Chapitre II
Préparatifs du départ
La guerre étant terminée, je suis démobilisé. Tout revient progressivement à son rythme normal. De retour chez moi, je reprends mon travail de médecin. Ah! La profession médicale !
Des journées où on a à peine le temps d’avaler un repas à toute vitesse. Les nuits blanches, le coup de sonnette qui vous réveille à deux heures du matin alors qu’on espérait se reposer après une journée accablante. Le malade ingrat qui change de médecin alors qu’on s’était mis en quatre pour lui être utile. La poignante douleur de voir un bébé mourir quand on espérait le sauver, ayant eu recours à toutes les ressources de la science.
Certes le métier n’est pas fait que de servitudes. Il a aussi ses grandeurs. Le sourire de reconnaissance d’une mère dont l’enfant a été tiré d’affaire après une dangereuse broncho-pneumonie ou une typhoïde vous récompense de bien des peines. Le médecin n’est-il pas le prêtre du monde moderne, l’homme qui assiste à la naissance et à la mort? Certes, la médecine est un sacerdoce, ou du moins elle devrait l’être. Mais quand il faut voir trente à quarante malades par jour, il est bien difficile de conserver l’attitude du dévouement envers une humanité souffrante. Et que dire des honoraires ? Etre payé pour un acte de dévouement !
Et pourtant il faut vivre…
La médecine que nous pratiquons est une science qui n’a pas encore complètement dépassé le stade empirique. Certes, nous connaissons l’anatomie du corps humain et sa physiologie. Les médecins ont fait des progrès étonnants dans le domaine de la thérapeutique. Mais les lois fondamentales qui régissent le fonctionnement de la machine humaine nous échappent. Notre corps, le monde extérieur et l’univers constituent un ensemble qui réagissent en harmonie.
Quand nous traitons une maladie aiguë par exemple, nous bombardons le microbe d’antibiotiques, sans nous occuper de la cause profonde. La maladie est guérie certes, mais le déséquilibre qui l’a occasionné persiste et sera même accentué. Tôt ou tard, il se manifestera par une autre maladie ou un dysfonctionnement.
Le microbe a-t-il attaqué l’organisme par hasard et suffit-il de le détruire pour retrouver la santé ? Non, certes. Le germe n’a réussi à pulluler que parce qu’il a rencontré un terrain favorable. Et cela, par suite d’une rupture d’équilibre ou d’une disharmonie dans les courants nerveux. Cette disharmonie a souvent sa source dans la psychologie. Cette rupture d’équilibre ne peut être diagnostiquée et comprise que si l’on peut imaginer l’homme comme un ensemble, corps et esprit, ayant certes une individualité apparente, mais constamment soumis aux influences sociales, climatiques, cosmiques, etc…
La médecine psycho-somatique d’apparition relativement récente a attiré l'attention de praticiens sur l’influence considérable que peuvent avoir les perturbations psychologiques sur le fonctionnement de l’organisme. En fait, quand on va jusqu’à la racine même de notre esprit, on s’aperçoit qu’il n’est rien d’autre qu’une structure bâtie autour du fonctionnement et de la protection de notre corps. Autour de cette formation de base, viennent se superposer des superstructures de plus en plus raffinées ou sublimées. Le centre vivant qui anime tout l'ensemble, est l’instinet de conservation, la première vibration mentale qui donne son impulsion au centre respiratoire.
Nos émotions sont à leur base, des réactions de défense sur des « micro-maladies » ou de légers dysfonctionnements de notre corps. Par exemple, un point de rhinite ou de trachéite légers, mettra l’individu dans un état d’énervement qui se traduira par une colère si une raison externe se présente. Quelque fois même, il ira inconsciemment à la recherche de cette raison. «Il nous cherche des noises » dira son entourage. Le mouvement de colère entraînera une sensation d’aise instaritanée car il apportera un afflux de force nerveuse et une vascularisation plus riche à l’endroit malade.
La maîtrise de soi qui frêne les émotions pathologiques ( colère ect…) empêche la micro maladie de prendre de trop grandes proportions et cette dernière disparaît souvent d’avoir pu se révéler. D’autre part, plus les sensations produites par les micro maladies seront fines, plus la fabulation mentale autour d’un fait minime sera importante. Car la finesse des sensations produit une inquiétude vague dont le sujet ne peut définir la cause. Souvent, quand la maladie se révèle, il éprouve un véritable soulagement car il pense avoir découvert la cause de son inquiétude.
En fait, le point de départ de la « micro-maladie » sera sur un ganglion nerveux de la chaîne de voisinage avant même d’avoir atteint la muqueuse. Ceux qui pratiquent assidûment le yoga, peuvent prendre conscience du moment même où la maladie agrippe le point du ganglion nerveux. La prise de conscience se fait sur une sensation désagréable à cet endroit, accompagnée d’un malaise mental. Il existe toute une physiologie subjective connue des yogis.
