet arbre majestueux sera à l’origine d’une expérience extraordinaire. Peu après mon arrivée, une joie triomphante remplit tout mon être. Les feuilles de l'arbre agitées par la brise m’évoquent des clochettes sonnant un Joyeux carillon de victoire. Sans doute, n’est-ce qu’un pâle reflet de la joie du JINA (le victorieux, un épithète du Bouddha) quand après sa victoire définitive sur les armées de MARA, la luxure, la colère, l’égotisme, il émergea « Gluhend wie eine sonne die aus den Bergen steigt » (éblouissant comme le soleil qui se lève derrière les montagnes. Zarathoustra de Nietzsche)
Il prononça - disent les écritures bouddhistes- les paroles suivantes :
« Innombrables sont les naissances à travers lesquelles j'ai erré, cherchant mais ne trouvant pas le constructeur de cette maison (l’Ego). Pénibles sont les naissances répétées. Maintenant tu as été aperçu, Ô constructeur de cette maison, plus jamais tu ne construiras de demeure (c'est-à-dire, de nouvelles naissances). Tes poutres sont brisées, ton toit est démoli, mon esprit est libre de SAMSKARAS (désirs subconscients latents), l’extinction du désir a été gagnée »'
Je ne saurai dire combien de lemps mon expérience dura dans sa pleine intensité. J’en ressentirai l’effet pendant les trois jours qui suivront de mon séjour à BOUDDHA-GAYA. A quoi l’attribuer ? Le pieux bouddhiste dira sans doute que c’est l’esprit du Bouddha spécialement présent en ce lieu ou bien le DEVA chargé de la garde du lieu saint qui m’a souhaité la bienvenue. Le psychologue moderne pensera peut-être que c'était simplement un phénomène de résurgence venant de l'inconscient. La vue de cet arbre aurait catalysé toutes mes émotions passées produites pas des lectures, des conversations au sujet de la vie du Bouddha. Je peux affirmer d'après une expérience personnelle de près de seize ans que chaque lieu saint possède une atmosphère spéciale dont l'influence se manifeste chez les sujets sympathisants et réceptifs par une émotion religieuse dont la tonalité varie avec l’endroit.
L'interprétation de ces faits peut être multiple. Il est certain qu’une vague mentale chargée d'émotion (et elle l’est toujours plus où moins) ne se perd pas dans le néant sans laisser de traces, La foi intense d’innombrables pèlerins venant dans un lieu saint depuis plusieurs centaines ou même plusieurs milliers d'années ne peut pas manquer d’imprégner et même saturer l'endroit de religiosité. D'autre part. il faut bien admettre que les vagues mentales. les pensées se transmettent d'homme à homme. C'est un fait qui peut être vérifié expérimentalement. Or une grande partie des visiteurs des lieux saints possède une foi intense et une charge émotive qui ne peut pas manquer d'influencer un individu sensible. En troisième lieu — et peut-être ce point ne rencontrera-t-il pas l'approbation de l’intellectuel occidental- chaque lieu de pèlerinage a comme origine une manifestation spéciale du Divin.
Par exemple, l'apparition de la sainte vierge à Lourdes, la vie de KRISHNA à BRINDAVAN, l'Illumination du Bouddha à Bouddha-Gaya. Pour le croyant. le pèlerin, c’est à la présence du Divin qu’il faut attribuer l'atmosphère spéciale du lieu saint.
Lors de ma première visite à BUDDHA-GAYA, le temple et la direction du lieu du pèlerinage sont entre les mains de prêtre hindous et les PANDAS (prêtres chargés de guider les pèlerins) font voir aux visiteurs - à part le BÔ-TREE (l’arbre)- une pierre portant les empreintes des pieds de VISHNOU, L’idole du temple recevait le PUJA (service religieux) journalier fait par un brahmane hindou et avait un aspect hybride rappelant à la fois les déités hindoues et les statues du Bouddha. Cette fausse situation donnait lieu à beaucoup d'abus. Heureusement. quelques années plus tard, le gouvernement de l'Inde mit la direction du lieu entre les mains des bouddhistes représentés par la MAHA BODHI SOCIETY.
Ma première visite à BOUDDHA-GAYA ne dure que quelques heures. Mon compagnon et moi prenons le train pour Bénarès dans l'après-midi méme. Ma deuxième visite quelques années plus tard durera plusieurs jours. J'irai au monastère tibétain dirigé par « RIMPOCHE ». envoyé spécial du DALAÏ- LAMA.
Au mois de novembre les pèlerins du Tibet viennent en grand nombre et campent en plein air sous les arbres. Tous les soirs, je viendrai me recueillir au pied du BO-TREE. C’est le moment où les moines du monastère s'assemblent au même endroit pour le service religieux, Sans l'avoir recherché, je me trouverai entouré de tous côtés par des LAMAS et des laïques tibétains.
DHAMMAPADA 15354
Le service religieux se compose de chants accompagnés d'instruments de musique tibétains : trompettes, tambours, etc…
La musique tibétaine a d’étranges résonances et ne ressemble en rien à ce que nous avons l’habitude d’entendre. Son harmonie est loin d’égaler celle des chants bengalis. Néanmoins, certains passages sont d’une étrange beauté. Cette musique éveille incontestablement des résonances psychiques et crée une atmosphère de magie et de surnaturel.
Les moines ayant pris l’habitude de me voir aux pieds du BÔ-TREE me considéreront presque comme l’un des leurs. Ils me souriront, me parleront familièrement et me feront participer à la distribution de la nourriture consacrée donnée à la fin de la cérémonie. La MAHA-BODHI society aura déjà pris en charge l’administration du lieu saint.