Les systèmes. traditionnels de médecine de l’'AYUR-VEDA, la médecine chinoise, la médecine d’Hippocrate semblent avoir reconnu ces faits. Mais aux cours des temps, leurs principes ont été déformés et mal interprétés.
La médecine AYUR-VEDIQUE postule qu’à la base du fonctionnement de notre corps, il y a trois courants nerveux ou plus exactement, des courants de force vitale : KAFA, PITA et VAYU. KAFA est l’élément calmant, ralentissant et refroidissant. PITA est son inverse. Il accélère le fonctionnement de la force vitale, échauffe le corps et les organes. VAYU produit le mouvement , le dynamisme, l’énergétique.
L'individu est en bonne santé quand les trois forces réagissent en harmonie. Quand l’une d'elle est en excès ou en baisse, le déséquilibre se manifestera d’abord par des signes prémonitoires, puis viendra se localiser dans un organe vulnérable et l’individu tombe malade. Le traitement consistera donc avant tout à rétablir l’équilibre de ces trois forces. Par exemple, un rhume ou une bronchite seraient dus à un excès de KAFA. Le VAIDYA (médecin ayur-vedique) devra donc donner un médicament qui diminuera KAFA ou diminuera son inverse PITA.
Ces principes ont souvent été tournés en ridicule en Occident. Ils semblent en effet faire écho aux théories des médecins de Molière sur les tempéraments bilieux et Îlegmatiques. Mais ces théories étaient un héritage de la médecine d’Hippocrate probablement apparentée au système de l'AYÜUR-VEDA. Molière nous a montré une caricature du médecin. mais la caricature implique l’existence de l'image normale.
Il semble que dans les temps Védiques, le véritable médecin devait être en même temps un sage ou un yogi. Ce qu’on appelle la NADI-VIGYAN était une condition sine qua non de l’exercice d’une thérapeutique efficace. La NADI-VIGYAN est la science qui traite de la connaissance des courants nerveux subtils. Il y en a soixante douze mille. mais il suffit de connaître les courants principaux. Or, cette anatomo-physiologie subtile ne peut être connue que par une étude subjective qui passe par la filière du yoga : discipline morale. PRANAYAMA (maîtrise de la respiration) etc…
Ces principes ne sont pas applicables à la vie trépidante qu'on mène dans nos grandes villes modernes.
Le médecin moderne qui fait consciencieusement son travail est certes digne d’admiration. Sauver des vies humaines… Soulager des souffrances. Cela est excellent sans aucun doute. Mais la souffrance qu’on a soulagé sera vite remplacée par une autre. Sauver une vie humaine ? Ce n’est qu’un sursis. Tout ce qui est né doit mourir. C’est une règle qui ne souffre pas d'exception. Que faire alors ? Se résoudre au fatalisme résigné ? L’ataraxie ? Fuir dans le Nirvana ou faire comme le yogi qui se désintéresse du monde ? C’est ainsi que vous répondra l’homme de la rue. Car toutes les grandes choses ont leur caricature.
Il existe un chemin qui permet de sortir des limitations humaines, de vaincre la souffrance et la mort. Mais la majorité des humains n’en connaissent que la caricature. Ce n’est pas « l’opium du peuple » ni « se consoler de ses misères » en espérant un paradis après la mort. Il existe de nos jours — et j'en ai rencontré- des êtres humains qui ont essayé et réussi. J’ai vécu parmi eux et je suis encore sous la direction spirituelle d’un des plus grands d’entre eux. Est-ce du VEDANTA ou du YOGA ? Ou du bouddhisme ? A moins que: ce ne soit de la KABALLAH ou du soufisme ou peut-être de la théosophie ? Ce ne sont que des mots, des étiquettes sur des flacons. Et souvent l'étiquette est fausse ou le flacon est vide. C’est en nous-même que se trouve la solution du problème. Ce qui est réel en nous ne peut pas mourir. Ce qui est au centre de notre conscience est identique en tous les êtres. Ce qui est la base et le support de toutes choses qui ne peut être atteint ni par la souffrance ni par la mort est aussi l’essence même de notre personnalité.
Faut-il aller pour cela à Ceylan ou en Inde ? Certes non ! Mais peut-être était-ce mon destin d'aller au pays des grands sages. Peut-être aussi les conditions extérieures y sont-elles plus favorables à l’introspection et à une vie de recherche intérieure.
Mon objectif est de rencontrer un de ses grands sages « qui a réussi » et de bénéficier de ses conseils. Je prévois de visiter d’abord Ceylan et si possible de vivre une courte période dans un monastère bouddhiste. Puis j'irai en Inde. Je compte me limiter au Sud car les trois grands sages célèbres, RAMANA MAHARSHTI, RAMDAS et AUROBINDO vivent dans le Sud. En outre, je dispose seulement de deux ou trois mois.
Ce n’est pas simple de préparer un voyage. Que de formalités, que de démarches, que de complications pour quelques mois de vacances. D'abord, il faut deux visas, l’un pour Ceylan,l’autre pour l’Inde. Pour les visas, il faut des garants financiers. Pour obtenir un garant, il faut des lettres de recommandation etc. Je réserve une couchette sur un bateau, le « Felix-Roussel » qui m’emportera de l’autre côté du canal de Suez. Ensuite vient toute la série des vaccinations, des formalités bancaires pour les devises, les lettres de recommandation pour les monastères et les ashrams etc…
Eté 1950. Je fais un tour rapide à Paris pour aller à l’ambassade d’Inde. J’ai l’occasion de revoir Swami SIDHESWARANANDA de la mission RAMAKRISHNA. La mission a déménagée et s’était installée dans un somptueux édifice à Gretz, Le swami est toujours aussi cordial et avenant. Il me donne de précieux conseils et plusieurs lettres de recommandation précieuses : une lettre pour les centres de la mission RAMAKRISHNA en Inde, un mot pour DILIP KUMAR ROY de Pondichéry. Le swami me répète en effet qu’il est « le plus grand musicien de l'Inde ». Un mot également pour KUVALAYANANDA de LONAVLA près de Bombay. KUVALAYANANDA est une des plus grandes autorités en matière de science médicale moderne. Enfin, il me donne une recommandation pour aller voir RAMDAS, « un véritable JIVAN-MUKTA (libéré vivant)». Au milieu de notre conversation. le swami évoque la mort récente de RAMANA MAHARSHI en avril 1950 comme s’il était évident que je le savais. Or j'ignorais complètement cette triste nouvelle. Je reste quelques minutes bouche bée sans pouvoir dire un mot. J'ai l’impression qu’un parent ou un ami très cher vient brusquement de me quitter. Pourtant, je ne connaissais le MAHARSHI que par les livres…
Je profite de mon séjour à Paris pour rendre visite à quelques indianistes. L'indianisme est une science dont l’objet est non seulement d’étudier les textes sacrés sanscrits, les religions de l’Inde et sa civilisation, mais aussi de s’intéresser aux mœurs des habitants de ce grand pays, voire même à leur nourriture. Un de ces indianistes ayant été particulièrement aimable avec moi, je lui demande ce que je pourrais lui rapporter d’Inde pour lui être agréable. Je pensais en effet vraiment revenir au bout de deux ou trois mois…
Aller en Inde est pour moi comme aller dans la caverne aux trésors. Rencontrer les grands sages et leur enseignement à la source même, les vogis, les originaux des textes sacrés, l’étude de toutes les formes du yoga dans le pays où elles sont nées et où elles ont été enseignées depuis des millénaires. Et d’innombrables choses encore. Je désire rapporter un joyau de cette chambre aux trésors à l’indianiste pour lui marquer ma reconnaissance.
Il répond d’abord : « je n’ai besoin de rien ». Puis après un moment de réflexion : « Ah si ! vous pourriez enquêter pour savoir dans quelle mesure le… (il cita le nom latin d’une variété de lentilles) entre dans l’alimentation des hindous du Sud et si possible m’en rapporter un peu ». ;
La nature humaine est bien étrange. Je penserai souvent ‘à lui, quand assis près des grands sages, je verrais défiler la foule des visiteurs. Presque tous ont un désir où une supplique dans leur cœur ou sur leurs lèvres. Mais bien rare sont ceux qui désirent sincèrement la connaissance et la sagesse divines dont l’incarnation même est devant eux. La plupart préfèrent une mesquine faveur : la guérison d’une maladie, le succès à un examen, un avancement dans leur poste de fonctionnaire etc…
Je fais également une courte visite au siège des « amis du Bouddhisme ». J'ai la chance d’y rencontrer NARADA THERO, un célèbre moine bouddhiste de Ceylan, de passage à Paris. Il me fait cadeau — avec ses bénédictions- d’une feuille séchée du BÔ- TREE (FICUS RELIGIOSUS) qui est l’arbre sous lequel le Bouddha a vu la grande illumination. L’arbre originel était à Bouddha-Gaya. Celui qu’on montre maintenant à poussé sur un rameau de l'arbre primitif qui est desséché depuis longtemps. Il existe un autre BÔ-TREE à ANURADHAPURA à Ceylan qui a poussé sur un rameau apporté dans l’île par MAHINDA, le frère du célèbre empereur ASHOKA. Et ce rameau a été détaché de l’ancien arbre de BOUDDHA-GAYA. La feuille que m’a donné NARADA THERO vient probablement d'ANURADHAPURA ou peut-être aussi de KALUTARA (près de GALLE à Ceylan) qui a aussi son arbre.
Le BÔ-TREE est appelé dans les langues de l'Inde, ASHWATHA ou encore PIPAL. C’est le FICUS RELIOGIOSUS des botanistes. C’est un arbre de très grande vitalité qui peut atteindre une taille gigantesque. Quel spectacle magnifique que de contempler un de ces majestueux PIPAL assez communs dans les plaines de l'Inde. T1 pousse quelquefois comme un parasite Sur un autre arbre, parfois 1l surgit sur le mur d’une maison ou bien ses racines menacent de détruire les fondations d’un bâtiment voisin. Cela pose un problème car c’est un arbre sacré et il est interdit de le détruire.
Madame La Fuente me donna quelques lettres de recommandation pour des moines et laïques bouddhistes de Ceylan.
A Ceylan, je voudrais séjourner dans «l’Island Hermitage», le monastère de NYANATILOKA, le célèbre moine bouddhiste d’origine allemande. Une courte période de d'essai pour savoir si j'ai l’étoffe d’un moine. Ce dont je doute sérieusement.
J'apprends qu’un certain Mr N a fait un séjour dans ce monastère et vient de renter eil*rance. Je prends son adresse afin de lui poser quelques questions.
Comme au temps des apôtres
J'écris à Monsieur N. Il me répond par une lettre étrange. D'abord quelques détails sur l’Island Hermitage qui ne semble pas l'avoir enthousiasmé. C’est surtout, écrit-il, la peur de rencontrer des serpents et en particulier des cobras qui l’a fait retourner en France. La deuxième partie de la lettre est plus intéressante. Il m'’apprend qu'il est évêque d’une église libérale et que sa mission est d’aller de ville en ville, de maison en,maison pour conférer l’initiation et « transmettre le pouvoir » à ceux qui en sont dignes. Comme au temps des apôtres du Christ. Il me propose de me donner cette initiation. Ou du moins d’essayer.
Est-ce de la curiosité ? L’attrait du mystère ? Ou bien tout simplement l’attention du médecin attiré par un « cas » intéressant ? Je l’invite à passer quelques jours chez moi.
Je le reçois avec tous les honneurs dus à un hôte doublé d’un dignitaire d’église. Monsieur N est grand, mince avec un visage rêveur. Son regard souvent absent semble absorbé par son monde intérieur. Notre conversation porte d’abord sur Ceylan et le monastère bouddhiste. Ce sujet semble très secondaire pour lui. Seule.sa mission d’initiateur lui tient à cœur. Il donne à ses disciples rien de moins que l’initiation d’évêque. Et à leur tour, ceux-ci peuvent et même ont le devoir d’initier de la même façon. Une croissance en progression géométrique en quelque sorte.
Il me juge digne de recevoir le pouvoir divin… Il me prévient que nous commencerons le soir, après le dîner.
À vingt deux heures, j'attends que ma vieille gouvernante se retire dans sa chambre au premier étage. Je doute fort qu’elle apprécierait la solennité de cette cérémonie.
Cela se passe au rez-de-chaussée de la maison, dans ma salle à manger. Monsieur N me fait éteindre les lumières et allumer quelques bougies. Il en garde une à la main. Il me place à l’extrémité de la pièce et se met à l’autre extrémité.
Je le vois se livrer à des passes magiques et faire des gestes dont je ne saisis pas la signification. Il semble murmurer quelques formules. J’observe le spectacle car je suis curieux de voir ce qui va se passer.
- C’est fait, mais ça a été dur, dit-il au bout de quelques temps
Il semblerait que mon « centre mystique natal » faisait fortement obstruction à la pénétration du pouvoir. Mais comme il a perçu quelques lumières autour de ma tête, il en conclut que le pouvoir a été transmis, Me voilà donc évêque, purifié de toutes mes fautes et apte à donner l’initiation.
- Et maintenant, ne péchez plus, me dit-il.
Un peu plus tard, il ajoute :
- Après tout, je ne sais pas pourquoi je vous ai donné l’initiation. vous êtes meilleur que moi
Je dois avouer que je n’ai rien senti, ni avant, ni pendant, ni après la cérémonie. Monsieur N est retourné chez lui afin de poursuivre sa mission purificatrice…
Que dire ? Que conclure ? Mais à quoi bon juger? N'est-ce pas le même Divin qui apparaît à travers toutes les formes ? Le sage et le fou, le pur et l’impur, le saint et le tartuffe. « C’est sa LILA' » disent les sages de l’Inde.
LILA : littéralement : un jeu. Terme technique employé par l'école vischnouiste pour désigner la manifestation du divin dans l'univers.